#3 Conversation avec un Musicien du métro

Anne-Sophie Schimpf
Conversations rapportées
8 min readMar 14, 2016

C’était la première fois que je croisais un harpiste dans le dédale d’une station de métro. Il était un homme déjà forgé par le temps, les cheveux grisonnants, la petite bedaine calée contre son instrument ; probablement la cinquante ou soixantaine. Il avait un visage rond, un air honnête, un sourire quelque peu introverti, mais il semblait heureux de jouer. Une bonhommie agréable à regarder.

Il gardait quelques petits bouts de cartons à ses pieds. Lorsque quelqu’un jetait une pièce, il s’empressait de les distribuer. Intriguée, je m’étais approchée. J’avais donné une pièce et ramassé une de ces cartes. Elle était simple, il y avait son nom, la qualification d’Harpiste et le lien d’un site-web. Je l’ai glissée dans ma poche. Et j’ai repensé à sa musique, et à son quotidien dans une station de métro. Je me suis sentie étrange.

Alors je lui ai écrit. Je voulais en savoir plus sur sa vie.

Je lui ai donc proposé de l’inviter à prendre un café.

Conversation rapportée d’un samedi après-midi, bistrot Place de la Bastille.

Moi, après de vagues remerciements, quelque peu intimidée, les habituelles présentations et autres formalités : “Alors, je suis curieuse. Et mes questions vont peut-être vous sembler étranges et trop directes, mais je me lance. J’écris beaucoup, et j’ai envie d’écrire sur les Musiciens du métro parisien. Du coup, j’aurais juste quelques questions. Comment est-ce, que de jouer dans une station de métro ?”

Lui, après un temps de réflexion, et un petit mmh dans sa barbe : “Eh bien, les conditions peuvent être dures, dans le métro. Mais parfois, le matin, quand il n’y a personne, il y a une belle acoustique. C’est agréable. Ca résonne parfois. Et puis, dans le métro, il y a une chose unique !

— Et qui est…?
— Je joue ma musique simplement, sans contraintes de répertoire.

— Vous êtes libre de jouer ce que vous voulez, c’est ce que vous voulez dire ? Vous décidez.

— Exactement. Et ça, j’aime. C’est agréable. Je choisis.

— Vous arrivez tôt le matin ?

— Généralement je pars de chez moi à 5h.

— C’est tôt !

— On s’y habitue. C’est un rythme. Et quand je viens le matin, j’y joue pendant cinq heures, sur un même morceau.

— Sur le même morceau ? Pendant cinq heures ? Mais ce n’est pas lassant ?

— Non, pas du tout. Généralement, je joue le même morceau pendant toute une semaine entière. Je le remodèle, je le retravaille, je le redéfinis, jusqu’à ce que je finisse par l’enregistrer.

— Ca me paraît énorme. Je ne sais pas si j’aurais cette patience.

— Globalement, je crois que je joue jusqu’à 200 fois par jour le même morceau. Parce qu’il y a mille façons de l’explorer ! C’est très excitant. Je le redécouvre à chaque fois. Par contre, pas plus d’une semaine, sinon je sature, et c’est contre-productif. Je finis par le dénaturer. Mais pendant une semaine, c’est bien. Je m’immerge entièrement dans mon morceau.

— Vous faites corps avec lui. Comme je ne sais plus quel philosophe qui disait “Je sens la rose et je deviens la rose”

— Disons que c’est comme ça que je crée. Je rejoue ce morceau encore et encore, et à chaque fois, j’avance un peu plus. Je le crée par tâtons. Il se passe plein de choses. Comme dit, il me surprend toujours. J’essaye, j’ajoute des notes, j’en enlève, je vois ce que ça donne, je reprends la mélodie, je troque contre un autre rythme, ça produit encore un nouvel effet, je rejoue, une tonalité plus basse ou plus haute, je vois ce que ça donne…

— Donc chaque semaine, un morceau.

— Plus ou moins. En fait, plutôt, chaque semaine, disons que je m’immerge dans un décor différent. Je crée vraiment un univers, une bulle dans laquelle je m’enferme et dont je m’amuse à creuser tous les recoins.

— C’est comme un jeu finalement, non ?

