LES MUSÉES FRANÇAIS A L’HEURE DE L’OPEN DATA

{CORRESPONDANCES DIGITALES]
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9 min readFeb 26, 2019

Depuis 2018, en collaboration avec l’IESA, {CORRESPONDANCES DIGITALES] organise un cycle de rencontres entre acteurs culturels et entrepreneuriaux (voir le programme de l’année dernière). Cette année, ces rencontres auront lieu le jeudi 27 juin et seront accueillies par le 11 Conti-Monnaie de Paris avec pour thème principal : l’ouverture du secteur patrimonial à l’innovation.

L’Open Data sera un des sujets notamment traités. L’article suivant, rédigé par Agathe Lorriot et Bérénice Tailhades, étudiantes du Master 2 Valorisation du patrimoine, propose une mise en perspective des enjeux pour les institutions culturelles françaises liés à l’ouverture de leurs données.

Les données (ou data) prennent une place de plus en plus large dans les réflexions stratégiques des organisations publiques et privées. Entre volonté de transparence citoyenne et enjeux marketing, les institutions culturelles ne font plus exception pour participer à cette politique d’ouverture. Compte tenu de ce contexte, quels sont les objectifs, les usages, les limites et, plus encore, les perspectives de telles ambitions ?

Un bref historique

Historiquement, c’est la loi Freedom of Information Act de 1966 aux Etats-Unis qui a initié le mouvement d’ouverture des données publiques aux citoyens. Ce mouvement a ensuite été accentué par internet dotant ainsi les institutions, entreprises ou collectivités publiques d’un outil à grande échelle pour partager leurs données auprès du grand public.

En France, la loi CADA (Commission d’Accès aux Documents Administratifs) de juillet 1978 a obligé les autorités publiques à donner accès à la population aux documents administratifs. Une dérogation pour les établissements culturels leur a donné le droit de limiter la diffusion des données culturelles, ainsi que leur réutilisation par le public (cf Art. 11). Cette exception culturelle a été reconduite par la loi Lemaire pour une République numérique en 2016 : les institutions culturelles peuvent donc ouvrir leurs données librement sous redevance ou non.

Malgré cette dérogation, le Ministère de la culture a, dès, 1975, incité un mouvement d’informatisation et de partage des données liées aux collections des Musées de France de façon libre en les répertoriant dans un catalogue numérique, la Base Joconde.

La base Joconde, portail d’accès aux collections numérisées des musées de France.

Initialement restreint aux professionnels, ce mouvement s’est enrichi de la mise à disposition auprès du grand public de banque d’images numériques sur disques optiques (dès 1986 pour le Musée d’Orsay).

Pour généraliser ces pratiques de documentation des collections, le Ministère de la culture a lancé entre 1996 et 2013 un ambitieux plan de numérisation des collections nationales.

Depuis, de nombreuses institutions multiplient les projets pour diffuser leurs collections au plus grand nombre grâce à la mise en place de portails web ou de projets menés en collaboration avec Wikipedia. Pour ne citer qu’une institution, ce fut le cas du Centre Pompidou en 2012 en créant le Centre Pompidou virtuel qui mis à disposition de ses publics une grande partie de ses collections dont 90% sont en réserve.

Le Centre Pompidou virtuel, véritable centre de ressources en ligne.

Ouvrir ses données : pour quoi faire ?

Différentes raisons peuvent être à l’origine du souhait d’une institution patrimoniale de pratiquer une politique d’Open Data. Cette politique peut avoir pour enjeu de faciliter l’accès à ses collections, de favoriser la recherche et la documentation, d’impliquer son institution dans la société, d’animer son réseau de partenaires ou de conquérir de nouveaux publics.

Cette mise à disposition peut aussi avoir pour vocation de développer la participation de ses publics dans l’alimentation et la création de contenus afin de favoriser une logique de crowdsourcing (ou production participative).

Pour inciter ces usages de coproduction, de nombreux événements sont organisés. Pour illustration, la BnF organise depuis 2016 avec un ensemble de partenaires une série de hackathons (en 2017, DEEZER et la SACEM étaient partenaires de l’événement). Réalisés dans le cadre de la semaine de l’innovation publique, les participants de ces marathons sont invités en 24h à imaginer et développer des projets numériques à partir de Gallica et des bases de données de la BnF pour faciliter l’accès aux collections de la bibliothèque sur le web.

