PEUT-ON (RÉELLEMENT) INNOVER AVEC SES PUBLICS ?

{CORRESPONDANCES DIGITALES]
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10 min readNov 29, 2019

{CORRESPONDANCES DIGITALES] propose ce mois-ci de mener une réflexion sur la mobilisation des publics dans la conception de projets innovants pour des musées.

Début novembre avait lieu la 8e édition de Museomix. Ce marathon collaboratif a pour enjeu d’ouvrir les musées à l’innovation grâce au recrutement et à la mobilisation d’une pluralité de bénévoles aux compétences et expertises variées : design, communication, développement informatique ou médiation. Sur un temps court de 3 jours, les participants sont invités à matérialiser leurs idées par des solutions muséographiques et scénographiques temporaires (sous la forme de prototypes). Avec pour slogan People make museums, l’initiative revendique clairement un modèle de conception muséographique participatif. L’événement se place ainsi du côté des publics pour partir, avec un certain bon sens, des pratiques et usages des visiteurs de musées afin de mieux les accueillir et les accompagner dans leurs visites.

Exemple d’un prototype réalisé en 2019 au musée français de la carte à jouer.

Initiative louable et nécessaire qui pose, néanmoins, différentes questions face à l’implication des publics dans la stratégie d’innovation d’un lieu culturel :

  • Pour quoi faire participer ses publics ?
  • Quels sont les publics (naturellement) prêts à collaborer ?
  • Quelle doit être la place des publics par rapport à celle des professionnels ?

1. Pour quoi faire participer les publics ? Un bref historique pour une mise en perspective

  • L’enjeu des collections : associer les publics pour développer des collections plus en phase avec la société.

Une chose est sûre, l’implication des publics dans la muséologie n’est pas chose récente. Pour expliquer l’émergence de ces pratiques participatives, il semblerait pertinent de rendre, d’abord hommage, au muséologue Georges-Henri Rivière (cf. cet article sur le site du Ministère de la culture). Véritable pionnier, il a jeté les bases d’une nouvelle forme de muséologie pour constituer en 1937 les collections de ce “musée-laboratoire” que fut le Musée national des arts et traditions populaires (portant tant sur les rites, que sur les représentations ou folklores de notre société). Il a ainsi contribué à renouveler les approches muséographiques en mobilisant et en impliquant des publics non experts dans la constitution de collections par le biais d’enquêtes terrain et de collectes.

George-Henri Rivière, Figure tutélaire de la nouvelle muséologie.

Au-delà de cette figure tutélaire, un ensemble d’autres enjeux auxquels se confrontent les musées depuis quelques années pourraient expliquer cette volonté de mobiliser toujours plus les publics dans leurs stratégies de développement.

  • L’enjeu stratégique : mieux interagir avec les publics pour mieux les servir.

A partir des années 70, les services aux publics se sont déployés dans les organisations des musées avec pour ambition de mieux connaître les visiteurs, de s’adapter à leurs usages et pratiques pour les accompagner, les fidéliser et les associer aux prises de décisions (voir l’article de Claude Fourteau sur la politique de fidélisation au musée).

Le Centre Pompidou, précurseur de la mise en place d’un service des publics dans les années 70.
  • L’enjeu financier : déléguer aux publics une partie de ses activités.

Les réductions budgétaires auxquelles font face les établissements culturels depuis une trentaine d’années peuvent aussi expliquer la mobilisation accrue des publics dans la gestion des musées. La réduction des effectifs dans les institutions culturelles a contribué à trouver de nouvelles forces supplétives dans le recours à la participation pour prolonger certaines missions gérées jusqu’alors par des professionnels. Cette délégation est, d’ailleurs, au cœur de l’activité de différents musées anglo-saxons via le recours au bénévolat, il reste, néanmoins, encore loin d’être systématisé en France (cf. l’article de Jean-Michel Tobelem sur la gestion des bénévoles dans les musées américains).

Tableau issu d’un livre passionnant sur les modèles économiques des musées et bibliothèques sous la direction de Yann Nicolas. Le ratio nombre de visiteurs / effectif est ici assez éloquent : en 2013, 1 agent du château de Versailles gère en 7 871 visiteurs…
  • L’enjeu d’innovation : innover avec les publics (voici enfin le sujet clé de cet article !).

Au-delà de l’enjeu budgétaire, le recours aux publics peut aussi s’expliquer par l’essor du numérique dans les musées. D’une part, l’interactivité et la personnalisation promises par ses dispositifs détermineraient une prise en considération toujours plus importante des publics et de leurs pratiques. D’autre part, l’obsolescence rapide de certains de ces dispositifs nécessiterait une agilité et une appréhension plus fine de leurs usagers pour expérimenter, tester, concevoir et évaluer des projets à composante numérique.

