Run, l’interview — Doggybags, Mutafukaz, Puta Madre…

Retour sur les grands moments du Label 619

Tristan Libersat
Cultiz
12 min readMar 31, 2017

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Et voici… Run !

Film Mutafukaz, Spin-Off, Label 619, et en bonus une vie de famille, RUN a une vie bien remplie. Et pourtant, il a trouvé le temps de répondre à nos questions sur son travail, ses prochaines créations et sa vision du monde de la BD. Installez-vous confortablement, équipez-vous d’une petite bière ou d’un bon café et passez un très bon moment en compagnie de celui qui continue de bousculer le petit monde de l’édition.

Cultiz : Hello Run, comment ça va ? Peux-tu te présenter, ainsi que le Label 619 ?

Run : Hello Cultiz ! Je suis Guillaume Renard, aka RUN (ou 777RUN). Je suis directeur de collection du Label 619 chez Ankama éditions, et auteur de BD (Mutafukaz, DoggyBags). Le Label 619, c’est la collection urbaine et décalée d’Ankama éditions… je dis ça, mais la ligne éditoriale tend à évoluer, puisque nous venons de sortir notre premier titre de science-fiction — Shangri La avec Matthieu Bablet — et nous avons même un western en préparation. Donc le côté urbain et contemporain n’est plus forcément le point de passage nécessaire pour inscrire un titre au Label. D’une certaine manière, les thèmes de fond du Label 619 s’inscrivent tous dans une même dynamique : sous le vernis graphique pulp, décalé ou agressif, il y a toujours une réflexion en filigrane sur la condition humaine. Nous nous adressons globalement à un public adulte / jeune adulte.

Je peux maintenant aussi ajouter la corde réalisateur à mon arc, puisque nous (Ankama) sommes actuellement en recherche de distributeurs pour le film Mutafukaz, qui est presque entièrement fini. Il reste à finir les musiques, le mixage et l’étalonnage.

En ce moment c’est un peu stress, avec les sorties rapprochées de Puta Madre et la dernière ligne droite pour le film Mutafukaz, mais on tient le bon bout. Je pense que j’aurai besoin de pas mal de repos une fois que tout ça sera bouclé.

Cultiz : Vous avez lancé le Label 619, il y a un peu plus de 10 ans, avec la volonté de bousculer le monde de l’édition BD en France. Un principe que l’on a retrouvé ensuite, dans une certaine mesure, chez Soleil avec « Métamorphoses » ou encore « KSTR » chez Casterman. Quel est ton point de vue sur l’édition BD aujourd’hui ? La BD française va-t-elle dans le bon sens ?

Run : Je serais bien en peine de juger si la BD française va dans le bon sens, je ne suis pas sûr qu’il y ait un bon sens, d’ailleurs. On fait ce qu’on aimerait lire, avec le cœur, et c’est ce qui importe pour moi. Il y a autant de styles de BD qu’il y a de lecteurs, donc c’est plutôt une bonne chose. Il y a des titres et séries de qualité qui sortent un peu partout, mais à mon sens perdus dans un marché terriblement saturé. 5300 titres sortis en 2016, c’est juste hallucinant. Ce n’est pas une bonne chose pour les jeunes auteurs, car c’est très difficile de sortir de l’ornière dans ce marché ultra-compétitif et dominé par les gros titres et les marques propriétaires. Ça ne fait pas de cadeau : un tome 1 qui ne marche pas laisse en général peu de chance pour la suite. Pour moi, l’abondance de BD nuit à la BD. Je préfère en tant qu’éditeur sortir moins de titres, avec un suivi éditorial très serré, et un accompagnement de l’auteur du script à la fabrication, plutôt que sortir plus de titres pour faire du chiffre et de la présence dans les rayons des libraires. C’est ma philosophie, mais c’est aussi celle d’Ankama éditions. Quand je crois en un auteur, je m’y accroche, et même si son premier titre ne fonctionne pas comme j’aurais souhaité, je continue de croire en lui, jusqu’à ce qu’il se révèle au public. DoggyBags a été aussi un spot d’exposition pour faire découvrir à un lectorat acquis des auteurs en qui je croyais. Ce sont ce genre d’expériences qui renforcent la confiance entre auteur et éditeur. Nous sommes tout petits dans le marché de la BD, et n’avons pas les contraintes des gros éditeurs qui doivent rentrer du chiffre pour faire tourner la grosse machinerie. Nous pouvons avoir ce rapport d’intimité avec les auteurs.

