Médias en ligne : « abonnez-vous », qu’ils disaient !

Pierre Leibovici
Le blog de L'imprévu
5 min readMar 7, 2018

« Il vous reste 94% de cet article à lire ». « Vous ne pouvez pas accéder à cet article car un bloqueur de publicités est activé ». « La lecture des articles est réservée aux abonnés ». Frustrantes, et pourtant si communes, ces petites phrases qui interrompent notre lecture sur un écran.

Au pied du mur / Dessin CC BY L’imprévu

Qui ne s’est jamais retrouvé face à un mur en s’informant sur le web ? D’année en année, le « paywall », comme on l’appelle dans la profession, s’est imposé sur la plupart des sites d’information français. Ceux des journaux traditionnels (Le Monde, Le Figaro, Les Echos), comme ceux des médias natifs du web (Mediapart, Arrêt sur images, Les Jours et beaucoup d’autres). L’imprévu, que je représente, n’y a pas fait exception : depuis la sortie de notre version payante, le 29 février 2016, environ la moitié des nouveaux articles publiés sur le site sont réservés à nos abonnés. Mais plus pour très longtemps…

Un mur indéboulonnable

Il y a encore quelques mois, nous la trouvions rassurante, cette barrière devant notre production journalistique. Déjà, parce que nous ne dépendons pas de la publicité pour nous financer et que les abonnements permettent de payer nos journalistes. Pour que vous vous fassiez une idée, nous déboursons environ 700 euros pour un article avec photos qui demande dix minutes de temps de lecture. À ce tarif, il nous faut donc 108 abonnés qui paient 6,50€ chaque mois pour financer un article long format.

Réconfortant, le « paywall » l’était aussi parce qu’il reproduisait les bonnes vieilles méthodes du papier. Comme un journal dont la « une » est à la vue de tous en kiosque tandis que son contenu est réservé aux acheteurs, ce mur propose aux internautes soit de passer leur chemin, soit de payer pour lire quelques articles chaque mois.

Et puis, bâtir un rempart entre nos contenus et nos lecteurs non-abonnés était d’autant plus pertinent que d’autres avant nous s’y étaient essayés avec succès. « Regardez : Arrêt sur Images ou Mediapart l’ont fait ! », entendait-on à longueur de conférences sur les modèles économiques des médias en ligne. Alors pourquoi pas nous ?

Source : Reuters Institute for the Study of Journalism / Dessin CC BY L’imprévu

Restait un fait cruel, qu’on a sans doute trop vite occulté : très peu de Français sont encore prêts à s’abonner à un site d’information pour accéder à des articles exclusifs. Ils étaient 3% en 2016, selon le Digital News Report 2017, une étude internationale de référence sur les pratiques d’information sur le web.

Alors, quand est venue l’heure du bilan et de la remise en question avec nos lecteurs — je vous racontais cette période intense il y a quelques jours sur notre blog — , nous nous sommes posé cette question si simple et pourtant si vaste : n’a-t-on pas autre chose que des « articles réservés aux abonnés » à proposer aux lecteurs qui nous soutiennent financièrement ? À l’évidence, si. Et la réponse tient en un mot : l’adhésion.

La chute du mur

Le soleil se lève à Hawaï, en ce 11 octobre 2017. Au prix de quelques heures sup’ (il est 21 heures chez nous), nous avons rendez-vous sur Skype avec un représentant du Honolulu Civil Beat, un site d’investigation local de renom. « Pendant des années, nous avons dit à nos lecteurs : ‘donnez-nous de l’argent, nous vous donnerons du contenu’ », nous raconte Ben Nishimoto, son responsable de la philanthropie. « Cinq ans après, nous nous sommes rendus à l’évidence : l’abonnement ne marchait pas, même si on criait sur tous les toits ‘Abonnez-vous !’ ou ‘20% de réduction ce mois-ci !’ »

Comme de plus en plus de médias à l’étranger, le Honolulu Civil Beat a décidé de passer de l’abonnement à l’adhésion (le membership, comme on l’appelle là-bas). Entre le don et l’abonnement, l’adhésion correspond à un nouveau contrat entre les journalistes et leurs lecteurs. Il repose sur :

  • L’accès libre : en tant que lecteur, je peux accéder à l’ensemble des nouveaux articles publiés par la rédaction, que j’aie fait le choix de contribuer financièrement ou non. En France, aujourd’hui, c’est essentiellement sur les sites d’information financés par la publicité que l’ensemble des contenus sont en accès libre.
  • La contribution libre : je peux choisir le montant que je souhaite payer à un média. Plusieurs sites proposent déjà cette option, mais ils reposent le plus souvent sur le modèle du don (Reporterre, Bastamag et d’autres) pour lequel, par définition, aucune contrepartie n’est attendue.
  • Des avantages uniques pour les lecteurs-membres, différents de ce qu’offre habituellement un site d’information : je ne paie plus pour devenir un abonné anonyme qui bénéficie de contenus exclusifs (comme sur Netflix ou Deezer par exemple), je contribue pour devenir membre à part entière d’un média. Je peux ainsi participer à des rencontres récurrentes avec l’équipe du journal, échanger avec l’équipe éditoriale sur des idées d’articles, recevoir des formations pratiques pour apprendre à mieux s’informer en ligne, etc. Là aussi, certains médias français proposent déjà des conférences à leurs abonnés. Mais peu d’entre elles sont l’occasion d’un échange grandeur nature avec les journalistes, d’égal à égal, sur des choix éditoriaux ou la fabrication de l’information, par exemple.
Dessin CC BY L’imprévu

À cette date, plus d’une centaine de médias dans le monde ont déjà franchi le cap de l’adhésion, selon un décompte du Membership Puzzle Project, un projet de recherche international sur le sujet, qui accompagne L’imprévu depuis l’automne 2017, dans notre transition vers l’adhésion.

Le journal britannique The Guardian, par exemple, s’est jeté à l’eau début 2016, en supprimant purement et simplement son « paywall ». Depuis, 300 000 lecteurs ont choisi de devenir membres du journal. Et l’année dernière, pour la première fois depuis sa création en 1821, les revenus issus des contributions des lecteurs ont dépassé ceux de la publicité.

À L’imprévu, on n’a pas les moyens du Guardian, bien entendu. Et on se gardera bien de dire que l’adhésion est la seule voie de salut pour le journalisme en ligne. Mais après des mois d’échanges et de réflexions sur ce nouveau lien entre les citoyens et leur média, on pense avoir trouvé une recette cohérente avec notre idéal d’un journalisme utile, transparent, accessible au plus grand nombre et viable. Dès la semaine du 19 mars, lorsque sera mise en ligne notre toute nouvelle formule, vous pourrez expérimenter cette relation inédite avec un média en France.

Est-on irréalistes, trop optimistes ? Laissons-nous quelques mois pour en juger. En attendant, 25% des Français seulement disent avoir confiance en l’information sur le web début 2018. Parce qu’elle affirme que le journalisme n’est pas un produit comme un autre et, surtout, que la mission d’un média va bien au-delà de l’écriture d’un article, oui, l’adhésion nous semble avoir de l’avenir.

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Pierre Leibovici
Le blog de L'imprévu

Président et cofondateur de @limprevu, le média qui remet l’actualité en contexte