L’importation de ces technologies issues des secteurs des télécoms, des médias ou du web au sein de l’univers muséal a contribué à imprégner les professionnels du secteur d’une nouvelle culture méthodologique provenant du design, de l’informatique, du marketing et, plus globalement de la gestion de projets. Pour concevoir ce type de dispositifs en lien avec les publics, beaucoup d’agences et de professionnels du secteur muséal s’inspirent et se revendiquent désormais de méthodologies innovantes et créatives aussi variées que l’UX Design, le design thinking, l’AB testing ou les méthodes Agile. Dans le secteur muséal, parmi les agences appliquant ce type de méthodes, à titre d’exemple, peuvent être citées Les Sismo, Artizest portée par Alexia Jacques-Casanova ou Signes de sens…Côté {CORRESPONDANCES DIGITALES] (aussi), nous nous inspirons, bien sûr, beaucoup de ces méthodes dans les missions de conseil et de formation que nous proposons.

Petit dictionnaire du jargon du design thinking créé par une experte de la méthode à consulter ICI

La mise à contribution des publics dans les musées est donc le fruit d’un ensemble de dynamiques muséographiques, stratégiques (et organisationnelles), financières et technologiques. D’une façon plus globale, la participation s’ancre dans une injonction sociétale particulièrement forte et, les musées ne font pas exception. Cette participation ne se fait, cependant, pas avec n’importe qui.

2. De quels publics s’agit-il pour répondre à quels enjeux de contribution ?

  • Expérimenter avec ses publics proches pour mieux les servir.

Lors de projet de conception collaborative, les publics sont souvent sélectionnés parmi les habitués, les plus proches d’un lieu culturel (tout simplement par commodité) : étudiants, scolaires, enseignants-relais, publics volontaires et, donc, avec une certaine affinité pour l’établissement culturel. Or, de fait, ce panel induira forcément un biais de sélection (c’est à dire potentiellement non représentatif).

Malgré cette limite, cette démarche de conception participative peut
permettre d’expérimenter des idées et d’enclencher un dialogue fertile avec une partie de ses publics. Récemment, dans le cadre d’une mission réalisée par {CORRESPONDANCES DIGITALES] pour l’Institut du monde arabe et le musée d’art et d’histoire du Judaïsme, nous avons initié une démarche de ce type. Nous souhaitions définir les contenus d’une mallette pédagogique numérique à destination des enseignants en collège afin de leur proposer un regard croisé sur les collections des deux musées et évoquer les liens fructueux entre cultures juive et musulmane (voir le projet dans nos réalisations).

Proposer un regard croisé sur les collections du musée d’art et d’histoire du Judaïsme et de l’Institut du monde arabe, tel est l’objectif de ce projet.

Un premier travail a donc consisté à définir avec les équipes des deux musées un fil directeur à partir de leurs collections.

Une fois celui-ci stabilisé, un panel d’enseignants de différents niveaux, issus de divers collèges franciliens et intervenant dans différentes matières en lien avec les thématiques que nous souhaitions leur proposer a été convié pour participer à un atelier “focus groupe”.

Cette dizaine d’enseignants a, ensuite, été réunis dans le cadre de cet atelier pour interagir sur les différents contenus de cette mallette, en évaluer la pertinence et proposer des adaptations et des évolutions tant sur le fond que sur la forme.

Cette démarche a permis ainsi de mieux cerner les besoins et contraintes de ces enseignants et d’adapter le projet à leur logique d’enseignement. En outre, ce premier atelier fut aussi l’occasion de commencer à fédérer un comité d’utilisateurs qui pourra accompagner le projet dans ses différentes phases et le relayer auprès de leurs collègues une fois celui-ci finalisé.

La question des publics est, néanmoins, beaucoup plus complexe si le projet que l’on souhaite porter s’adresse à des publics plus éloignés des musées.

  • Aller au contact des publics plus éloignés pour mieux innover.

Il peut sembler, en effet, artificiel de consulter uniquement des publics parmi les plus aguerris de son institution culturelle.

Les solutions qui seraient ainsi proposées ne reposeraient alors que sur des convictions partagées et n’apporteraient pas de rupture d’innovation particulièrement probante. De surcroît, les projets mis en œuvre ne contribueraient pas aux missions d’élargissement des publics attribuées à un lieu culturel.

Face à ces différents constats, certains lieux culturels ont décidé de rechercher des non-publics pour mieux s’adresser à eux. C’est le cas du musée Saint-Raymond qui a invité en 2017 des visiteurs qui n’aimaient pas les musées pour mieux comprendre comment s’adresser à eux. Pour accéder à un panel élargi, ces visiteurs ont été recrutés grâce à un article publié dans la Dépêche. Plus pour faire un coup de communication que de réellement convaincre ces visiteurs, la démarche reste tout de même particulièrement intéressante. Cette approche marque ainsi un pas de côté pour des institutions culturelles qui reste souvent, par praticité et par manque de moyens, en lien avec des publics particulièrement proches.

L’article publié dans La dépêche pour convier “ceux qui n’aiment pas les musées”.

Les types de publics à convier dans une logique de co-conception peuvent donc avoir une influence déterminante sur le projet à concevoir. L’animation des publics dans ces projets influence aussi particulièrement les résultats que l’on peut escompter de cette concertation, participation ou collaboration (selon le degré et l’espace que l’on souhaite accorder aux publics).

3. Comment animer ces logiques de collaboration : quelle doit être la place des publics et celles des professionnels ?

La place que peuvent prendre les publics dans un projet collaboratif est à estimer à l’aune de la place que les professionnels d’une institution sont prêts à leur accorder.