Au-delà de cet aspect philanthropique, l’ouverture de ses données représente aussi un vrai enjeu économique. Selon le magazine BigData, le marché mondial de l’Open Data créerait entre 3000 et 5 000 milliards $ par an, à travers sept secteurs différents. Les institutions anglo-saxonnes et européennes ont compris rapidement cet enjeu. Pour illustration, la banque d’image du Rijksmuseum à Amsterdam a généré en 2012, après mise à disposition libre de leurs données, 177 000€ de chiffre d’affaires.

Quelles pourraient être les limites pour le monde de la culture ?

Quelques limites de la mise à disposition de façon libre des données sont ici proposées à titre indicatif.

L’Open Data peut-il remplacer l’expérience muséale ? Martjin Pronk, responsable digital et éditorial au Rijksmuseum, affirme « La rencontre individuelle avec une œuvre d’art originale constitue une émotion forte et puissante qui n’est en rien affadie par des rencontres antérieures avec ses reproductions ». Bien au contraire, ouvrir son musée au numérique permet d’apporter de nouvelles pratiques, sans impacter sa fréquentation. Le musée n’est plus seulement le lieu physique où l’on se rend mais où l’expérience se prolonge.

Le Rijkstudio, portail des collections du Rijksmuseum permet de découvrir les oeuvre en Gigapixels du musée.

Numériser ses données coûte cher et peut être très long. Ce qui explique les plans de numérisation mis en oeuvre par le ministère de la culture. Par ailleurs, les musées possèdent (et ont la capacité de céder) les droits non pas de l’œuvre en elle-même, mais de sa reproduction, tout comme le photographe qui a réalisé la prise de vue. Par exemple, l’agence photographique de la RMN, qui gère les images de plus de 200 musées français génère aujourd’hui 3,3 millions d’euro de chiffre d’affaire, soit 3% du chiffre d’affaire total de l’établissement (Source : Cultureveille “Collections libres de droit dans les musées : un tabou à briser ?”).

L’agence photo de la RMN représente 3 % du chiffre d’affaires total de l’établissement.

Le respect du droit de la propriété intellectuelle peut constituer un autre obstacle à l’open data. Si les œuvres sont tombées dans le domaine public (70 ans après la mort de l’auteur), le musée peut tout à fait les mettre en ligne. Mais pour celles qui sont protégées, l’autorisation de son auteur (ou représentant) est nécessaire. Or, même en obtenant cette autorisation, il est impossible de contrôler l’utilisation des données qui circulent sur internet. Les musées peuvent se protéger de la reproduction illégale uniquement en faisant mention du droit d’auteur.

L’accès à ces contenus devrait-il rémunérer les artistes ou devrait-il être gratuit pour permettre de faire avancer la recherche scientifique et démocratiser le savoir ? Au regard de la loi, toute reproduction d’une oeuvre dont les droits n’appartiennent pas au musée implique une rémunération de son auteur. Lancé en 2011, le projet Google Arts & Culture avait pour vocation de ne présenter que les œuvres tombées dans le domaine public. Pourtant, aujourd’hui, le site publie des œuvres protégées par le droit d’auteur. Ces œuvres sont données libres de droit par des institutions comme le MOMA, donc, ni le MOMA, ni les auteurs ne touchent de rémunération.

Google Arts and Culture, une plateforme de référencement attractive pour valoriser les collections des musées français.

Qu’en est-il outre-atlantique ?

En 2014, le Metropolitan Museum of Arts (USA) met en ligne une collection de 400 000 images téléchargeables (en haute définition !) sur son site internet. Ces oeuvres, signalées par l’acronyme OASC (Open Access for Scholarly Content), sont tombées dans le domaine public et peuvent donc être utilisées dans un but non commercial.

Chaque exposition organisée au MET fait l’objet d’une mise en avant des oeuvres présentées sur son site internet.

En 2013, la National Gallery de Washington proposait 25 000 œuvres, le Los Angeles County Museum, 20 000, et le Getty Museum, 4 600. A cela s’ajoutent les livres d’art ou catalogues proposés en ligne gratuitement par le Met, le Guggenheim et le Getty Museum (voir l’article suivant sur le sujet : Le Monde, “Open access : les musées français à la traîne”).