“En somme, le Label 619, c’est avant tout des rencontres humaines, et des envies communes.”

Je l’ai monté à l’époque, dans l’idée ludique de mettre un coup de pied au cul à la BD franco-belge, tout en en faisant. A l’époque, le marché de la BD était sclérosé, en terme de format, pagination, fabrication, etc… Je m’étais fait fermer la porte au nez de quasi toutes les maisons d’éditions françaises. Ankama m’a donné ma chance sur Mutafukaz, et m’a permis de matérialiser ma vision de l’édition de BD au travers du Label 619. C’était inespéré. Aujourd’hui, le marché s’est ouvert. D’une certaine manière, je pense que le Label 619 a un peu essuyé les plâtres d’un renouveau de la BD française.

Cultiz : Cette année est une année particulière pour le Label 619 car s’arrête votre magazine pulp / comics / série B Doggybags (on est très triste ici). Nous avions parlé du concept dans un précédent article, pourrais-tu nous parler de la genèse de ce projet ? C’était votre volonté dès le départ de sortir 13 tomes ?

Run : Quand on a commencé DoggyBags, on s’était dit avec Yuck, avant même que le tome 1 soit en librairie, que ça serait top d’aller jusqu’au n°13. A ce moment-là, le chiffre 13 nous apparaissait vraiment très loin, et on espérait juste pouvoir en faire un deuxième. Donc d’une certaine manière, oui, c’était une volonté de départ. Quand nous sommes arrivés au tome 9, on s’est reposé sérieusement la question. Mais on est arrivé à la conclusion que 13 était un bon chiffre. On n’avait pas envie de tourner en rond dans nos sujets, et de faire le tome de trop. Et puis tout à fait honnêtement, c’était un rythme très difficile à tenir pour moi et notre équipe réduite (Yuck et Tony). Parce qu’en plus de ma propre BD, et du film, il fallait continuer à accompagner les autres titres du Label. Et dans DoggyBags, il y avait pas mal de contenu à créer, en plus de l’accompagnement de chaque auteur. Mon emploi du temps était un puzzle foutraque où une priorité en chassait une autre. Doro, notre maquettiste fétiche, se tirait les cheveux à chaque bouclage, car tout bougeait jusqu’au dernier jour. Donc j’ai préféré arrêter comme ce qui avait été convenu au début, au n°13 (que je trouve très réussit dans le genre), pour garder une qualité optimale jusqu’au bout et pouvoir passer sereinement à autre chose, me recentrer sur de nouveaux projets et concepts, ainsi que sur mon travail d’auteur (comme Puta Madre par exemple). Ceci dit, l’esprit DoggyBags n’est pas mort, il y a quelques sorties « DoggyBags présente » de prévues, ainsi que des « DoggyBags One Shot », dont chaque tome, comme son nom l’indique, sera constitué d’une histoire complète.

Cultiz : Le ton ultra-décalé de chaque tome, couplé au traitement de sujets très sérieux, font de Doggybags un magazine unique en son genre. Personnellement, le tome 3 m’a laissé un souvenir indélébile, notamment grâce aux dossiers sur les cartels Mexicains et sur Florence Cassez. Y a-t-il un numéro qui t’a marqué particulièrement ?

Run : L’idée de DoggyBags était de raconter des histoires courtes, du genre qu’on pourrait se raconter autour d’un feu de camp pour se faire frémir. Le modèle de référence étaient les BD de chez EC des années 1950, mais avec un ton et un graphisme actuels. Les histoires se veulent malgré tout assez premier degré. Finalement, ce sont avant tout les fausses pubs vintage, volontairement traitées de manière humoristique, qui donnaient à l’ensemble ce côté décalé. J’aime beaucoup donner des clés de compréhension pour immerger le lecteur dans une expérience de lecture maximale. A faire des références pointues, on peut passer à côté du propos, donc c’était une façon d’accompagner le lecteur sans le prendre par la main non plus.

“Le DoggyBags n°3 m’avait bien marqué moi aussi, et pendant la rédaction des articles et le suivi des planches, je me suis infligé ce qu’internet produit de pire : des vidéos de tortures et d’exécutions. Il fallait que je me confronte à ces images pour prendre la mesure du sujet, et dresser un contexte au plus proche de la réalité des cartels mexicains.”

