L’ambiance est amicale et remplie de taquineries au dernier cours d’innu de la session à Montréal Autochtone. GENEVIÈVE GÉLINAS

Mini boom des langues autochtones à Montréal

Émilie Lavallée
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10 min readApr 21, 2017

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Par Raphaëlle Hannah Petitclerc-Vilandré, Geneviève Gélinas et Émilie Lavallée

Dans les cinq dernières années, le nombre de cours de langues et de programmes d’études autochtones a quintuplé à Montréal. Un pas vers l’autre pour certains, un retour aux sources pour les autochtones urbains, ce mouvement ranime des langues menacées un cours à la fois.

Ce soir à Montréal Autochtone, c’est le dernier cours d’innu de la session. Pour l’occasion, Myriam Thirnish, l’enseignante, a organisé une soirée bingo. Boulier, cartes à jouer, jetons colorés, popcorn et chocolats jonchent la grande table au milieu de la pièce. C’est au son d’une musique innue et le sourire aux lèvres que les élèves entrent, un à un.

« Kuei ! Je crois que tout le monde est arrivé, alors on peut commencer », salue avec ardeur Mme Thirnish. Une douzaine d’élèves sont assis autour de la table. Parmi eux, un étudiant se porte volontaire pour démarrer le bingo. Le défi de la soirée: prononcer les nombres uniquement en innu. Le cours se veut récréatif, les élèves ont donc le droit de consulter leurs feuilles de notes.

« Les cours sont davantage axés sur le dialogue et l’écoute. On fait toutes sortes de jeux durant la session. Aujourd’hui c’est le bingo, une autre fois c’était un rallye », mentionne l’enseignante.

La soirée bingo en innu de Montréal Autochtone.

La première étudiante à crier bingo est Marie-Claude André-Grégoire, une avocate en droit autochtone née d’une mère innue et d’un père qu’elle dit « blanc ». Elle s’est inscrite à ce cours gratuit pour apprendre la langue qu’elle entend depuis son plus jeune âge, mais qu’elle n’a jamais réellement comprise.

Pendant son enfance sur la Rive-Sud de Montréal, elle parlait autant le français à la maison qu’à l’école, ce qui lui a laissé des lacunes qui aujourd’hui l’attristent. « J’ai encore des tantes qui parlent seulement innu, elles comprennent quand je leur parle en français, mais elles ne peuvent pas me répondre. J’aimerais être capable de leur parler en innu », explique Marie-Claude en ajoutant que cette langue est le fondement de sa culture et de son identité.

Pour la jeune femme, cette identité est difficile à préserver en milieu urbain. Selon le recensement de la population de 2011 de Statistique Canada, à Montréal, seulement 350 autochtones sur 10 000 disent avoir pour langue maternelle une langue autochtone et 135 déclarent parler souvent une langue autochtone à la maison.

« Beaucoup d’Innus n’avaient pas les ressources nécessaires pour suivre des cours. Ils vont se reprendre maintenant en apprenant la langue et en l’enseignant à nouveau à leurs enfants, dit-elle. C’est comme une reprise d’identité générale et une conscientisation que les langues autochtones se perdent et qu’il faut donc y faire encore plus attention. » Marie-Claude répond d’ailleurs avec un grand enthousiasme lorsqu’on lui demande si elle compte apprendre l’innu à ses enfants. « C’est vraiment important. Déjà avec les enfants de mon frère, on essaie de leur parler en innu pour qu’ils comprennent la distinction, » dit-elle.

Plusieurs étudiants avaient en main leur feuille de chiffres et de nombres pour éviter les erreurs. GENEVIÈVE GÉLINAS

Rapidement, on se rend compte qu’il y a également des Français et des Québécois de souche dans la classe qui portent d’autres motivations.

Élizabeth Pruszynski, par exemple. Celle-ci a grandi en France, mais a des origines québécoises. Elle est d’ailleurs revenue au Québec pour renouer avec ses racines. « J’ai vite été mise face à mon ignorance. La situation dramatique de plusieurs populations autochtones et l’absence d’interaction avec eux m’ont poussé à m’y intéresser. C’est comme partout où l’on visite. Si je vais en Italie, je vais apprendre des mots d’italien, je vais en apprendre sur leur gastronomie, leur coutume, leur histoire. C’est la même chose ici », conclut-elle.

