Pour une innovation (vraiment) responsable.

eClair Pétreault
Stéphane Grumbach
Published in
6 min readApr 30, 2019
Image par Nong Vang

Dans les incubateurs, dans les médias, chez les investisseurs... on constate actuellement un intérêt grandissant pour les innovations numériques qui cherchent à répondre aux grands enjeux sociaux et environnementaux de notre siècle. Il peut s’agir d’une application pour smartphone qui cherche à lutter contre le gaspillage alimentaire, d’un objet connecté pour réduire la consommation d’énergie, d’une nouvelle manière de produire de l’énergie comme les panneaux solaires photovoltaïques ou encore d‘une nouvelle forme de mobilité (voiture, scooters, trottinettes électriques). La promesse des technologies vertes pour sauver le monde grandit chaque jour un peu plus et ces innovations sont souvent présentées comme un levier d’action pour la transition écologique et sociale. Pourtant, elles posent de plus en plus question dans la communauté scientifique. Au vu de leurs nombreuses externalités négatives, ces nouvelles technologies sont-elles vraiment durables ? Qui subit les effets négatifs liés au numérique ? Comment appréhender l’ensemble du cycle de vie des appareils pour inventer un monde souhaitable pour tous ?

Le numérique, une solution-problème

D’après les études de la chercheuse du CNRS Françoise Berthoud, le secteur du numérique représente aujourd’hui 10% de la consommation énergétique mondiale et cette consommation est en croissance de 8% chaque année (contre 3% pour la consommation énergétique globale). Les data centers, hébergeurs des nombreuses données produites chaque jour par les appareils numériques, sont longtemps restés invisibles : leur coût énergétique est aujourd’hui sous le feu des projecteurs. Et pourtant, le rapport intermédiaire sur la sobriété du Shift Project estime qu’ils ne sont à l’origine que de 16% de la consommation énergétique globale du numérique. Tout au long du cycle de vie des appareils numériques, c’est au moment de leur production que le coût énergétique est le plus fort. Cette étape est non seulement énergivore, elle se révèle également destructrice à plusieurs niveaux sociaux et environnementaux. Les innovations numériques que nous pensions dématérialisées, indolores, presque magiques se révèlent finalement plus physiques que jamais.

New York de nuit — Image NASA

Un impact environnemental concentré pendant la phase de production

La consommation énergétique de l’extraction des matières premières

Pour être fabriqués, nos appareils et leurs batteries ont besoin de ressources telles que le cobalt, le lithium ou les terres rares. Les terres rares sont un groupe de métaux aux propriétés voisines : leurs propriétés électroniques, magnétiques, optiques ou encore catalytiques, en font des éléments particulièrement recherchés par l’industrie. On en trouve dans de nombreux objets de notre vie courante : aimants, éclairages fluorescents, téléphones, batteries de voiture, panneaux solaires… Les mines qui permettent d’accéder à ces ressources sont majoritairement localisées en Chine (terres rares), en Afrique et particulièrement en République du Congo (cobalt) et en Amérique Latine (lithium). Comme l’explique Guillaume Pitron dans la Guerre des Métaux Rares, les méthodes d’extraction de ces éléments nécessitent des dizaines d’opérations de broyage et de réactions chimiques, et le raffinage demande de concasser beaucoup de matière pour un poids infime de produit final. Il faut par exemple compter sur 800kg de ressources pour un ordinateur de 3kg, et les rapports évoluent de 50 à 350 fois le poids selon les composants nécessaires selon l’ADEME. Cela est également vrai pour la production des technologies vertes telles que les panneaux photovoltaïques, les éoliennes ou les batteries de voitures électriques. Il y a donc un gros défi pour les industriels au niveau du temps de retour énergétique ou de l’EROI (Energy Return On Energy Invested) que Guillaume Pitron questionne ainsi : « Combien faut-il d’énergie pour produire de l’énergie ? ».