Mais il y a des choses tellement abjectes qui ne passeraient pas, même en BD. D’autres numéros m’ont émotionnellement marqué, les n°7 et le n°13. Le lynchage de la plage de Nosy Be, qui a été le starter de l’histoire « Welcome Home Johnny » dans DoggyBags n°5, m’avait beaucoup choqué, et j’ai même hésité à publier l’histoire une fois terminée. Le résultat était cruel et dur, mais je pense que c’était la meilleure façon de transcrire l’absurdité sordide de la situation. Le DoggyBags spécial n°9 « Death of a Nation » prend un sens ironique tout particulier depuis l’élection de Donald Trump.

Cultiz : Le 24 février sort le premier numéro de Puta Madre, spin-off de Mutafukaz, dont tu réalises le scénario… mais pas les dessins. Cela a été difficile de laisser les crayons à un autre artiste alors qu’il s’agissait d’un univers que tu as créé seul ?

Run : Pas du tout, au contraire ! Le projet était taillé pour le graphisme de Neyef, et je ne pouvais pas imaginer ce spin-off sans lui. C’est un vrai plaisir ! Il apporte à l’univers quelque chose d’unique, on a eu un gros travail préparatoire où je lui ai fourni pas mal de références visuelles, surtout des photos. Le gros avantage de ne pas faire les dessins, c’est que je me permets tout ce que je veux dans le scénario, (même des choses que je n’aurais pas forcément envie de dessiner moi-même) et ça m’oblige à me concentrer sur le propos. J’interviens dans chaque chapitre, soit au travers de petites pages de BD bonus, des tatouages sur les persos, etc… Travailler avec un autre auteur permet d’approfondir l’univers d’une manière inattendue. Ça a aussi été le cas avec Jeremie Labsolu (Metamuta) et Bicargo (Mutafukaz tome 0).

Cultiz : Contrairement à Mutafukaz, Puta Madre est diffusé de façon épisodique, comme un Comics. Qu’est-ce qui a motivé ce choix ? Comment as-tu adapté ton écriture à ce format ?

Run : Je pense que le public français est prêt pour ce format, grâce notamment aux séries TV. Tout le monde est addict aux séries américaines, et c’est la course à qui aura vu le dernier épisode de Game of Throne juste après sa diffusion aux US. On a essayé de transposer ce phénomène à la BD, comme ce qui est fait aux Etats-Unis avec les comics. Netflix, internet, les jeux vidéo, les comics, les manga… contribuent à dépoussiérer la BD à papa. Le public franco-belge n’est plus exclusif, les frontières sont de plus en plus poreuses, c’était moins le cas il y a dix ans. C’est le moment de tenter de nouvelles choses en France.

Puta Madre a été écrit pour ce format. Lire Puta Madre en issues de 32 pages, soumis au rythme de parution, c’est l’expérience de lecture optimale pour ce titre. Déjà, parce que comme la fin n’est pas encore publiée, le spoiler n’est pas possible, et les clés se dévoilent peu à peu. Ensuite parce que j’aime l’idée que du temps passe entre chaque chapitre. Du temps dans la réalité (trois semaines entre chaque sortie), mais aussi du temps dans l’histoire (plusieurs mois peuvent s’écouler entre deux numéros). L’écriture dans ce format est très intéressante, il faut aller vite dans le déroulé du récit, tout en restant dense, et essayer de donner un rythme et des articulations scénaristiques qui rendent le tout addictif. Le plus dur c’est d’accrocher le lecteur avec une nouvelle histoire. Après, il faut juste qu’il ait envie de savoir ce qu’il va se passer ensuite, et ça se fait plutôt naturellement. C’est un format qu’on a tenté, avec tous les risques que ça comprenait. On pourra éventuellement retenter le coup si les lecteurs suivent l’aventure, et si un autre titre s’y prête, mais il ne s’agit en aucun cas de vouloir singer le système américain de manière systématique.

Cultiz : Le film Mutafukaz est réalisé avec l’aide du studio japonais Studio 4°C (Amer Béton, Mind Games). Comment se passe votre collaboration ? Est-ce qu’elle a fait évoluer ton regard sur l’animation en général, et l’animation japonaise en particulier ?

Run : Il a même été réalisé entièrement par le Studio 4°C, sous ma direction et celle de Shojiro Nishimi, qui a beaucoup apporté à la mise en scène. La collaboration est terminée depuis plus d’un an maintenant, la production a duré environ 5 ans, la pré-production 1 an et demi. Nous sommes actuellement à la fin de la post-production, qui se fait en France. Les voix ont été enregistrées, le sound design est en place, et la musique est en cours de production. C’est très long, mais on arrive enfin au bout. Je ne vais pas raconter que tout s’est toujours passé idéalement. Il y a eu des coups durs, principalement à cause de la distance et de la gestion du projet en France. Mais l’expérience était vraiment enrichissante. J’ai beaucoup appris au contact des Japonais, artistiquement et culturellement. Des gens comme Nishimi San ou Kimura San sont extrêmement talentueux, et d’une grande modestie, c’était un honneur de pouvoir travailler à leurs côtés, et le résultat est au-delà de mes espérances.

