Data Brokers, entre opération psychologique et propagande.

Arthur Irrmann
Stéphane Grumbach
Published in
7 min readOct 22, 2017

L’être humain est-il vraiment prédictible? La réponse est oui. Nos habitudes de consommation sont aujourd’hui étudiées, cartographiées, vendues, et exploitées. Alors qui utilise mes données personnelles, sans m’avoir demandé mon avis ?

L’Europe: un marché à 1000 milliards de dollars en 2020

Il s’agit de grands groupes comme Twitter, mais aussi de sociétés moins connues appelées DATA Broker, autrement dit des courtiers en données. Il en existe au Royaume Uni et une centaine aux Etats-Unis notamment. Une société texane, Axciom, est leader de ce marché. Inconnue du grand public, elle collecte, traite, croise et vend des profils de près de 700 millions de personnes pour un chiffre d’affaire estimé à 1,1 milliards de dollars (chiffre de 2014).
Pour des sociétés comme Acxiom, chaque événement de votre vie a un prix, car c’est bien le croisement des informations personnelles qui leur donne de la valeur. Comme le joaillier qui révèle l’éclat d’un diamant brut en le transformant, le data broker va récolter de la donnée et la croiser: une adresse et un âge, un métier et un salaire ou des centres d’intérêt sont autant d’informations qui permettront de dresser votre profil psychologique.

Concernant le prix de ces données: séparées, elles semblent bon marché. Pour l’âge, le genre et l’adresse, on applique un tarif de base: 0.007$. Mais les prix montent vite: vous envisagez de vous marier ? 0.107$. Vous attendez un enfant ? ça progresse encore : 0.187$. Vous avez une maladie cardiaque ? 0.447$. Vous envisagez de faire du sport pour maigrir ? 0.552$.
Agrégée pour des millions d’individus, on atteint rapidement des sommes colossales. Le marché est opaque: selon les sources, il représenterait 315 Milliards de dollars rien que pour des données européennes. Et ce chiffre est à multiplier par 3 en 2020 : la valorisation de ce que certains considèrent comme une matière première atteindrait alors 945 Milliards de dollars, tout cela sans que vous n’en touchiez 1 centime. C’est un fait: vous êtes aujourd’hui devenu (à votre insu?) un produit.

De pseudonyme à donnée personnelle

Nous sommes automatiquement couverts par des lois qui encadrent la vie privée. Au Royaume Uni par exemple, qui compte nombre de ces sociétés obscures, vos données personnelles doivent être anonymisées avec le retrait de votre nom ou numéro de sécurité sociale, informations nécessaires à l’identification. Néanmoins, cela n’empêche pas leur commercialisation; mais il faut dans ce cas votre permission pour le faire. Numéro de carte bleue, relevés bancaires, casiers judiciaires constituent également des données personnelles qui sont soumises à un encadrement légal.

En revanche des données comme le genre, le code postal ou une date de naissance peuvent être commercialisées librement sans votre permission. En effet, ces données sont considérées comme des pseudonymes et non des données personnelles. Pour quelle raison? Car elles ne peuvent servir à vous identifier sans autre information additionnelle.

Le Data broker va donc exploiter ces pseudonymes pour les croiser et en créer des données exploitables en toute légalité.

Le Dr Latanya Sweeney, aujourd’hui professeur en Droit de la protection de la vie privée à Harvard, a publié en 2002 un ouvrage intitulé k-anonymity: a model for protecting privacy dans lequel elle démontre que 87% des Américains sont identifiables à partir de seulement trois données : le genre, le code postal, et la date de naissance.

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Des organes de propagande en profite

Tous les jours, des sociétés nous traquent et sondent notre vie privée. Pour nous manipuler?

À Londres se trouve l’une des sociétés les plus redoutables en termes d’influence numérique, la Cambridge Analytica du groupe SCL (Strategic Communication Laboratories).

Elle travaille notamment pour des gouvernements, l’Otan et certains partis politiques. Engagée pendant la dernière campagne américaine, elle avait pour objectif de faire gagner un candidat, Donald Trump, pour un chèque de 5 millions de dollars. Pour cela, elle a dû analyser les données personnelles de millions d’électeurs américains. Pour ce faire, elle a suivi à la trace l’activité des internautes grâce aux cookies: pages visitées, vidéos visionnées, requêtes formulées sur Google. Elle a aussi créé un quizz devenu viral sur Facebook pour sonder la personnalité des individus. Après avoir agrégé les réponses de près de 6 Millions de personnes elle a pu ainsi créer une base de données conséquente sur les personnes en âge de voter aux Etats-Unis : 230 millions de citoyens avec en moyenne près de 5000 données par personne.

