Des villes laboratoires, et après ?

Après Masdar aux Emirats Arabes Unis ou Songdo en Corée du Sud, Woven City, au Japon, promet d’être un modèle pour la ville du futur.

Curiosity is Key(s)
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7 min readFeb 4, 2020

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Source : BIG

Sa construction, prévue pour 2021, a été annoncée en janvier par le PDG de Toyota à l’occasion du Consumer Electronic Show de Las Vegas. Mais que penser de ces smart cities créées « from scratch » ? Quel regard critique devront porter Toyota et ses partenaires pour expérimenter la ville connectée, sûre, durable et respirable de demain tout en créant un lieu de vie désirable ? Décryptage.

C’est désormais un chiffre connu : 70 % de la population mondiale vivra en ville en 2050. Véritable enjeu pour les urbanistes et les gestionnaires de la ville de demain, cette démographie croissante les interroge d’autant plus que les villes consomment déjà les deux tiers de l’énergie mondiale, et sont responsables de plus de 70% des émissions de CO2.

Pour répondre à ces défis, le concept de smart city s’est largement répandu avec à une promesse : piloter mieux les villes — leurs mobilités, leurs déchets, leurs approvisionnements énergétiques, leurs bâtiments, leurs services…- grâce aux nouvelles technologies. Et en vingt ans, les innovations en matière de smart grid, de smart building, ou de smart mobility ont explosé.

Les expérimentations se sont multipliées. Sur des campus, dans des rues existantes, des éco-quartiers et jusque dans des villes créées de toute pièce. Songdo, en Corée du Sud, est sans doute l’une des plus connues. Bâtie au sud de Séoul, sur un terrain de 610 hectares prolongeant la ville d’Incheon, elle promettait d’incarner la cité modèle.

Songdo, territoire Big Data

Sur le papier en effet tout fonctionne. Plus de 40% de la surface de la ville sont dédiés aux espaces verts. Un système souterrain de récupération des eaux de pluie conçu par CISCO permet de réduire la consommation d’eau de 40%. Et « presque tous les édifices ici sont certifiés LEED », ajoute le fondateur de l’organisation New Cities Foundation. De plus, « à chaque étage, les usagers déposent leurs déchets dans un vide-ordures, puis grâce au système d’air comprimé, ces détritus sont emportés vers un système centralisé de traitement des déchets, qui les trie et les redistribue vers les différentes filières (recyclage, incinération), décrit quant à lui l’architecte Joseph Vincent. Le réseau électrique n’échappe pas à la règle. Toutes les toitures sont couvertes de panneaux solaires, reliés au réseau smart grid. Un autre réseau, celui de la fibre optique, s’étend lui aussi sous toute la ville, afin qu’elle soit intégralement connectée et au meilleur débit ».

Et cela permet de gérer le trafic routier en temps réel, de surveiller la qualité de l’air, d’adapter l’éclairage en fonction de la fréquentation, ou d’offrir des services à domicile.

Aucun doute, Songdo est donc le parfait laboratoire big data, mais est-elle la ville de demain ? Car les cités bâties sous le seul prisme pratique de la technologie automatisent sans humaniser, critiquent certains experts. C’est « un beau modèle de machine urbaine, un système capable de maîtriser une multitude de ramifications, de dompter la complexité des événements qui s’y produisent. Mais cette machine froidement synchronisée néglige les dissonances qui font de l’espace urbain un lieu d’émulation et de développement », estime Joseph Vincent.

Elle « ressemble beaucoup à de nombreuses autres villes asiatiques modernes, un lieu de tours génériques s’élevant au-dessus d’un réseau dominé par les voitures. La vie publique est principalement confinée aux environnements climatisés des centres commerciaux et des clubs de loisirs privés, décrit, plus critique encore, l’architecte et critique Oliver Wainwrigh dans The Guardian. Et pour toutes ses étiquettes basse consommation, c’est un endroit cher, exclusif et impersonnel ».

Résultat, la ville qui devait accueillir 250 000 habitants en compterait moins de 100 000 aujourd’hui, et parmi eux une très large majorité de ménages aisés ou d’étrangers attirés par l’installation sur place de grandes écoles ou sièges d’organisations de renom.

Woven City : la vitrine de plus ?

Considérée sous le prisme de Songdo, le projet de ville expérimentale de Toyota, Woven City, doit donc être interrogé. Sera-t-il une vitrine grandeur nature des progrès potentiels en matière de mobilité et de distribution de l’espace ? Sera-t-il seulement un démonstrateur, à l’image de Songdo, habité mais sans âme ? Ou invitera-t-il aussi à expérimenter de nouvelles ou meilleures manières de vivre la ville, d’y rire, d’y partager et finalement de s’y projeter ?

Source : BIG

Les premiers détails dévoilés par Akio Toyoda, PDG de Toyota, et l’architecte du projet, le Danois Bjarke Ingels, président de BIG, sont intéressants. Aussi sait-on que Woven City sera érigée sur le site d’une ancienne usine du constructeur automobile près du Mont Fuji. 175 acres au total où tous les bâtiments seront construits en bois, rappelant la menuiserie traditionnelle japonaise, et regroupés autour de cours centrales, reliées les unes aux autres par des rues et des promenades. D’un point de vue énergétique, la ville sera alimentée par un mix vert alliant l’énergie solaire captée en toiture, l’énergie géothermique et les piles à combustible hydrogène développées par Toyota.

