#2 Conversation avec un Irlandais

Anne-Sophie Schimpf
Conversations rapportées
5 min readMar 10, 2016

Il était installé à la table d’à côté, avec sa barbe rousse et bouclée qui envahissait tout le bas de son visage, discutant en anglais avec une dame qui devait être sa compagne. Il avait une voix forte, grave, qui résonnait en écho dans la salle avec un accent particulier et typique, comme dans les vieux films de Western. Je ne pouvais pas m’empêcher de l’écouter, ce timbre m’intriguait, il me semblait me téléporter dans un bistrot texan, quelque part dans le far-west, avec un vieux cow-boy qui riait grassement…

Alors qu’il avait dû remarquer que je jetais plusieurs coups d’oeil en sa direction, je profitais d’un moment où il me regardait pour lui sourire et vaincre ma timidité. Je dégainai mon meilleur accent en anglais.

Conversation rapportée d’un mardi soir, au Bistrot Le Petit Marcel

Moi : “Bonsoir, est-ce que je peux vous poser une question ?”

Le vieil homme me dévisagea un petit instant. J’enchaînai immédiatement.

— Ca va vous sembler très bizarre, mais j’aurais voulu savoir d’où vous venez ? Parce que j’adore votre accent, et avec mon amie, depuis tout à l’heure, on essaye de deviner de quelle région ça peut bien venir.

Le vieil homme éclata de rires avec sa compagne.

— Et alors ? Qu’est-ce que vous avez deviné ?

— Alors j’ai pensé au Texas…

Il eut de nouveau un fou rire.

— Je suis irlandais !

— Irlandais ? Ah mince! Je n’y étais pas du tout.

— Eh oui, on parle très fort, là-bas, c’est ça ?

— J’avais l’impression d’être dans un film de western. J’adore votre accent. J’espère que je ne vous ai pas vexé en vous croyant Américain ?

— Rien n’est une insulte à part être irlandais (rires).

— Ah, tant mieux. Eh bien, j’aime beaucoup votre accent. Vous êtes touristes à Paris ? Ou installés ?

— Plus ou moins touristes. Ca fait 10 ans maintenant qu’on est à Paris.

— Ah oui, quand même! Vous n’êtes donc plus vraiment touristes. Vous aimez Paris ?

— Beaucoup, même si je rentre parfois en Irlande. On vient dîner ici tous les mardis soirs, on aime beaucoup ce bistrot.

—Vous revenez ici tous les mardis soirs ? C’est votre petite routine de la semaine ?

— Et à chaque fois, je commande toujours le même plat. Tous les mardis soirs, même repas, même habitude. Le canard. Il est très bon. (Rires encore)

— Toujours le même plat ? Mais vous ne vous en lassez pas ? Vous n’avez jamais eu envie de changer ? De varier un peu ?

— Jamais, toujours le même plat. Mais en fait, ça vient peut-être de ma mère, quand j’étais petit, en Irlande. C’est une longue histoire.

— Eh bien… On n’est pas pressées avec mon amie, vous voulez bien nous la raconter ?

— Ahah, si vous insistez. Quand j’étais petit, ma mère avait un agenda des repas, identique d’une semaine à l’autre. Lundi soir c’était tel plat, mardi soir tel plat, mercredi soir tel plat, jeudi soir etc… Tous les soirs, on savait déjà ce qu’on allait manger.

— Ah oui, en fait vous aviez un menu fixé sur la semaine.

— Comme à la cantine. Je crois que ça revenait moins cher pour ses courses. Et puis, elle cuisinait toujours ces quelques plats. Et alors, c’était très drôle, un ami à mon frère venait toujours dîner à la maison, le mardi soir, et le mardi soir, c’était du canard et un chutney de pommes. Alors, tous les mardis soirs, ma mère lui servait du canard et son chutney de pommes. Et lui, au bout de quelques semaines, il nous fit quand même la remarque : “Mais vous n’en avez pas marre de manger toujours du canard et du chutney de pommes ?” Il croyait qu’on avait que ça à la maison ! Alors mon frère l’a rapporté à ma mère. Et ma mère a décidé de changer son menu. Elle a pris une grande décision… Elle a décidé d’interchanger les menus du mardi et du mercredi ! Du coup, le mardi soir on avait de la purée, et le mercredi le canard et le chutney de pommes. Sauf que la semaine où elle a changé son menu, le match d’entraînement de mon frère et de son ami a été décalé du mardi au mercredi… Son ami est donc venu le mercredi… Et ma mère lui a resservi donc du canard et son chutney ! (rires)

— Oh là là, il devait vraiment se dire que vous mangiez tous les jours la même chose!

— Et il y a une anecdote encore plus drôle. C’est que, quelques années plus tard, on l’a recroisé près de chez nous. Il avait déménagé, et passait dans notre quartier par hasard. Il nous a demandé si on continuait toujours de manger du canard et du chutney de pommes à la maison. On l’a invité à dîner. Et, pure, pure, coïncidence… Ma mère ce soir-là avait effectivement préparé ce même plat !

— Wahou ! Il a vraiment dû vous prendre pour une famille de fous !

— Effectivement. On a beaucoup rigolé ce soir-là. On lui a ensuite expliqué le principe du menu à la semaine chez nous. Et, finalement, c’est peut-être en nostalgie de ce temps-là que tous les mardis soirs, j’aime manger la même chose, encore du canard, et que je reviens toujours ici, et d’ailleurs, bien sûr, toujours à la même table.

— On ne se défait jamais facilement d’une habitude…

— Il faut croire que non ! Même au bout de soixante ans. Mais bon, nous allons y aller. Nous nous reverrons peut-être, si vous revenez, un autre mardi soir.

Et il éclata de son rire sonore, qui emplit toute la salle d’une gaieté toute naturelle. J’aimais rencontrer ce genre de bons vivants.

Parce qu’il y a toujours des personnalités et des histoires insolites à découvrir, il ne faut jamais hésiter à aller vers l’autre et à lui parler. Si vous avez aimé cet article, n’hésitez pas à le recommander en cliquant sur le♡ ci-dessous, et à découvrir plus de conversations rapportées ici !

Merci !

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