Il n’est pas rare que les données soient également échangées entre les grands groupes. Certaines datas de Cambridge Analytica ont par exemple été achetées auprès de Brokers comme Acxiom, Infogroup, ou encore l’agence de notation Experian qui possède une base de données regroupant près de 15 groupes démographiques et 66 modes de vie, le tout basé uniquement sur des codes postaux.

Nos données utilisées pour nous manipuler ?

A partir de données récoltées, les data brokers sont en mesure d’identifier, localiser et cibler des utilisateurs “persuadables”, indécis, pour leur proposer des publicités sur mesure notamment sur Facebook en fonction de leurs centres d’intérêts. Un classement est établi aussi selon leur communauté ou leur religion. L’objectif : capter leur attention sur des sujets tels que l’immigration, les salaires, la sécurité. Les utilisateurs ont donc déjà subi l’action de ce que les chercheurs appellent un organe de propagande.

Un business model pour les Start-ups ?

Ces grands groupes de Data Brokers ne sont pas les seuls à vendre nos données personnelles. Des start-ups font de même avec les données récoltées via leurs applications mobiles. Fitbit partageait par exemple des données avec Yahoo. Une application de suivi de grossesse a vendu ses données sur les cycles d’ovulations et de fertilité de ses utilisatrices auprès d’annonceurs comme InMobi, spécialiste de la Pub mobile.

Notre empreinte numérique contient finalement bien plus que des données factuelles. Elle témoigne de nos désirs, nos souvenirs, nos passions, nos peurs… Ceux qui savent exploiter et croiser ces données ont le pouvoir de manipuler les informations, et ainsi faire entendre aux gens ce à quoi ils veulent croire. Entre de mauvaises mains, il est assez aisé d’imaginer les dégâts. Ces données peuvent servir l’intérêt public et le bien commun pour la recherche scientifique, la médecine ou encore des travaux d’urbanisme. Mais le problème réside dans le fait que ceux qui font l’effort de compiler ces données sont dans la grande majorité des annonceurs qui revendent ensuite ces données au plus offrant.

Quelles utilisations demain ?

D’abord utilisées par le marketing et aujourd’hui à des fins politiques, ce seront demain nos employeurs, services de police, justice, détectives, impôts, assurances, journalistes, concurrents, voisins, rivaux, bailleurs et même cambrioleurs qui pourront avoir accès sur les réseaux à une mine de renseignements.

Fréquentations douteuses, éléments de train de vie, surpoids, sports dangereux, passé de fumeur, séjours dans des pays dangereux, …. Aucune inscription à un club, à une école, aucune signature de bail, de contrat de prêt et plus généralement aucune transaction n’aura plus lieu sans que votre identité numérique ne soit passée au crible.

Quelques scénarios

  • Un homme souhaite acheter un bel objet dans une boutique luxueuse. Bien qu’aisé, sa banque lui refuse la transaction. Et pour cause: il apprend quelques jours plus tard qu’il est atteint d’une maladie qui nécessitera la mobilisation de toutes ses ressources…
  • Mon frigo est connecté: pour m’aider à ne pas gaspiller, il me propose chaque jour des recettes en fonction de mes courses. problème: je n’arrive pas à lui faire comprendre que je n’aime pas les lasagnes qu’il s’obstine à vouloir me faire manger. Sûrement un bug.
  • Un journal m’est proposé gratuitement à condition que je lui fournisse certaines données. Pas de problème, c’est un geste que je suis prêt à faire pour accéder à un contenu de qualité. Sauf que l’accès m’est refusé: mes données ne sont pas jugées suffisamment intéressantes…
  • Reconnaître un client à l’intérieur d’un magasin est un jeu d’enfant à partir de leur mobile. Une fois identifié, les prix sont ajustés en fonction d’un comportement d’achat et de leur programme de fidélité. Vous avez dit “à la tête du client” ?

Et si, du fait d’une démarche délibérée et très persistante de votre part, vous disparaissiez de cette nébuleuse qu’est le net, vous vous condamnez d’une manière plus ou moins certaine à une mort sociale par décès de votre e-version de vous-même. À vous de choisir.

Jorge Semprun disait « il n’y a rien de pire que la transparence absolue de la vie privée où chacun devient le big brother de l’autre » . Notre vie est devenue publique par défaut, privée par choix. Apprenons à nous déconnecter, tant que nos mobiles continuent à comporter un bouton arrêt.

Bibliographies

Data brokers : la grande manipulation ?

Data Brokers : top 5 des meilleurs vendeurs de données de consommateurs

Data brokers : du marketing à la surveillance de masse

The Data Brokers: Selling your personal information

Comment mon identité a été vendue par des courtiers en données

Data Brokers Tracking Your Internet, Email usage

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