Rencontre avec Joséphine Bacon pour discuter des enjeux liés aux aînés autochtones. LAËTITIA RATTIER

Odanak, se retirer parmi les siens

Laëtitia Rattier
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11 min readApr 21, 2017

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Par Ericka Muzzo et Laëtitia Rattier

D’Odanak à Kuujjuaq, en passant par Lac-Simon, la plupart des communautés autochtones ont en commun d’accorder une place particulière, importante à leurs aînés. Même que ceux-ci, s’ils ont passé leur vie à Montréal, reviennent presque systématiquement « chez eux » à l’âge de la retraite, leur permettant de replonger dans leurs souvenirs.

Le retour à la réserve chez les aînés autochtones

De par leur superficie réduite, les réserves autochtones ont un nombre restreint d’emplois à offrir à leurs habitants. Ceux-ci sont alors forcés d’en sortir pour subvenir à leurs besoins et à ceux de leur famille, et parfois, il est plus aisé d’aller carrément s’établir ailleurs, en ville.

La réserve d’Odanak, située au sud de la rivière Saint-François, a été confrontée en 1960 à cette problématique. Son nom signifie « au village », mais ceux qui sont aujourd’hui les aînés de la réserve ont en commun d’avoir longtemps vécu à Montréal avant de revenir au bercail. « Je suis née ici, dans cette maison, raconte Monique Nolett-Ille dans la résidence qui l’a vue grandir. J’ai vécu ici jusqu’à 17 ans, puis je suis partie à Montréal. J’ai habité à Montréal 35 ans […] j’ai travaillé [pour Radio-Canada] et je me suis mariée, j’ai eu deux enfants […] puis je suis revenue pour ma retraite. »

Cette histoire est aussi celle de nombreux aînés rencontrés sur la réserve. Un mardi, à l’occasion du dîner communautaire, ils se rassemblent dans le centre Alnôbaiwi — qui signifie « à la manière indienne » — pour échanger, « jaser de leurs problèmes ». Ils acceptent de replonger dans leurs souvenirs de jeunesse, de cette époque où tous ensemble ils sont allés au Couvent des Sœurs Grises, qui a fermé en 1959.

Tous les mardis, un repas est organisé au Centre Alnôbaiwi d’Odanak. LAËTITIA RATTIER

Se fondre dans le décor

École « d’un moindre mal » en comparaison aux pensionnats, puisque située sur la réserve, le couvent a tout de même joué un rôle important dans l’oubli de la culture traditionnelle. « On n’avait pas le droit de parler notre langue, se rappelle Claire O’Bomsawin, conseillère d’Odanak. Sinon, les sœurs ne comprenaient pas, et elles n’aimaient pas ça… »

À l’image de ses consœurs, Claire O’Bomsawin a quitté la réserve à environ 17 ans, pour trouver un travail et se marier, mais aussi pour fuir le racisme qui sévissait aux alentours de la réserve. « Je revenais de temps en temps parce que ma mère habitait encore ici, mais je me rappelle que je lui disais que jamais je ne reviendrais vivre ici », confie-t-elle. Quand le Couvent des Sœurs grises a fermé, les élèves ont été envoyés à l’école à Saint-François, de l’autre bord de la rivière. Ceux qui ne s’y sont pas plu — la majorité, à entendre les femmes parler — ont préféré partir, tout simplement.

« J’ai adoré Montréal parce que j’y ai pris le nom de mon mari, Cardin, et comme ça je passais inaperçue. J’aimais bien ça de ne pas vivre de racisme », se rappelle Claire O’Bomsawin, qui a repris son nom de jeune fille.

Retour à la maison

Il est difficile pour la conseillère de mettre le doigt sur les raisons qui l’ont poussée à revenir s’installer sur la réserve en 1999, à 55 ans. « J’avais voulu vendre ma maison, et mon frère m’a dit : “Ne fais pas ça, tu vas le regretter” », se remémore-t-elle. « Mais j’étais certaine de ne pas revenir, parce que je n’avais pas des si bons souvenirs. Finalement, il m’a convaincue… Je le remercie aujourd’hui. Merci Gilles! J’ai loué ma maison, et quand j’ai décidé de revenir, je l’ai reprise », raconte Claire O’Bomsawin, émue.