Une anecdote évoquée par Pauline Moirez, responsable innovation de la BnF, lors des rencontres IESA 2019 que nous avions organisées en juin à la Monnaie de paris est ici particulièrement illustrative. Pour valoriser ses collections liées à la presse, une expérimentation a été lancée par la Bibliothèque nationale de France dans les espaces de lecture. L’idée consistait à proposer un coin café-presse afin d’agrémenter les pauses des usagers de la bibliothèque. Différents entretiens ont été menés pour tester l’idée. Un satisfecit général des sondés a amené les équipes à tester en réel ce coin café-presse dans les espaces de la bibliothèque. Celui-ci resta malheureusement vide. Quelques observations complémentaires ont permis de mieux analyser le comportent de ces lecteurs. Au moment des pauses, ces derniers préféraient arrêter la lecture, sortir à l’air libre, discuter avec d’autres lecteurs.

Malgré une première consultation fructueuse, cet exemple démontre bien à quel point l’intégration des publics dans un projet ne permet pas systématiquement de répondre à leurs besoins réels même si ces besoins ont été déclarés. Par ailleurs, il démontre l’importance de multiplier et croiser les méthodes (entretiens, observations et expérimentations) pour s’assurer de la pertinence d’une solution. Enfin, pour conclure cette anecdote avec les mots de Pauline Moirez, « les utilisateurs sont experts de leurs besoins, nous sommes experts des solutions ». La place des professionnels doit se négocier dans un rapport étroit avec les publics.

Présentation de deux expérimentations : la première n’a pas été opérante, la deuxième a rencontré son public.

La prise en compte des publics, de leurs freins, de leurs motivations nécessitent, par conséquent, de mobiliser une pluralité de méthodes et d’outils pour en affiner la connaissance et réfléchir à des dispositifs d’accompagnement dans un cadre respectant le positionnement d’un établissement culturel et les professionnels qui y travaillent. A ce sujet, une étude très intéressante menée par des étudiants de paris 13 sur les compétences mobilisées dans le cadre de Museomix est à consulter ICI. Inclure les publics c’est donc ouvrir son institution à un ensemble de publics qui peuvent être animés de façon très diverses. De la simple concertation à la collaboration étroite, les méthodes d’animation peuvent s’envisager de façon complémentaires et synergiques :

  • L’observation des publics peut être un moyen de mieux s’adapter à leurs besoins. A titre illustratif, le Carrefour numérique² de la Cité des Sciences propose à ses visiteurs de participer à un laboratoire des usages (=living lab) pour les observer, expérimenter avec eux et les impliquer dans les innovations culturelles et éducatives de l’établissement.
© licence CC BY-SA 3.0 FR — Concept : EPPDCSI, Hélène Bléhaut — Illustration : Hélène Bléhaut — autres illustrations à consulter ICI.
  • Cette observation peut être complétée par une approche analytique des données générées par les publics et leurs usages (un article sur ce sujet sera réalisé très prochainement sur le compte Medium de {CORRESPONDANCES DIGITALES]).
  • Des entretiens et des ateliers en groupe peuvent enrichir ces premières recherches (du simple atelier focus groupe pour valider des idées à l’atelier de conception où les publics sont invités à concevoir avec les professionnels) pour mobiliser des publics représentatifs, valider des pistes de réflexion, proposer un prototype pour validation. Les méthodes évoquées dans cet article telles que le design thinking peuvent être ici d’un grand secours. Ronan Le Guern, responsable pôle web et digital du Centquatre a mis à la disposition de tous récemment un excellent mémoire sur les méthodologies qu’il a employées pour concevoir le site web du 104Factory (à lire ICI).
Très bon mémoire de Ronan Le Guern qui applique et fait un retour réflexif sur un ensemble de méthodes mise à contribution pour concevoir le site web du 104Factory.
  • Un ensemble d’événementiels pour revoir les formats d’ateliers parfois jugés trop classiques peuvent être aussi proposés aux publics tels que les hackathons, les Design sprints, les Barcamps…
  • Cette concertation peut se structurer et devenir une démarche systématique dans le cadre d’un projet ou de façon pérenne. Dans le cadre d’un projet, c’est le cas du Palais des Beaux-arts de Lille qui a initié dans le cadre de son projet de refonte de son atrium une démarche de concertation particulièrement exemplaire avec ses publics. D’une façon pérenne, ce qu’a mis la Réunion des musées de Rouen depuis 2016 est particulièrement intéressant, une chambre des visiteurs, véritable organe consultatif du musée sur sa politique culturelle et de développement (à suivre de près).

La mobilisation des publics dans la conception d’un projet est particulièrement riche pour tester, expérimenter, déléguer, légitimer ou communiquer sur leur participation. Cette mobilisation s’anticipe, s’organise pour identifier au mieux la place que les publics et les professionnels sont prêts à accorder et ce qu’ils peuvent respectivement en attendre. Cela induit aussi de s’accorder sur des attentes et des résultats tangibles.

Antoine ROLAND

www.correspondances.co

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