LE NUMÉRIQUE A-T-IL TUE LA MÉDIATION PHYSIQUE ?

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76% des français pensent que le développement des technologies numériques est une opportunité pour les musées et lieux patrimoniaux (cf. étude Harris Interactive). Depuis une vingtaine d’années, avec l’émergence du web et des réseaux sociaux, les publics accèdent, en effet, plus facilement aux œuvres, aux collections ou aux contenus mis en ligne par les musées. Cette simplicité d’accès semble ainsi favoriser la proximité du grand public à l’art et à la culture. Or, cet accès n’est pas le même pour tous.

Selon une étude d’Emmaüs Connect, 26% des français sont considérés en difficulté numérique. Privilégier une présence en ligne pour un établissement culturel ne confronterait-il pas certains de ces publics à une double barrière d’accès tant sociale que digitale ? Par ailleurs, est-ce bien le rôle des musées ? C’est ce qu’évoque, par exemple, Jean-François Chougnet, président du Mucem qui, considère que le musée a un rôle d’« antidote à la virtualité » et l’on ne peut lui donner tort sur ce point tant la présence physique et sensible des collections sont essentielles à une expérience culturelle.

Face à ces chiffres et à ces prises de position, il peut être intéressant d’évoquer plus avant ce que le numérique peut potentiellement apporter aux médiations sensorielles, humaines ou matérielles et en quoi celui-ci ne peut se passer de ces dernières. Convaincu d’une approche globale du numérique dans les missions qui lui sont confiées, {CORRESPONDANCES DIGITALES] propose différents éléments de réponses dans cet article.

1. Publics en ligne = publics in situ ?

44 % des français révèlent qu’ils ont utilisé internet en lien avec une visite patrimoniale dans les 12 derniers mois (cf. Article du Laboratoire Société numérique).

Le rapport de ces visiteurs potentiels à la présence en ligne d’un musée ou d’un monument est, cependant, beaucoup plus dense en usages qu’une simple préparation de visite : découverte des œuvres, apprentissages en ligne, suivi de l’actualité du musée… A titre illustratif, voici une présentation de la façon dont le Muséum national d’histoire naturelle utilise les réseaux sociaux.

Cette présentation a été réalisée dans le cadre d’une formation des équipes du développement des publics et de la communication du muséum animée par {CORRESPONDANCES DIGITALES] entre 2016 et 2018.

Au-delà de ces considérations, en 2016–2017, pour la publication du numéro 134 de Culture et Recherche, Yves Evrard et Anne Krebs ont rédigé un article qui ouvre une belle réflexion sur les relations entre visiteurs réels et virtuels au musée du Louvre.

Passionnant numéro de Culture et Recherche à lire en approfondissement de cet article.

De fait, sont distingués dans cette étude, les « visiteurs physiques exclusifs », des « visiteurs virtuels exclusifs » aux « visiteurs complets ». Cette catégorisation implique d’ores et déjà le fait que certains publics peuvent ne connaître un lieu que par sa présence en ligne et bénéficier de la médiation mise en œuvre par ses équipes sur ces médias. C’est donc reconnaître implicitement la pertinence d’une politique des publics sur le web et les réseaux sociaux.

Parmi les principaux constats de cette étude, tant les visiteurs virtuels que physiques reconnaissent la primauté de l’expérience in situ : 81,9% pour les « visiteurs physiques exclusifs » et 82% pour les « visiteurs virtuels exclusifs ». Le rapport physique à l’œuvre est considéré, par ailleurs, comme irremplaçable (94,3% et 87,1% respectivement). Le musée semblerait être ce lieu de délectation évoqué dans la définition actuelle de l’ICOM qui a fait l’objet de tant de débats récemment.

Ces constats sont donc de beaux contre-arguments à ceux qui pensent qu’investir sur le web nuit à la fréquentation de son lieu physique.

Site web VS lieu physique / Publics en ligne VS publics in situ ?

A l’inverse, le clivage se crée entre visiteurs physiques et virtuels sur leur appréhension du web et de sa pertinence dans une logique de découverte culturelle. Les « visiteurs virtuels exclusifs » sont plus enclins à reconnaître la possibilité d’une remémoration esthétique sur le web grâce à l’excellente résolution des photos mises à disposition sur le web, au fait qu’internet semble un antidote à la surfréquentation d’un musée tel que le Louvre.