Ailleurs, dans les logements comme à l’extérieur, le potentiel de l’Intelligence Artificielle sera testé en conditions réelles. « Construire une ville complète à partir de zéro, même à petite échelle comme celle-ci, est une occasion unique de développer des technologies futures, y compris un système d’exploitation numérique pour l’infrastructure de la ville. Les personnes, les bâtiments et les véhicules étant tous connectés et communiquant entre eux via des données et des capteurs, nous serons en mesure de tester la technologie de l’IA connectée… dans les domaines virtuel et physique… en maximisant son potentiel », a déclaré Akio Toyoda.

De plus, 3 types de voies distinctes permettront d’y circuler. La voie principale sera utilisée par les véhicules autonomes et sans émission. la promenade sera occupée par différents types de micromobilité, tandis que le parc linéaire sera réservé aux piétons. « Cela crée non seulement un environnement de vie plus serein … mais fournit également une grande variété d’intersections entre différents types d’utilisateurs … humains, animaux, véhicules et robots … pour aider à accélérer les tests d’autonomie et d’infrastructure de ville intelligente », a encore souligné le PDG de Toyota.

Et bien sûr une place de choix est prévue pour la verdure. Végétation indigène, jardins hydroponiques, parcs de quartier ou grand parc central ont été évoqués au cours de la conférence de presse. Surtout, précision importante faite par l’architecte Bjarke Ingels, « à une époque où la technologie, les médias sociaux et la vente au détail en ligne remplacent et éliminent nos lieux de rencontre naturels, la ville tissée explorera toutes sortes de façons de stimuler l’interaction humaine dans l’espace urbain. Après tout, la connectivité humaine est le type de connectivité qui déclenche bien-être et bonheur, productivité et innovation ».

En théorie donc, les aspirations des concepteurs de Woven City semblent intégrer les notions de convivialité, de liens et finalement d’humanisme qui ont manqué à la construction de Songdo. Mais Le Corbusier croyait également dur comme fer à ses cités radieuses. Et bien des réalisations de l’architecte sont devenues des cités ghettos…

Entre utopie et dystopie : faire avec

Aujourd’hui, trop d’informations manquent. Et bien des inquiétudes subsistent. Comme à Songdo avec Cisco, ou Toronto avec Sidewalk Labs, les villes et quartiers expérimentaux ou “techno-utopies” sont de plus en plus pensés, développés et opérés par des entreprises. Cette privatisation de l’espace urbain doit être questionnée. Afin de prévoir des garde-fou d’abord : que faire si des hackers terroristes prennent le contrôle des réseaux connectés et données de Songdo aujourd’hui ou de Woven City demain? Ou si un PDG fou prend les rênes d’une de ces grandes entreprises? Les acteurs publics, élus démocratiquement, ne devraient-ils pas être à la manoeuvre, ou, a minima, intégrés au processus de décision?

Par ailleurs, la grande majorité des villes « nouvellement planifiées » sont trop souvent «des instruments pour attirer les investissements internationaux » plus que pour répondre aux besoins des prochains habitants, migrants internationaux ou ruraux, prévient Oliver Wainwrigh. « La construction urbaine, et les innombrables services de planification, d’ingénierie et techniques qui l’accompagnent, est une industrie en plein essor, mais les entreprises ont l’intention de recycler leurs idées indépendamment du contexte local ».

Sans présager du pire en la matière, la question de l’intégration de la population à ces villes nouvelles reste centrale. Pour peupler son espace, Woven City va « recruter » 2000 personnes parmi les employés de Toyota et leurs familles, ou des Japonais volontaires. Mais cette population test sera-t-elle représentative? Car pour fonctionner une ville a besoin de tous les profils socio-professionnels et socio-culturels.

Et les faire interagir se décrète difficilement. «Ces nouvelles villes doivent investir beaucoup dans leur expérience intellectuelle, en particulier en se confrontant à des villes historiques ayant des liens étroits avec leurs habitants, avance ainsi Garry Golden, consultant au sein du groupe de recherche Future Think. Vous ne pouvez pas programmer cela »

Ce sentiment d’appartenance, cette authenticité que vantent les habitants de villes « anciennes » comme New York, Paris, Londres ou Rome, ne se codent pas avec un logiciel en effet.

Il faut donc aux nouveaux faiseurs de la ville impliquer les habitants en s’appuyant sur les outils plus traditionnels et moins précis que sont les loisirs, la culture, la gastronomie…Et surtout conserver un état d’esprit critique et ouvert, assure la rédactrice et critique Diana Budds sur Curbed. « Un endroit idéal, ou même un meilleur endroit, est extrêmement subjectif », écrit-elle. Mais « en explorant ce que cela pourrait signifier, nous exposons ce qui nous afflige dans le présent et essayons de prescrire un remède ».

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Who said real estate wasn’t sexy?! Curiosity is key at Keys AM. This is our exploration journey.