Le terme « autochtone » fait référence aux personnes des Premières Nations (Indiens de l’Amérique du Nord), aux Métis, aux Inuk (Inuit), aux Indiens inscrits ou ceux des traités.

Ces cours de langue se faisaient rares avant que Montréal Autochtone, un organisme qui oeuvre auprès des jeunes autochtones, décide d’en offrir. Pourtant, il y avait une forte demande de la part des communautés autochtones et l’urgence de maintenir ces langues vivantes est de plus en plus évidente.

Louis-Jacques Dorais, professeur retraité d’anthropologie de l’Université Laval et spécialiste des peuples inuits, présente des chiffres alarmants : « Au Canada, on dit qu’il y a entre 50 et 60 langues autochtones qui sont encore parlées. Là-dessus, on pense qu’il y en a trois ou quatre qui vont survivre jusqu’aux années 2050 ou 2060. »

Louis-Jacques Dorais, anthropologue et spécialiste de la question langue et identité inuite, explique des mots qui sont difficilement traduisibles en français.

D’après l’Enquête nationale auprès des ménages (ENM) de 2011, seulement 17,2 % de la population autochtone peut soutenir une conversation dans une langue autochtone, soit environ un Autochtone sur six au Canada.

Certaines langues ont déjà disparu, comme le huron-wendat. Cette langue iroquoienne était parlée sur la réserve indienne de Wendake, située près de la ville de Québec. « On estime qu’entre 1840 et 1870, les gens ont graduellement cessé de la transmettre aux enfants », mentionne M. Dorais.

Pour le professeur cela s’explique principalement par la disposition géographique de la réserve, enclavée dans la ville de Québec — aux limites du quartier de Loretteville. La nation huronne-wendate était très bien intégrée dans la société francophone de Québec, et les membres de cette nation était largement scolarisés en français. La proximité géographique de certaines réserves avec des zones urbaines a donc une responsabilité importante dans la disparition de certaines langues autochtones.

Langue autochtone et urbanité

Les Autochtones qui vivent en ville ou proche des grandes zones urbaines sont enclins à parler davantage français ou anglais. C’est ce qu’explique Véronique Legault, Mohawk, étudiante en linguistique à l’Université du Québec à Montréal (UQAM) et née sur la réserve de Kahnawake : « On n’est même pas à cinq minutes d’une autre ville, Châteauguay, donc les gens vont faire l’épicerie, vont magasiner là-bas et donc l’interaction avec une autre langue est constante. Cela a un gros impact sur la langue et sa transmission. »

Au recensement de 2011, la moitié des 1 400 685 personnes s’étant déclarées autochtones au Canada résidaient dans des agglomérations urbaines.

Bérénice Mollen-Dupuis, chargée de projet en éducation et programme de langues à Montréal Autochtone, explique que dans n’importe quel milieu urbain, le plus difficile est de garder sa langue vivante. Cela s’explique entre autres par le manque de contact entre les Autochtones d’une même communauté : « Par exemple, quand tu es un Innu qui vit à Montréal, il est difficile de rencontrer d’autres Innus, et forcément tu finis par parler davantage français ou anglais et par perdre progressivement ta langue. »

C’est cette situation qui amène les autochtones membres de son organisme à réclamer des programmes d’apprentissage de la langue. Lorsque le programme de revitalisation de la langue par le volet Initiative des langues autochtones (ILA) a été annoncé par le gouvernement en 2013, l’organisme Montréal Autochtone a sauté sur l’occasion. « La demande a été faite à Patrimoine canadien en décembre 2014, mais nous avons dû attendre jusqu’en septembre 2015 pour avoir l’aval et les fonds nécessaires », indique Bérénice Mollen-Dupuis.

L’innu est l’une des trois langues autochtones les plus parlées au Québec.