Etude donc particulièrement nécessaire pour évoquer la complexité des interactions entre visiteurs dans leurs rapports à un lieu culturel dans toutes ses dimensions.

A ce jour, suivre et piloter de façon certaine la transformation d’un visiteur en ligne en un visiteur physique reste, en revanche, particulièrement difficile à établir. La quête de légitimité de la présence des institutions muséales sur le web est, par conséquent, particulièrement complexe à défendre d’un point de vue strictement quantitatif. D’un point de vue qualitatif, cet investissement du web contribue, néanmoins, grandement à enrichir la politique des publics d’un lieu culturel : pédagogie sur les œuvres et collections, communication institutionnelle, couverture digitale d’événements culturels, contributions des publics…

Si le rapport physique à une œuvre semble plébiscité par les publics d’un musée, l’utilisation du numérique peut aussi contribuer à une meilleure analyse des rapports qu’entretiennent les visiteurs face à cette œuvre.

2. Le numérique peut-il contribuer à mieux saisir le rapport physique à une œuvre d’art ?

Le visiteur physique fait l’objet d’études des publics régulières menées par le Ministère de la culture (quelques exemples à consulter ICI) ou directement commanditées par les musées auprès de laboratoires universitaires ou de cabinets d’études. Un ensemble de cabinets d’études tout à fait pertinents sur le domaine se sont développés depuis quelques années et font appel aussi bien à des professionnels du marketing (tels que L’œil du public), des statisticiens (GECE) ou des doctorant.e.s (Voix publics).

La plupart de ces études se focalisent sur les publics, leurs caractéristiques socio-démographiques, leurs usages et leurs pratiques.

Depuis peu, de nouveaux champs d’analyses sont désormais pris en compte tels que l’état émotionnel et sensibles des visiteurs face aux œuvres.

Pour ce faire, ces professionnels puisent dans d’autres disciplines universitaires telles que les neurosciences et font appel à des dispositifs numériques pour alimenter leur diagnostic. Nous pourrions, par exemple, évoquer ici les lunettes oculométriques pour mesurer l’attention d’un visiteur en fonction du mouvement de ces yeux ou les bracelets électrodermaux pour relever ses émotions en fonction des réactions épidermiques de la peau.

En 2017, Mathias Blanc, dans le cadre d’un projet intitulé Ikonikat (pour en savoir plus sur le projet, cliquez ICI) a, notamment, réalisé une étude sur la façon dont les visiteurs percevaient, et ce, de la façon la plus intime, les œuvres de Le Nain exposées alors au Louvre Lens.

L’exposition Le Nain au Louvre Lens, territoire d’expérimentation pour Mathias Blanc.

Dans le cadre de ce projet, ont été croisés aussi bien des outils utilisés classiquement en sociologie (observations, entretiens…) que d’autres outils utilisés dans une approche en neurosciences (tablette et lunettes oculométriques).

Équipés de ces dispositifs, les visiteurs étaient invités à regarder les œuvres. Le mouvement de leurs yeux été captés par les lunettes et permettaient d’identifier les zones des tableaux les plus regardées par rapport à d’autres que leur regard a délaissées.

Captations du mouvement du regard des visiteurs équipés de lunettes oculométriques.

Pour corroborer ces premiers résultats, ils étaient ensuite conviés à tracer un ensemble de lignes de fuite qu’ils avaient perçues sur le tableau observé à l’aide d’une tablette pour confronter ce qu’ils regardaient réellement et ce qu’ils considéraient comme la structure du tableau.

Tracés réalisés par les visiteurs pour évoquer leur perception du tableau.

Enfin, ces différents relevés ont été partagés lors de séances d’entretiens et d’observations.

Les visiteurs ont ainsi révélé qu’ils interprétaient leur perception des œuvres selon un ensemble de construits sociologiques qui diffèrent selon leur âge leur sexe, leur situation sociale ou leur origine.

Au-delà de ces construits sociologiques, le lieu et l’aménagement des espaces influent particulièrement sur les rapports sensibles et intelligibles des visiteurs physiques à une œuvre ou à des collections. Il en est de même dans le rapport que ces derniers entretiennent avec les dispositifs de médiation numérique qui peuvent leur être proposés.