Le développement de l’open access n’est pas qu’américain. La Tate Modern Gallery (UK) met également à disposition ses données. Et le pionnier en la matière est le Rijksmuseum (Pays Bas) qui est une des seules institutions à avoir rendu les œuvres de sa collection libres de droit pour un usage commercial. En 2012, 125 000 chefs d’œuvres hollandais sont numérisés et rendus accessibles en ligne. Aujourd’hui, la collection en compterait environ 450 000 (Pour aller plus loin voir l e focus sur l’open data dans le champ culturel, réalisé par Antoine Courtin lors de la rencontre professionnelle sur l’Open Data et la Culture).

Quel futur pour l’open data en termes de technologies ?

La technologie permet de réaliser de nouvelles prouesses, y compris en terme de numérisation des données.

Par exemple, la numérisation en 2D a cédé sa place à la numérisation en 3D qui prévaut désormais pour les objets et statues. Ainsi, Sketchfab permet la lecture de fichiers en ligne en 3D, sur n’importe quel support. Les œuvres peuvent être téléchargées sous licence CC, si l’auteur le permet.

La plateforme Sketchfab est, par exemple, utilisée par le musée Saint-Raymond pour mettre à disposition des statues numérisées en 3D.

La numérisation en 5D a également fait son apparition. La start-up Artmyn souhaite devenir un “nouveau standard et faire de [la] plateforme un Spotify ou un iTunes de l’art, domaine qui n’a pas encore vécu sa transition au numérique» explique A. Catsicas, un des fondateurs de la start-up. La numérisation des oeuvres en 5D, ainsi que la possibilité de zoomer au plus près et de changer la luminosité permet de développer de nouveaux usages, tant pour les musées que pour d’autres secteurs. Certains musées comptent ainsi sur cette plateforme pour exposer des œuvres trop fragiles aux visiteurs.

Artmyn, une plateforme qui développe un ensemble de services pour le marché de l’art et les institutions muséales grâce à la numérisation en 5D et en Gigapixels.

L’ensemble de ces solutions pourront ainsi contribuer à la mise à disposition de nouveaux formats de données et provoquer éventuellement de nouveaux usages.

Quel futur pour l’open data en termes d’usages ?

Le développement du numérique permet aux musées d’adapter leur modèle d’exposition. Le musée de demain sera moins contemplatif et plus interactif.

La tendance est aujourd’hui aux expositions immersives. Citons par exemple, l’exposition qui s’est déroulée à la Grande Halle de la Villette mettant en scène le collectif TeamLab (30 août — 06 sept. 2018) ou les animations des œuvres de Gustav Klimt ou de Van Gogh à l’Atelier des Lumières. L’open data, dans ce contexte, peut apporter une nouvelle forme de médiation.

Trailer de l’exposition TeamLab à la Villette.

Là où l’exposition est axée sur la stimulation des sens et de l’émotion, des plateformes ouvertes mises à disposition pour l’utilisateur peuvent aussi apporter une nouvelle forme de médiation, in situ ou ex situ. Des start-up dans le monde proposent de pénétrer dans certains tableaux, photographiés en ultra HD, à l’aide d’un casque VR. Goodbye SIlverstein & Partners nous plongent par exemple dans un tableau de Dali. Cet outil a été mis en place au musée de Dali en Floride. Le développement des pratiques, notamment de numérisation en 5D de l’oeuvre pourront permettre d’accéder à de nouvelles œuvres, développer de nouveaux circuits à l’intérieur même d’un tableau.

Une expérience en réalité virtuelle de l’oeuvre de Dali.

Aussi, les musées peuvent élargir leur offre autour de cette idée d’interactivité en faisant toucher les oeuvres. C’est ce qu’a proposé en 2016 la Cantor Fine Art Gallery (Los Angeles, USA) avec l’exposition “Please Touch The Art”. Fini les cordons de sécurité, les œuvres se découvrent à travers d’autres sens que la vue.

Pour prolonger ces réflexions, une rencontre avec un ensemble d’intervenants issus du monde culturel, universitaire ou entrepreneurial sera organisée le jeudi 27 juin, nous aurons donc plaisir à vous y retrouver. Plus d’informations bientôt sur correspondances.co !

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