Claire O’Bomsawin a failli vendre sa maison sur la réserve lorsqu’elle est partie vivre à Montréal, décision qu’elle aurait grandement regretté à son retour. LAËTITIA RATTIER

Monique Nolett-Ille a également conservé la maison familiale au fil des ans, et l’a partagée avec son mari sculpteur à son retour. Les nombreuses œuvres parsemées dans la maison témoignent d’ailleurs de l’attachement de celui-ci à la communauté, visiblement une grande source d’inspiration.

La mari de Monique Nolett-Ille était sculpteur. Malgré ses origines hongroises, son coeur était ici à Odanak. ERICKA MUZZO

« Mon mari aimait beaucoup Odanak », confirme Monique Nolett-Ille. « Comme il était Hongrois, il était loin de tous ses proches, donc ma famille est un peu devenue la sienne. On revenait à Odanak presque toutes les fins de semaine, on n’en a jamais été séparés. » Il était donc tout naturel pour elle de revenir dans la communauté quand les enfants ont quitté le nid familial. « C’est chez moi », affirme-t-elle tout bonnement. « Même si ça a beaucoup changé. »

C’est seulement à partir de 1985 que Monique Nolett-Ille a pu utiliser son nom autochtone, Ille, comme signature. ERICKA MUZZO

Hors de la réserve, la vie continue

À titre de traductrice d’innu-aimun, la langue des Innus, Joséphine Bacon a eu la chance de visiter presque toutes les communautés du Québec afin de recueillir les récits de vie, mythes fondateurs et légendes des aînés de tous les peuples autochtones.

« Je me souviens des petits vieux sur la Basse-Côte-Nord », narre-t-elle, un sourire aux lèvres et les yeux pétillants. « L’été, ils s’assoient face à la mer et regardent l’horizon sans dire un mot. Ils revoient leur nomadisme, retournent dans leurs territoires », assure-t-elle.

C’est d’ailleurs ce qu’elle-même compte faire, le temps venu. « Je ne pourrais pas vieillir à Montréal », annonce Joséphine Bacon. « Tant que je suis autonome et active, je vais rester. Mais une fois vieille, je retourne chez moi. Pour voir l’horizon. Pour voir des Innus. »

Entrevue avec Joséphine Bacon au café Froment de Sève rue Beaubien à Montréal. LAËTITIA RATTIER

À l’entendre parler, ce jour ne semble toutefois pas près d’arriver. En plus de continuer à faire de la traduction de temps à autre, l’aînée est également poétesse et professeure d’innu-aimun. « J’en fais tellement que je ne me souviens plus de tout! » s’esclaffe-t-elle. C’est pourtant à un destin de secrétaire que la prédestinait le pensionnat, qu’elle a fréquenté de 1952 à 1966. « On pouvait être secrétaire, garde-malade ou enseignante. Mais ce n’était tellement pas moi », explique-t-elle.

« Je parlais avec la vieille Marie-Louise qui tricotait. Elle me racontait qu’à l’intérieur des terres, c’était souvent la famine, la vie était dure », relate Joséphine Bacon. « Je lui ai demandé : si elle avait à choisir entre sa maison où elle a tout, ou retourner? N’importe quand, elle retournerait là-bas. Pour elle, c’était ça, sa vie. C’est là qu’elle était heureuse. »

La réserve, la communauté, tout cela semble plus fort aux yeux des autochtones que n’importe quelle vie qu’ils pourraient se bâtir à Montréal ou ailleurs. C’est viscéral, instinctif, ancré profondément dans leur chair et dans leur sang. Comme un peu n’importe quel peuple, au final. « Quand je ne serai plus bonne à rien, j’ai besoin de retourner dans ma réserve et de me rappeler ce que les vieux m’ont raconté. Peut-être que les jeunes vont me demander de leur raconter. Ce sera peut-être mon tour de retransmettre ce qu’on m’a donné », espère Joséphine Bacon qui, semble-t-il, le fait déjà un peu par sa poésie.

Le rôle des aînés autochtones

La plupart des sociétés ont ceci en commun que les aînés représentent une forme de sagesse et de savoir. Leur place est d’autant plus marquée dans les peuples autochtones, chez lesquels les aînés sont de véritables guides spirituels et culturels.

