La smart city est morte. Vive la ville déviante !

Aussi réjouissant et novateur qu’il a été au départ, le concept de smart city a (déjà) démontré ses limites.

Curiosity is Key(s)
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7 min readDec 8, 2020

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L’exemple de Songdo ou l’échec du projet Sidewalk Labs à Toronto ont caractérisé son principal défaut : optimiser la construction urbaine et la vie en ville comme on optimiserait un process industriel.

Or la ville authentique, désirable et durable, n’est ni linéaire ni automatique. Elle vit. Et pourtant bien des défis l’attendent dont on pourrait espérer que la technologie aide à les relever. Alors, quand dans un récent rapport, la chaire ETI de la Sorbonne a invité à urbaniser l’Intelligence artificielle, cela a attisé notre curiosité. Nous avons souhaité en savoir plus.

« Il faut arrêter d’essayer de rendre nos villes intelligentes. Il faut en finir avec toute la mythologie de la smart city, qui est un concept purement marketing, et renverser le paradigme. Plutôt que de vouloir faire de nos villes des algorithmes ou des systèmes automatisés, essayons de faire de l’intelligence artificielle quelque chose d’urbain, c’est-à-dire quelque chose qui renforce le vivre-ensemble, qui serve le dialogue urbain, aide à l’inclusion, promeuve la ville écologique et rende possible la flânerie, la déviance, la liberté… », tranche Hubert Beroche, chargé de mission « Ville du quart d’heure et IA » à la Chaire ETI.

Pourtant, ce jeune entrepreneur, bientôt diplômé de l’EM Lyon et fondateur de Urban AI, a longtemps fait partie des « admirateurs » de la smart city. C’est même ce qui l’a poussé, pour son projet de fin d’études, à faire un tour du monde de l’intelligence artificielle en ville.

« Quand j’ai commencé ce tour du monde, j’étais moi-même très fortement ancré dans toutes les mythologies de la smart city, et mû par une certaine fascination pour la technologie en générale. La preuve en est que le projet s’appelait initialement « Smart World » », raconte-t-il.

Première étape : bâtir un contrat social

Parrainé par Cédric Vilani, l’ancien député et mathématicien médaillé Fields, et Carlos Moreno, le « père » du concept de la ville du quart d’heure, il a ainsi exploré 12 métropoles entre juillet et décembre 2019.

A Paris, Montréal, Boston, New York, San Francisco, Séoul, Tokyo, Singapour, Dubai, Amsterdam, Londres et Copenhague, il est allé à la rencontre d’experts de l’IA, d’entreprises et start-up, mais aussi de philosophes et d’urbanistes avec trois grandes questions en tête : l’IA peut-elle nous aider à créer des villes durables, c’est-à-dire des villes respectueuses de l’environnement, des villes inclusives et des villes économiquement dynamiques ? Que peut-on faire concrètement avec l’IA en milieu urbain ? Et comment une ville peut-elle s’approprier l’IA sans risquer de devenir un territoire mécanisé et sous surveillance ?

Ses rencontres, ses questionnements, ses analyses et ses inspirations, les a d’abord résumés dans un rapport « Urban IA », avant de poursuivre son travail au sein de la chaire ETI, qui vient de publier un numéro de ses Cahiers dédié aux villes et à l’IA.

Mais de retour en France, une conclusion s’était imposée à lui : il faut urbaniser l’IA pour faire qu’elle s’articule avec les systèmes « vivants, imparfaits et organiques que composent les villes » et serve vraiment leur durabilité comme leurs spécificités.

Et pour y parvenir, trois étapes semblent indispensables. Tout outil d’IA urbain doit faire l’objet d’un contrat social d’abord.

« La ville ne trouvant son équilibre que dans un vivre-ensemble, si on veut déployer des technologies, elles doivent l’être sur un contrat social entre toutes ses parties prenantes, explique Hubert Beroche. Boston l’a bien illustré sur le sujet mobilité intelligente. Elle a ainsi invité les citoyens, le MIT, les start-up et autres entités autour de la table pour définir ensemble comment ils souhaitaient s’approprier cette nouvelle donne et quelles limites ils y trouvaient ».

Deuxième étape : donner matière à l’IA

Autre étape nécessaire pour urbaniser l’IA : la rendre visible.

« Car le problème aujourd’hui c’est que si on récolte déjà de grandes quantités de données en milieu urbain, en tant que citadins nous n’avons absolument pas conscience des données qui sont collectées sur nous ni de quelles intelligences artificielles les utilisent », souligne le fondateur d’Urban AI.