3. Le numérique peut-il s’autosuffire à lui-même pour « faire médiation » ?

Sur ce point, l’approche globale de la médiation que nous préconisons dans nos missions de conseil et de formation sont clairement une réponse négative à cette question. Les dispositifs de médiation numérique auxquels l’on peut faire appel, et ce, quelques soient leurs types (vidéo projection, tablettes, appli mobiles, lunettes…) ne peuvent faire abstraction de toutes les médiations visibles ou moins visibles déjà à l’œuvre dans un lieu physique : médiations sensibles, matérielles, scénographiques ou humaines.

Pour illustrer cela, voici le retour d’une expérience que nous avons menée en 2015 avec les étudiants de l’Ecole du Louvre au Panthéon. Cette expérience avait pour objectif de sensibiliser les étudiants, par l’évaluation, à la nécessité de prendre en compte les usages des publics et toutes les composantes d’une exposition pour intégrer au mieux une médiation numérique dans un lieu.

2015, dans un contexte particulièrement traumatisant pour notre pays, entre deux attentats, 4 résistants et résistantes étaient alors panthéonisés : Pierre Brossolette, Geneviève Antonioz de Gaulle, Germaine Tillion et Jean Zay. Pour évoquer leurs mémoires, une exposition était proposée aux visiteurs du Panthéon. Située dans le transept nord du monument, cette exposition avait pour caractéristique de ne faire appel à aucune œuvre ou aucun objet pour laisser la part belle aux témoignages, aux récits et aux faits. Très documentée, des panneaux écrits accompagnés de photos présentaient la vie de ces différents résistants et résistantes.

En accompagnement de cette médiation écrite, différents dispositifs numériques ont été déployés pour permettre l’accès à des contenus d’approfondissements (photos et vidéos issus des archives de l’Institut national de l’audiovisuel) ou favoriser l’implication et interactivité avec les publics. Leur étaient ainsi proposés des bornes audiovisuelles, une frise chronologique interactive, une application mobile de visite (pour les jeunes publics), un livre d’or numérique (Guestviews), un vidéomaton (pour enregistrer des témoignages vidéos des visiteurs sur leur perception de la résistance et alimenter un webdocumentaire accessible en ligne et subsistant à l’exposition).

Les différents dispositifs numériques proposés aux visiteurs de l’exposition 4 vies en résistance.

Cette étude a donc consisté à réaliser un ensemble de relevés sur l’aménagement scénographique des espaces d’exposition (dont l’intégration des dispositifs numériques à cette exposition) les flux de visites, le comportement des visiteurs, leurs usages des dispositifs numériques (dont la facilité ou la complexité d’utilisation de ces derniers) et l’éditorialisation des contenus qui leur étaient proposés.

Pour réaliser ce travail, des séances d’observation des lieux et des pratiques des visiteurs ont été réalisées. A cela se sont ajoutés, différentes séances d’expérimentation et d’entretiens avec les visiteurs et les agents en salle.

Le protocole d’évaluation défini avec les étudiants de l’Ecole du Louvre.

L’analyse de ces relevés a permis de faire ressortir deux principaux constats :

  • Il semble nécessaire d’inclure au mieux les dispositifs numériques dans une réflexion scénographique pour mieux les intégrer dans les espaces d’exposition.
  • Pour mieux répondre aux usages des publics et définir des contenus adaptés, tester et expérimenter le plus possible en phase de conception les dispositifs que l’on souhaite mettre en œuvre pour en favoriser la prise en main par les visiteurs.

Le développement d’une présence en ligne ou l’intégration de dispositifs numériques dans un lieu culturel ne changent donc pas fondamentalement les rapports des publics aux œuvres ou collections qui lui sont proposées. En revanche, faire appel à ces dispositifs peut-être une source d’enrichissements dans les rapports qu’un lieu culturel peut entretenir avec ses publics à condition de mener des projets qui respectent profondément l’identité d’un lieu, ses espaces scénographiques, ses liens avec les publics ou les pratiques des professionnels qui y exercent. Nous évoquerons prochainement d’autres études particulièrement passionnantes sur le rapport des professionnels et des publics au numérique plus spécifiquement, à suivre !

Antoine ROLAND

wwww.correspondances.co

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