J’ai toujours eu un grand respect pour l’animation japonaise, et particulièrement les projets du Studio 4°C. Mind Game est un chef d’œuvre, que tout le monde devrait avoir vu au moins une fois dans sa vie. En fait plutôt deux fois : sous hypnotique et à jeûn.

Cultiz : Le Label 619 est en pleine mutation (?) avec ce projet de film, les achats de licences US (pour Butcher Baker ou Tank Girl plus récemment)… Y a-t-il d’autres projets dont tu voudrais nous parler ?

Run : Je ne sais pas si on peut parler de mutation, je pense juste que le Label continue sur sa lancée, et qu’il est un peu plus visible qu’à ses débuts. Nous avons publié Tank Girl pour la France à la deuxième année de la création du Label, donc assez vite, finalement. Chose assez méconnue, nous avons sorti en 2013 un Tank Girl inédit : « Everybody Loves Tank Girl » jamais publié en Grande Bretagne ou aux US, une création française avec Alan Martin et Jim Mahfood, mais personne n’en a parlé. La communication a sans doute longtemps été notre point faible au départ du Label. Nous continuons à éditer des licences US lorsque le lien nous paraît évident. C’était le cas notamment avec Sons of Anarchy, Burning Fields ou Butcher Baker. Mais là encore, il s’agit avant tout de rencontres humaines. En ce moment, je bosse aussi sur une intégrale en version augmentée de Mutafukaz (pour ne pas léser les lecteurs de la première heure, j’offrirai les planches ajoutées gratuitement en téléchargement depuis la page Facebook de Mutafukaz), et sur un artbook. Nous avons des projets en cours, avec Mathieu Bablet, Guillaume Singelin, Florent Maudoux, Neyef, Sourya, Hasteda, Céline Tran, Baptiste Pagani, Jeremie Gasparuto…

Bref, on continue à faire ce qu’on sait faire, avec générosité, amour du travail bien fait, et une expérience grandissante. C’est très gratifiant.

Cultiz : Que lis-tu / regardes-tu en ce moment ?

Run : J’avoue que j’ai beaucoup de mal à trouver du temps pour me divertir, en ce moment, avec le taf, une petite fille de 3 ans et demi et une femme hôtesse de l’air. Niveau série je suis bien à la bourre, mais j’aime bien prendre mon temps. Je suis seulement en train de regarder TWD saison 6 sur Netflix, un épisode avant de me coucher (je n’aime pas rusher les séries). Je suis le manga « I am a HERO », que je trouve extraordinaire. Le thème des Zombies pourrait sembler éculé, mais les Japonais ont le don pour traiter d’un sujet avec un angle totalement différent. J’ai aussi récemment beaucoup aimé Ryuko d’Eldo Yoshimizu. En comics, je fais une réelle overdose des super-héros, et même le dernier Dark Knight m’est tombé des mains. En franco-belge, je lis L’Arabe du Futur, et je suis Les cahiers d’Esther, que j’offre régulièrement à ma famille. La dernière fois que je suis allé au cinéma, c’était le week-end dernier, pour aller voir « Your Name », le film d’animation de Makoto Shinkai, plein de poésie et à la réalisation impeccable. Pendant que je bosse, je regarde beaucoup de documentaires en rapport avec le sujet que je traite, et j’attends toujours avec impatience les nouveaux épisodes de la Tronche en Biais ou de GameKult sur YouTube. Souvent j’écoute des podcasts, l’Agence Tous Geeks, Capture Mag… La conversation scientifique, la méthode scientifique, scepticisme scientifique. Oui, ça fait beaucoup de « scientifique » pour un auteur de BD !

Quand j’ai une heure devant moi, je lance le dernier Ghost Recon. Je trouve que le support du jeu vidéo concentre le meilleur de ce qui se fait en ce moment en story telling, graphisme, musique et technique. J’adorerais un jour tenter l’expérience de l’adaptation vidéoludique.

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Tristan Libersat
Cultiz

➰ Agile Team Coach | 🚄 Release Train Engineer | ♠ Capgemini