Depuis deux ans, ce sont des cours gratuits d’innu, de mohawk, de cree, d’algonquin et d’abénaquis qui sont offerts deux sessions par année, et la demande ne fléchit pas. « La première année, on a eu 62 élèves, mais cette année on en a eu 190. On devait avoir 10 personnes par classe, et finalement on a eu 22 », nous explique avec enthousiasme Mme Mollen-Dupuis. Cet intérêt marqué pour les cours a forcé l’organisme à refuser, à contrecœur, plusieurs intéressés.

Certains de ces cours sont d’une importance capitale dans la mission de préservation des langues autochtones, comme l’abénaquis, l’une des langues autochtones les plus susceptibles de disparaître. Dans une étude récente, la chercheuse Lynn Drapeau estime que vingt personnes parlent encore cette langue au Québec, et seulement quatre couramment.

« On s’est dit qu’on allait prendre une langue qui a vraiment besoin d’un gros boost, surtout qu’en milieu urbain il y a beaucoup d’Abénaquis, » explique Mme Mollen-Dupuis.

Pour Véronique Legault, conserver son identité autochtone en ville est un défi de tous les jours. « On nous apprend depuis toujours que t’appartiens à ta terre et que si tu n’es plus sur la communauté, tu perds un peu de ton identité. J’essaie d’apprendre tous les jours qu’on peut être Autochtone en dehors de la réserve et continuer de parler sa langue. »

Véronique Legault, Mohawk de la réserve de Kahnawake, témoigne de son rapport à la langue.

La jeunesse reprend le flambeau

Le désir de réapprendre la langue est très fort chez les jeunes autochtones de Montréal âgés entre 12 et 30 ans. C’est ce que conclut François Marquette, président du Conseil jeunesse de Montréal (CJM), à la lumière de leur dernier rapport publié en 2016 sur la jeunesse autochtone montréalaise. « On a vraiment vu la volonté des jeunes autochtones de se réapproprier leur culture, que ce soit par des cours de langue ou à travers l’art », explique-t-il.

Marie-Claude André-Grégoire et Véronique Legault comptent bien rattraper la « coupure » qu’il y a eu dans la transmission de la langue au sein de leur famille respective. « Je commence à être à un âge où je pense à avoir des enfants, et je me pose des questions sur ce que j’aimerais leur offrir, ce que je veux leur transmettre. La langue est définitivement dans mes priorités », explique Véronique.

Elle poursuit en disant que sur la réserve de Kahnawake, des cours de langue sont déjà offerts. Ils s’inscrivent dans un projet de revitalisation de la langue mohawk, qui consiste principalement en des cours d’introduction pour les débutants. « Je me débrouille déjà, mais dans les prochaines années, ils vont commencer à offrir des niveaux plus avancés, affirme Véronique. Et là, je compte bien m’y inscrire ! »

Pour Louis-Jacques Dorais, la langue est un vecteur important de l’identité. L’anthropologue explique qu’on peut très bien préserver son identité sans la langue autochtone, « sauf qu’elle ne sera pas de la même qualité. Quelqu’un qui parle sa langue ancestrale va être capable de penser de façon différente et aura une vision du monde particulière. » Il rajoute que les autochtones qui ont le français comme langue maternelle ne veulent en aucun cas devenir des « Blancs ». Chez les jeunes, l’apprentissage de la langue autochtone joue donc un rôle crucial dans la construction de leur identité.

Les universités veulent faire leur part

Pour Marie-Pierre Bousquet, directrice du programme en études autochtones à l’Université de Montréal (UdeM), la mise en place de leur programme était nécessaire à l’université pour combler le manque de connaissance sur les enjeux autochtones. « Dès le premier cours, les étudiants commencent à se poser des questions. Ça me rassure de voir que l’intérêt est fort. Ils entrent ici avec des préjugés négatifs et ils arrivent à les détruire », constate-t-elle.