Activité tricot au Centre Alnôbaiwi d’Odanak. LAËTITIA RATTIER

Philippe Meilleur est directeur général de Montréal Autochtone, un organisme qui dessert la communauté autochtone urbaine de la métropole. Lui-même de descendance Mohawk, il affirme que chaque centre d’amitié autochtone compte au moins un aîné au poste de conseiller. « Ils vont faire des ouvertures et des fermetures d’événements, régler des chicanes ou être consultés pour des questions stratégiques, comme l’éducation. Même si la technologie et la modernité les dépassent parfois, ils nous ramènent toujours aux traditions », explique-t-il.

L’histoire de la fondation du Regroupement des centres d’amitié autochtones du Québec, en 1976, nous replonge dans un Québec raciste et un Canada ségrégationniste. « Les centres d’amitiés autochtones ont été créés parce que les villes avaient des lois ségrégationnistes. Si un Autochtone était trouvé dans la rue après 17 h, il allait en prison », relate Philippe Meilleur. Aujourd’hui, des cours de langues autochtones se donnent dans les locaux de Montréal Autochtone. « Comme nous n’avons pas accès au territoire ici [à Montréal], les cours de langues sont importants, car on perd déjà 90 % de notre culture », mentionne-t-il. Sur près de 200 élèves inscrits au cours, environ une trentaine sont âgés de plus de 60 ans, mais tous ne sont pas autochtones, fait remarquer Philippe Meilleur. « On a Joséphine Bacon qui donne des cours de langue innue, elle est véritablement une aînée, une gardienne du savoir », ajoute-t-il.

Bris de transmission

Les langues autochtones ne sont historiquement pas écrites, mais plutôt orales. C’est depuis peu que les Autochtones fréquentent les établissements scolaires et saisissent la plume pour s’exprimer; leur mode de vie nomade les incitait à voyager plutôt qu’à s’asseoir sur les bancs d’école. Cela a nui à la transmission de la langue et des traditions, qui ne pouvaient alors pas se transmettre par des livres, mais bel et bien par des discussions, des échanges, par les observations des plus âgés.

Paniers typiquement abénakis réalisés par Monique Nolett-Ille. ERICKA MUZZO

Monique Nolett-Ille, aînée d’Odanak, possède une parcelle de savoir propre à la communauté d’Odanak : le tissage de paniers de frêne. Elle en possède une collection, de toutes les formes et même de plusieurs couleurs, tissés de main de maître. Véritable industrie de la réserve et patrimoine culturel des Abénakis, le savoir-faire du tissage des paniers en frêne se transmet de génération en génération. « J’ai appris à faire des paniers dès l’âge de 8–9 ans, en revenant de l’école […] Lors de mon retour à Odanak, je m’y suis remise, mais c’était plus compliqué, car les matériaux n’étaient plus cultivés », explique l’Abénakise. « Une fois, ma fille et ma petite-fille sont venues à Odanak, et elles en ont fait un chacune. Elles étaient tellement fières », se réjouit Monique Nolett-Ille. Ces petits paniers typiques de la région embellissent la boutique de souvenirs du Musée d’Abénakis d’Odanak, ode à la culture locale.

Fondé en 1965, le Musée des Abénakis d’Odanak est le plus vieux musée autochtone du Québec et l’un des plus importants. LAËTITIA RATTIER

Même s’il s’avoue peu traditionnel, Philippe Meilleur reconnaît que le rôle des aînés est une facette fondamentale de la culture autochtone. « J’apprécie cette distinction culturelle d’avec mon autre culture, québécoise, qui considère moins les aînés. Au Québec, on est plus dans l’idée de “hey, je vais niaiser grand-maman parce que je me sens proche d’elle”, plutôt que de lui demander d’être la personne qui va nous guider dans une décision », estime-t-il. La consultation des aînés dans les communautés autochtones prend effectivement une tout autre dimension que dans la société québécoise. « Quand on a des conflits organisationnels, on peut faire appel à nos aînés pour être conseillé », relate Philippe Meilleur. Ils agissent et sont considérés comme de véritables guides spirituels pour leur descendance, une référence sûre qui se consolide avec l’âge.