— Peut-être. C’est aussi un défi que je me lance à moi-même. Je veux voir jusqu’où je suis capable d’aller. Et je me laisse guider au gré de mes envies. De mes humeurs, de l’environnement.

— Et vous partagez tout ça avec les autres… Mais il n’y a pas trop de bruit ambiant ? Les métros qui s’enchaînent, les gens qui passent, les hommes d’affaire pressés qui défilent aux heures de pointes… Ca doit vous déconcentrer ?

— Parfois, c’est difficile de donner plus de volume, oui. C’est difficile, physiquement, quand il n’y a pas d’ampli. Et j’ai mal aux coudes, aux mains, aux articulations. Rester cinq heures dans la même position, surtout avec un instrument imposant comme celui-ci, ce n’est pas rien. Et avec le bruit, oui, ça résonne moins bien. Mais je ne m’arrête pas.

— Et vous parvenez à gagner votre vie, comme ça ? Vous avez une bague au doigt… Vous êtes marié ?

— Oui, j’ai une femme et deux enfants. Ma femme s’est faite licencier à 50 ans, elle touche le RSA. Moi je récolte les quelques pièces du métro, parfois des billets car il existe toujours des gens généreux. J’ai un peu d’argent de côté, grâce à l’héritage de ma famille. C’est comme ça que j’ai pu voyager, explorer et m’épanouir dans ma musique.

— Vous avez beaucoup voyagé ?

— J’ai commencé la musique il y vingt ans. Ensuite, j’ai passé quelques années en Amérique latine, j’ai joué dans des cabarets. C’est là que s’est forgé mon style et que j’ai découvert qu’il était possible d’accorder rythme du Sud et harpe. J’aimais l’ambiance dansante, je la trouvais engageante, motivante, énergisante.

— Oui, c’est ça qui m’avait attirée dans votre musique... Il y avait ce rythme entraînant. Tout ça avec un instrument traditionnellement reconnu pour sa grâce et sa noblesse.

— Eh oui, il y a beaucoup à apprendre sur la harpe. Comme avec une guitare. C’est fascinant. Et je suis aussi resté 8 ans au Japon, où j’en ai encore découvert de nouvelles facettes ! J’étais tombé sur un maître impressionnant, un soir, par hasard. C’est pour ça qu’on retrouve parfois dans mes morceaux des petites touches orientales. Des clins d’oeil, en somme. C’est ce qui fait mon originalité.

— C’est génial. J’aime beaucoup ce que vous faites. Et ensuite, vous êtes donc revenu à Paris ?

— Oui, c’est ça. J’ai rencontré ma femme au Japon, c’est une japonaise. Elle est venue s’installer en France avec moi. Puis, quand elle s’est faite licencier, elle s’est remise à sa passion d’antan, le yoga. Elle en fait maintenant à temps plein.

— Et ce n’est quand même pas trop dur, dans ces conditions ? Je veux dire, d’un point de vue financier… ?

— On arrive à vivre tous les deux pour le moment. C’est l’essentiel, et on fait ce qu’on aime. Il nous arrive de nous serrer les coudes, on ne peut pas toujours se faire plaisir. Mais on s’y est accoutumés ! Il faut bien, quand on choisit cette vie. C’est juste plus dur l’hiver, car il fait froid dans ces stations de métro… Mais je continue de jouer. J’aime vivre de ma passion.

— Vous êtes donc heureux de jouer dans le métro ?

— Je viens surtout là pour présenter ma musique, attention. Je ne suis pas comme une voix de garage, contrairement à ce que beaucoup peuvent s’imaginer. Evidemment, certaines personnes sont irrespectueuses. Elles ne jouent pas le jeu : elles se posent, elles écoutent, et dès qu’elles sont “repues, elles s’en vont, sans rien me laisser. Les gens me considèrent comme un individu lambda, qui tape la manche, une bête de foire là pour les distraire. Alors que moi, je cherche à partager mes créations. Mais au moins, d’autres comprennent. Et c’est pour eux que je continue. Je garde confiance.