Pour la première fois, un cours d’innu sera offert cet été à l’UdeM. Compte tenu de la complexité de la langue innue, il faudra aux étudiants quatre sessions pour atteindre le niveau A.1, explique Gabriella Lodi, responsable de l’animation et de la coordination pédagogique au Centre de langues de l’UdeM. Le niveau A.1 signifie que les étudiants pourront être en mesure de se présenter, de nommer les membres de leur famille ou encore de commander au restaurant. À titre de comparaison, il faut normalement une session pour atteindre le même niveau en espagnol.

« Il y a beaucoup d’intérêt de la part des étudiants pour comprendre la situation des Autochtones au Québec et au Canada. Ils sont de plus en plus intéressés à apprendre ces langues et à comprendre toute l’histoire qui entoure les peuples autochtones », pense Richard Compton, enseignant en linguistique à l’Université du Québec à Montréal (UQAM)

Richard Compton, enseignant du cours des Langues autochtones de l’Amérique du Nord à l’UQAM, nous explique la cartographie des différentes langues présentes au Canada.

On zappe les apps

Plusieurs applications sont disponibles sur les téléphones intelligents pour apprendre les langues autochtones, comme Ojibway ou encore Anishinaabemowin Omiinigoziin. La seule qui semble vraiment conquérir le coeur des gens est l’application du dictionnaire innu, affirme Bérénice Mollen-Dupuis. L’enseignement à Montréal Autochtone se fait davantage avec du vieux matériel sur cassette ou sur papier, poursuit-elle. L’institut Tshakapesh, qui dessert huit communautés de la Côte-Nord et de la Basse-Côte-Nord et qui les aide dans le domaine de l’éducation, a aussi mis en ligne du matériel plus récent pour apprendre l’innu.

Les dictionnaires de langue autochtone sont souvent vieux et auraient besoin d’une bonne remise à niveau.

Les dictionnaires de langue autochtone sont souvent vieux et auraient besoin d’une bonne remise à niveau. C’est pourquoi Richard Compton travaille en ce moment sur une nouvelle version du dictionnaire inuit « Kangiryuarmiut uqauhingita numiktittitdjutingit ». En collaboration avec Emily Kudlak, agente linguistique (Ulukhaktok Language Officer), traductrice et membre de la communauté, ils préparent une version révisée d’un dictionnaire en dialecte inuit destiné à la communauté Ulukhaktok des Territoires du Nord-Ouest.

Même si les nouvelles applications ne semblent pas être populaires pour l’enseignement des langues autochtones, elles sont de plus en plus nombreuses, laissant présager un accès de plus en plus facile aux outils d’apprentissage des langues autochtones.

Mais ces gadgets ne sont pas près de remplacer les cours réels en classe où la transmission orale est privilégiée. Pour Bérénice Mollen-Dupuis, l’objectif est clair: « Dans les prochaines années, j’aimerais pouvoir offrir toutes les langues autochtones du Québec et même du Canada. Il faut garder nos langues vivantes!»

Où suivre des cours sur les langues autochtones à Montréal?

L’Université du Québec à Montréal (UQAM) offre une concentration de six cours depuis automne 2016.

L’Université de Montréal (UdeM) offre une mineure (1 an) en études autochtones et ajoutera des cours d’innu qui débutent à l’été 2017.

L’Université Concordia propose une mineure (1 an) et une majeure (2 ans) en études des peuples autochtones depuis l’automne 2013.

L’Université McGill possède elle aussi un programme d’études autochtones depuis l’automne 2014.

L’Université Laval offre un certificat en études autochtones (1 an) et un microprogramme de 9 crédits (3 cours).

Montréal Autochtone offre depuis 2014 des cours d’innu, de mohawk, d’algonquin, de cree, d’abénaquis. Ainsi que des cours d’inuktitut pour enfants.

Nombre de langues autochtones parlées au Québec et au Canada.

Contexte actuel sur la situation juridique sur les langues autochtones

Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones

Les langues autochtones ne jouissent d’aucune reconnaissance officielle spécifique dans la Constitution canadienne, aussi bien dans celle de 1867 que celle de 1982. Seuls l’anglais et le français bénéficient d’une reconnaissance constitutionnelle.

Annonce d’un futur projet de loi pour protéger les langues autochtones au Canada.

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