D’un peuple à l’autre

Rencontrée sur la terrasse d’un café rue Beaubien, latté à la main, la poétesse innue Joséphine Bacon raconte l’importance des aînés dans sa communauté, depuis la nuit des temps. « Autrefois, dans le temps du nomadisme, c’était tellement mal vu de monter dans le territoire sans aînés que parfois les jeunes les portaient sur leur dos jusqu’à l’arrivée au campement final […] C’était comme porter son université sur le dos », conte-t-elle. « Les jeunes ont beau avoir la force physique, s’ils n’ont pas la technique et le savoir, ça ne leur sert à rien. » La saison de la chasse du caribou est un exemple de l’importance d’être accompagné de ses aînés, car « lorsque les caribous traversaient la rivière, il fallait pouvoir reconnaître le chef caribou. C’était très important parce que si on tirait sur n’importe quel autre caribou, ils s’éparpillaient partout. Il fallait tirer sur le chef d’abord, et lui, ce sont les vieux qui le reconnaissaient. Les jeunes n’auraient jamais pu y aller seuls », relate Joséphine Bacon.

C’est grâce à des anthropologues qui avaient besoin d’une traductrice que l’auteure originaire de Pessamit a récupéré toute sa culture. « Je parlais déjà l’innu, mais ils avaient besoin des langues nomades », explique-t-elle. Elle est alors devenue assistante de recherche et a voyagé de communauté en communauté afin de récupérer auprès des aînés le plus d’informations, de mythes, de traditions et de témoignages possible. « Aujourd’hui c’est moi qui transmets mes connaissances, c’est rendu moi la vieille! » se plaît-elle à s’exclamer.

Qui va à la chasse, perd sa place

« C’est le sédentarisme qui a tué la culture autochtone », estime la poétesse innue. À l’origine nomades, les peuples autochtones ont été rassemblés dans des réserves à partir des années 1930, puis scolarisés dans des pensionnats. « Dans mon pensionnat, on avait le droit de parler notre langue; sauf en classe, évidemment. Ce n’était pas le cas dans tous les établissements, et malheureusement, la langue s’est perdue ».

La conseillère du comité des aînés d’Odanak, Claire O’Bomsawin a replongé dans ses souvenirs passés du couvent. LAËTITIA RATTIER

Avec ce changement d’environnement, les peuples autochtones ont perdu et continuent de perdre tout un vocabulaire propre au quotidien de nomade, celui qui entoure par exemple la pêche et la chasse. « Le langage de l’intérieur des terres n’est pas le même que celui sur les réserves, donc souvent les jeunes et les aînés ne se comprennent pas, parce qu’ils ne parlent pas le même vocabulaire », raconte Joséphine Bacon.

Lors des cours de poésie qu’elle donne aux plus jeunes, elle se rend compte de la perte culturelle que subit son peuple. « Ils comprennent la langue, mais ne la parlent pas. […] Ils font les mêmes choses que les Québécois de leur âge, même s’ils savent qu’ils ne sont pas Blancs. Leur intérêt pour leur culture n’est pas toujours évident », se désole-t-elle.

Mathieu O’Bomsawin est le directeur du Musée des Abénakis d’Odanak. C’est sa relation avec son grand-père qui lui a donné l’envie d’en apprendre plus sur sa culture. LAËTITIA RATTIER

Aujourd’hui, le rôle des aînés est plus que jamais primordial pour faire perdurer les traditions malgré la coupure occasionnée par les pensionnats et les réserves. Différentes mesures comme des activités intergénérationnelles sont prises par les communautés afin de donner un second souffle à la culture autochtone. Le projet Niona, à Wôlinak, a par exemple pour objectif de « s’approprier la culture abénakise et d’ancrer le sentiment d’appartenance à la communauté auprès des jeunes afin de stimuler le développement local ». Bingo, centre d’amitié et culturel, Musée des Abénakis; nombreuses sont les activités où les aînés peuvent se retrouver. « Ils sont souvent partie intégrante des activités culturelles, c’est entre autres souvent eux qui préparent la nourriture» , témoigne Philippe Meilleur.

Une fois le café fini, Joséphine Bacon se lève et annonce qu’elle va aller faire un tour au parc, en cette belle journée ensoleillée. Pour prendre une pause, fumer une cigarette, et « regarder les écureuils en attendant de pouvoir regarder l’horizon ».

Canne à la main, la poétesse s’en va au parc Molson à la fin de notre rencontre. LAËTITIA RATTIER

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