En Asie, des paysages transformés par l’extraction — Image SESYNC

L’impact sur la biodiversité

Au-delà de l’énergie consommée, les méthodes d’extractions ont également un énorme impact sur les populations locales et sur la biodiversité. La question de l’eau est un sujet central : afin de purifier les ressources extraites, les ressources locales en eau sont réservées à l’industrie minière ce qui pose de nombreux problèmes. D’une part, cela rationne énormément l’accès à l’eau potable pour les populations et leurs cultures, d’autre part, les rejets d’eaux acides entrainent une pollution des cours d’eau, des nappes phréatiques et des sols qui engendrent de gros dangers sanitaires. C’est donc tout un écosystème naturel qui est déséquilibré lorsqu’une mine est créée.

Les questions éthiques des conditions de travail

Les travailleurs des mines sont inévitablement exposés à des conditions de travail dangereuses pour leur santé. Alors qu’ils inhalent quotidiennement de la poussière et des vapeurs toxiques tout en manipulant des substances acides et radioactives, des études ont révélé l’impact négatif des méthodes d’extractions sur la santé des travailleurs. Au-delà des risques sanitaires, les mineurs s’exposent également à des dangers physiques liés au travail sous-terrain… et ceux-ci sont particulièrement élevés lorsqu’ils concernent des enfants.

En 2019, de nombreux enfants travaillent dans les mines de cobalt en RDC — Image ENCA

Un déplacement des problèmes sociaux et environnementaux

Pour le commun des mortels (que je représente humblement), envisager un achat dans l’ensemble de sa chaîne de production n’est pas un exercice facile. On réduit souvent l’impact environnemental de nos achats à l’impact lié à leur usage. C’est ainsi qu’on peut lire aujourd’hui que les transports qui fonctionnent à l’énergie électrique sont « zéro émission carbone ». Affirmer cela, c’est donc mettre de côté (plus ou moins consciemment) tous les coûts liés à la production des appareils, et nous venons de voir qu’ils sont nombreux.

Si la promesse des innovations durables est de dépolluer nos sociétés urbaines et occidentales, on se rend donc compte que les externalités négatives liées à ces innovations sont délocalisées loin, très loin de nous. Cela aurait certainement un autre sens si les mines et leurs travailleurs étaient installés à la sortie de nos villes, au-dessus de nos cours d’eau et de nos lacs, sous nos yeux…

Zero emissions, really ? — Image Renault

Que faire ?

Pour commencer, assumer. Nous ne pouvons plus voir dans le numérique et dans les technologies vertes une solution unique et révolutionnaire pour la transition sociale et environnementale. Nous ne pouvons plus concevoir le progrès comme bénéficiant à une seule partie du globe. Nous ne pouvons plus juger une innovation à sa simple utilisation, mais bien l’appréhender dans l’ensemble de son cycle de vie.

La recherche de la « sobriété » des innovations technologiques doit guider l’écoconception des appareils afin de limiter au maximum les incohérences entre la promesse et la réalité (en témoigne cet appel co-signé à la création d’une filière d’excellence en France).

Nous avons compris que la majeure partie de la consommation énergétique de nos appareils électroniques ne se faisait pas pendant leur utilisation, mais lors de leur production (jusqu’à 90% de la consommation globale selon le Référentiel du Numérique) : afin de limiter cette surconsommation, ralentissons nos achats neufs pour y préférer la réparation ainsi que les achats de seconde main.

De plus, l’allongement de la durée de vie des appareils, aujourd’hui trop peu abordée, doit être un sujet central : de la lutte contre l’obsolescence programmée à l’encouragement de la réparation, en passant par le développement des filières de revalorisation ce sont des choix politiques d’économie circulaire qui doivent être faits.

Décideurs, consommateurs, entrepreneurs, étudiants, nous devons questionner les promesses des technologies vertes et mettre de l’énergie sur la recherche de procédés plus efficients et plus justes pour l’ensemble des parties prenantes, et surtout celles qui subissent les effets négatifs ! Alors, peut-être, nous pourrons parler d’innovations socialement responsables.

Image par Dikaseva

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