— C’est vrai que vous devez voir beaucoup de genres différents de personnalité passer…

— Et aussi, parfois, je me fais menacer, par des jeunes voleurs. Je les repère toujours, ils sont là, à attendre en bas de l’escalator. Je vois tout, moi, de là où je suis. Par exemple, une fois, c’était à Jussieu, j’ai vu comme ça un aveugle se faire vider les poches. Alors j’ai décidé d’intervenir. Les voleurs sont ensuite revenus me menacer à plusieurs, le soir. Du coup, j’ai changé de station. Je n’y retourne plus, il n’y avait personne pour m’aider. Le guichet est impuissant face aux voleurs. Je préfère éviter les ennuis.

— Vous avez raison. C’est vrai que vous devez tout voir, ce qu’il se passe, dans la station. Ca doit être un spectacle parfois amusant. Et, sinon, il y a beaucoup de monde qui passe, dans la journée, ça ne vous gêne pas d’être face à un flot continu ? Il n’y a pas trop de gens indifférents ?

— Il y a un intérêt aléatoire des passants, oui. Certains s’arrêtent, d’autres m’ignorent et ne m’accordent pas même un regard. Mais j’ai quelques années d’expérience derrière moi, maintenant, il faut juste apprendre à rester stoïque. Au bout d’un moment, on ne laisse plus transparaître ses émotions, et on ne ressent plus rien. Je me concentre sur ma musique. Aussi, bien sûr, il y a quelques inconvénients dans le métro. Parfois, pendant une heure, il y a des gens émerveillés qui m’écoutent. Puis, d’un coup, quelqu’un crache ou débite une grossièreté. C’est alors le jour et la nuit. Les gens s’indignent, partent, je me retrouve seul. Je ne peux pas bouger, je m’efforce alors de faire comme si de rien était. J’attends mon prochain public, le prochain métro. Ou alors, j’ai une autre histoire : une fois, un jeune homme m’a frappé d’un grand coup avec sa mallette, sans raison apparente.

— Comme ça ? Il s’est excusé au moins ?

— Il est simplement parti. Peut-être qu’il méprise les gens comme moi. Que je l’énervais avec ma musique. Ou qu’il avait simplement besoin de se défouler. Ce sont les aléas de la voie publique. Il faut apprendre à les accepter quand on veut y rester. Tout ça arrive en vrac. Mais je reste stoïque.

— Quand même, vous avez du courage… Et j’ai vu que vous laissiez votre carte à chaque fois ?

— J’ai un site-web. Vous avez pu passer dessus ? J’y poste toutes les musiques que j’ai enregistrées. J’aime bien. Je partage avec les gens qui sont alors vraiment intéressés. Et si vous regardez bien, il y a un onglet “Livre d’or”. Des gens m’écrivent, me laissent des messages. C’est essentiel, parce que c’est ma source de motivation quotidienne.

— Oh, un Livre d’or! Ca doit être vraiment encourageant d’y voir des messages.

— Oui, certaines personnes prennent le temps de le faire, et je les en remercie. Comme je vous remercie aussi de m’inviter aujourd’hui. J’ai bien compris que vous écriviez, et je comprends votre curiosité.

— J’espère que ma demande n’a pas été déplacée…

— Non, ne vous inquiétez pas. Je trouve ça intéressant, et c’est une belle initiative que vous avez là.

— Je considère simplement que chacun a une histoire à raconter, et j’ai envie de l’écouter.

— Il y a beaucoup de voix, dans le métro, on les ignore. Mais il y aura toujours des personnes pour les entendre. C’est pour ça que j’ai confiance, et que je continue de partager.

— Vous ne faites donc pas ça juste pour gagner votre vie.

— Pas du tout. Ce n’est pas mon objectif. Je sais que je ne tiendrai pas longtemps sinon. Non, je l’ai déjà dit : je suis là pour présenter ma musique. Et finalement, j’ai raison de le faire. Et vous êtes vous-même par exemple la preuve qu’elle n’est pas inintéressante et qu’elle en vaut la peine. Alors je continue. Et je suis prêt dès 5h du matin.

Et il avait dit ça avec un sourire complice, quelque peu énigmatique, qui m’a plu. Nous avions tous les deux fini notre café.

Parce qu’il y a toujours des personnalités et des histoires à découvrir, il ne faut jamais hésiter à aller vers l’autre et à lui parler. Si vous avez aimé cet article, n’hésitez pas à le recommander en cliquant sur le♡ ci-dessous, et à découvrir plus de conversations rapportées ici !

--

--