En fait, en la rendant invisible aux yeux du plus grand nombre, il s’agit de favoriser en ville ce que géants du web et marques veulent faire sur leurs sites et appli : améliorer la « user experience » en fluidifiant le parcours, en évitant toute friction, tout ce qui pourrait empêcher un utilisateur d’acheter ou de poursuivre sa visite sur une page. Or, en ville, cette approche ne convient pas. D’abord parce qu’elle crée une « relation sur la modalité du panoptique de Foucault, c’est-à-dire qu’on est vus sans voir ce qui nous voit. Et même déployé sur des terres démocratiques, ce ressort est « normalement » utilisé par des dictatures », rappelle Hubert Beroche.

De plus, parce que l’infrastructure de l’IA est faite de capteurs et autres matériels camouflés dans la ville, cela crée aussi un urbanisme invisible.

« Sur-optimisées à l’aide de jumeaux numériques, nos villes deviennent fluides, servicielles et « user-friendly ». « User-friendly » car la ville fonctionne ainsi à la manière d’une application ergonomique : sans friction. Or un espace sans friction est souvent traversé mais rarement investi et encore moins habité. En ce sens, l’urbain est avant tout frictionnel. Et pour cause, une ville se caractérise par son aptitude à produire de l’imprévu et à interpeller », peut-on lire dans les Cahier de la Chaire ETI.

Pour contrecarrer les risques d’hyper-surveillance et de fluidité inanimée de la ville, il convient donc d’imaginer de nouvelles interfaces : « de designer autrement les capteurs par exemple, de manière à ce qu’ils puissent être vus des individus, et donc assumés comme objets de collecte de données, et surtout pour qu’ils puissent voir les données collectées sur eux et interagir avec », poursuit Hubert Beroche.

Troisième étape : programmer les « déviances »

Enfin urbaniser l’IA suppose d’imaginer des algorithmes déviants. Car aujourd’hui, en ville ou ailleurs, toutes les IA ou presque reposent sur la logique de l’optimisation. On veut optimiser les flux urbains, les consommation d’énergie, la finance…

« Et on a voulu répliquer cette logique d’optimisation aux relations sociales et aux manières de vivre la ville, note Hubert Beroche. Cela ne peut pas fonctionner. »

Il plaide donc pour l’utilisation d’algorithmes déviants, pour optimiser parfois mais aussi pour diversifier nos liens sociaux, nous faire découvrir le ville, nous permettre de flâner et de dévier des routes et endroits optimaux.

« L’objectif est aussi d’éviter de polariser davantage une société qui le devient déjà à cause des systèmes de recommandation utilisés par des plateformes comme Facebook, Linkedin ou Amazon pour nous cibler et retenir notre attention. C’est ce qu’on appelle les chambres d’écho ou bulles d’informations, et à force de ne voir que des contenus identifiés comme ceux que vous aimez, cela renforce vos convictions et nuit au débat d’idées. Cela accroît les radicalisations. Et en ville cette mécanique empêche la friction et la découverte », souligne encore le chargé de mission à la Chaire ETI.

Des exemples novateurs existent déjà pour rompre la logique « optimisatrice » des algorithmes. En France, le Think Thank Hérétique a par exemple développé l’application « Dérive » pour lutter contre le recours systématique à l’itinéraire optimisé. Aujourd’hui, lorsqu’on veut aller d’un point A à un point B, toutes les technologies ont été pensées pour trouver le chemin le plus rapide pour nous y conduire. « Or si c’est une modalité pour trouver un itinéraire, cela ne devrait pas être le seul ». Ainsi « Dérive » a pensé à ceux qui voudraient simplement flâner, changer leurs habitudes et découvrir de nouveaux visages de la ville. Une simple boussole indique donc les directions et le nombre de mètres qui sépare l’habitant ou le touriste de sa destination.

Pour Hubert Beroche, rien n’est donc figé ni ne doit le rester.

Toutefois une chose est sûre, aussi formidable que puisse apparaître l’IA, « à elle seule, elle n’est qu’un outil, un pharmakon dirait Bernard Stiegler. A nous désormais de s’emparer de cette technologie pour relever les défis majeurs de notre époque et agir pour un monde meilleur. S’emparer d’une technologie ce n’est pas seulement la développer ou l’utiliser. C’est la comprendre et se l’approprier pour éviter qu’elle ne nous asservisse. C’est prendre le temps de parcourir son champ des possibles pour faire advenir un futur souhaité et souhaitable. C’est, enfin, s’assurer qu’elle serve notre humanité et nos idéaux ».

Alors soyons déviants et hérétiques, pour une ville désordonnées et “vibrant” à la Jane Jacobs, plutôt que l’odre de l’hygiéniste Robert Moses !

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