Quand une professeure-abonnée nous invite en classe

Pierre Leibovici
Le blog de L'imprévu
5 min readMar 30, 2017

28 décembre. Chacun, à L’imprévu, digère le réveillon de Noël et la folle année qui vient de s’écouler. Quand arrive soudain un message enthousiaste dans notre boîte mail. Une jeune professeure-documentaliste de lycée, fraîchement abonnée à L’imprévu, nous écrit pour savoir 1) si nos articles sont disponibles sur liseuse (la réponse est non, pour le moment) et 2) si nous aimerions intervenir auprès de ses élèves au cours de la Semaine de la presse, qui s’est achevée vendredi dernier. Ni une, ni deux, nous décidons de rencontrer cette classe de seconde, aux portes de la Normandie, pour parler de l’information en ligne. Voici les quelques enseignements que j’ai tirés de ce retour sur les bancs de l’école.

Retour en classe, au lycée Saint-Exupéry de Mantes-la-Jolie / Photo Kevin Hurtaud

“Les Clés de demain”

“D’où vient l’info ?”, interrogeait la 28e édition de la Semaine de la presse. Vaste question pour les adultes, autant que pour les 35 paires d’yeux braqués sur Zoé et Kevin, les collègues de L’imprévu qui m’accompagnaient, et moi-même. La discussion s’est donc engagée sur les lieux choisis pour s’informer aujourd’hui : si la télé du salon est souvent allumée au moment du JT, les élèves que nous avons rencontrés sont surtout branchés sur Snapchat et Twitter pour explorer l’info. Leurs parents n’y sont pas, leurs profs non plus. La vidéo est le format privilégié parce qu’elle “permet de se reposer”. Bref, l’info sur mobile est vue comme un espace de liberté, où le divertissement se confond avec les nouvelles les plus graves de la journée.

Deuxième acte, avec cette fois la question de la publicité déguisée. Pas de doute, le mot “sponsorisé” est bien compris par les élèves en face de nous comme un contenu qui n’est pas écrit par un journaliste bien qu’il en ait l’allure. Mais pour repérer ces articles non-journalistiques, c’est une autre histoire. Nous leur avons montré un exemple avec le site “Les Clés de Demain”, accessible à l’adresse http://lesclesdedemain.lemonde.fr, dont le haut de la page d’accueil affiche fièrement les logos du Monde, de L’Obs, Challenges et du Huffington Post… à côté de celui d’IBM, le “partenaire” qui finance ce site d’information dont aucun des articles n’est écrit par des journalistes. Peu de mains se sont levées pour remarquer la supercherie. Idem, lorsque mon collègue Kevin leur a présenté un autre exemple venu du site des Inrocks, où un article sponsorisé est signé “Contenu partenaire” (pour la petite histoire, comme le relevait le site Arrêt sur images, l’auteur affiché initialement était le “Service Rock”, jusqu’à ce que les journalistes du magazine protestent) : “le partenaire, c’est un journaliste, non ?”. Comme le dit si bien melty’ing Post, l’offre de publicité native créée par le Huffington Post et melty, “deux fois plus de news, deux fois plus de jeunes” ! Et qu’importe si la frontière entre journalisme et réclame est de plus en plus ténue — voire invisible pour les lecteurs les plus jeunes.

Capture d’écran d’un article publié sur “Les Clés de demain”, un vrai-faux site d’info alimenté par Take Part Media, une entreprise qui se présente comme un “brand publisher”

Dans la dernière séquence de cette rencontre, nous nous sommes arrêtés sur l’info en direct. Avec une petite innovation pédagogique : nous avons organisé un “débat mouvant”, dans lequel Kevin posait une question à la classe, tandis que les élèves se répartissaient de part et d’autre de la salle selon leur position (“oui” ou “non”), Zoé et moi étant chargés de les aiguiller dans leur raisonnement. “L’information est-elle plus fiable quand elle est en direct ?” “S’ils sont sur les lieux d’un évènement important, les citoyens doivent-ils publier des photos et des vidéos, en plus de celles des journalistes ?” Les réponses ont été contrastées, parfois enflammées, et les élèves ont fini par débattre entre eux et nous oublier. On ne pouvait espérer mieux.

La clé de demain

De ces deux petites heures passées avec des ados (et des quelques autres dans un lycée du Val-de-Marne la semaine dernière), je retiens plusieurs choses. Déjà, que la participation des journalistes à cette Semaine de la presse est indispensable mais qu’elle reste une goutte d’eau. Si seulement on pouvait faire plus ! On dit les médias enfermés dans leur tour d’ivoire et il y a du vrai là-dedans. Reste que la taille de notre équipe, à L’imprévu, ne nous permet pas de sortir aussi souvent qu’on le souhaiterait. Il n’empêche : dans les mois à venir, nous nous efforcerons de visiter autant de collèges et lycées que possible, et pas seulement pendant la Semaine de la presse.

Retour en classe #2, au lycée Marcelin Berthelot de Saint-Maur-des-Fossés (94) / Photo : Kevin Hurtaud

Mais la solution n’est pas seulement dans nos mains : l’école elle-même devrait sortir de ses murs et accorder plus de place à la réflexion sur l’information. Certes, des heures éparses d’éducation aux médias et à l’information sont prévues dans les programmes depuis quelques années. Mais les professeurs que j’ai rencontrés vivent tous la pression d’un programme difficile à finir, à une cadence souvent effrénée. Laissons leur un peu de place pour de nouvelles expériences pédagogiques autour de l’information. Un exemple ? Il y a quelques mois, la professeure-abonnée qui nous invitait et un de ses collègues ont élaboré un simili de théorie du complot autour de leur lycée. Beaucoup d’élèves sont tombés dans le panneau, tous auront appris à être un peu plus vigilants face au flot continu d’informations sur le web.

Bien sûr, l’éducation aux médias vaut pour tout le monde, y compris pour les adultes, dont peu comprennent Snapchat ou autres et ont du mal à imaginer ce qu’un journal comme Le Monde peut y faire. N’oublions pas, comme le relève le philosophe Bernard Stiegler, que “les jeunes en savent souvent plus que nous” sur les technologies numériques. J’étais moi-même très surpris de voir autant de mains levées dans cette classe de seconde quand j’ai demandé combien d’élèves savaient qu’un algorithme filtrait les nouvelles sur Facebook.

Quant à ce que peuvent faire les médias eux-mêmes lorsqu’ils s’adressent aux plus jeunes ? Eh bien, peut-être éviter les solutions trop simples, qui consistent à calibrer n’importe quel contenu qui leur est destiné en une vidéo de 30 secondes ou un article lu en moins de deux minutes. Faisons leur comprendre au passage qu’il y a d’autres informations utiles pour vivre en société que le dernier clash sur le plateau d’Hanouna ou le suivi, minute par minute, d’un attentat sur notre sol. Bref, prenons-les pour ce qu’ils sont, des citoyens en devenir déjà surinformés, mais pas condamnés à être décérébrés.

Vous aussi vous trouvez qu’on pourrait parler un peu plus d’éducation aux médias dans cette élection présidentielle ?

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Pierre Leibovici
Le blog de L'imprévu

Président et cofondateur de @limprevu, le média qui remet l’actualité en contexte