Permis d’innover : contours juridiques du “permis de construire sans affectation”

Canal Architecture a déposé un permis de construire sans affectation pour un bâtiment “ni bureau, ni logement”. Analyse juridique.

Géraldine Lancel
Curiosity is Key(s)
8 min readMar 7, 2022

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En décembre 2021, Canal Architecture annonçait avoir déposé le “premier permis de construire sans affectation”. L’agence a conçu “pour le compte d’Elithis un bâtiment bordelais de 9 étages, ni bureaux, ni logements”. En tant que Responsable juridique de Keys REIM, je vous propose de faire le point pour Curiosity is Keys sur les contours juridiques de cette nouvelle forme de permis de construire destinée à encourager l’évolutivité des bâtiments.

Cette note a été rédigée avec Alix Ouvry, Consultant spécialisé en Immobilier, que je tiens à remercier.

La future tour Elithis à Bordeaux © Elithis (Le Moniteur)

Cadrage et définition

Le permis d’innover

Le permis d’innover est un dispositif dérogatoire mis en place par la loi du 7 juillet 2016 relative à la Liberté de Création, à L’architecture et au Patrimoine, et introduit à titre expérimental pour une durée de 7 ans à compter de la promulgation de la loi du 23 novembre 2018 (loi ELAN). Cette disposition est antérieure au permis d’expérimenter, introduit en mars 2019 dans le cadre de la loi Essoc afin de favoriser l’innovation, sous réserve d’apporter des solutions d’effets équivalents aux missions et règles auxquelles il est proposé de déroger.

Le permis d’innover, tel que porté par la loi ELAN, permet aux maîtres d’ouvrage (personnes publiques ou privées), qui interviennent dans la mise en œuvre de projets situés dans plusieurs zones géographiques déterminées, de déroger aux règles opposables à leur projet, à condition de démontrer que sont atteints des résultats satisfaisants aux objectifs poursuivis par les règles auxquelles il est dérogé.

Le caractère équivalent de la solution proposée doit être attesté, avant le dépôt de la demande d’autorisation, par un organisme tiers, indépendant de l’opération, cette attestation pouvant être fournie par des contrôleurs techniques agréés. Cet organisme contrôle également, au cours de l’exécution des travaux, la bonne mise en œuvre des moyens utilisés par le maître d’ouvrage et en atteste, au moment du l’achèvement des travaux, auprès de l’autorité compétente.

A l’appui de la demande de dérogation, le maître d’ouvrage présente une étude permettant d’établir qu’il parviendra à des résultats équivalents à ceux découlant de l’application des règles auxquelles il est dérogé et que les moyens mis en œuvre présentent un caractère innovant (sur le plan technique ou architectural). Cette étude fait l’objet d’un avis de l’établissement public administratif territorialement compétent (ou à défaut, le Préfet). Le maître d’ouvrage doit ensuite joindre l’étude ainsi que l’avis conforme à sa demande de permis d’aménager, de permis de construire ou de déclaration préalable. Le permis ou la décision de non opposition à déclaration préalable tient lieu d’approbation des dérogations.

Les zones géographiques concernées sont:

  • Les Opérations Nationales d’Intérêt (OIN)
  • Les Grandes Opérations d’Urbanisme (GOU)
  • Les Opérations de Revitalisation du Territoire (ORT)
  • Le futur village olympique de Paris 2024

Les règles de construction auxquelles il peut être dérogé en application de l’ordonnance du 30 octobre 2018 visant à faciliter la réalisation de projets de construction et à favoriser l’innovation sont celles portant sur :

  • 1° La sécurité et la protection contre l’incendie, pour les bâtiments d’habitation et les établissements recevant des travailleurs, en ce qui concerne la résistance au feu et le désenfumage ;
  • 2° L’aération ;
  • 3° L’accessibilité du cadre bâti ;
  • 4° La performance énergétique et environnementale et les caractéristiques énergétiques et environnementales ;
  • 5° Les caractéristiques acoustiques ;
  • 6° La construction à proximité de forêts ;
  • 7° La protection contre les insectes xylophages ;
  • 8° La prévention du risque sismique ou cyclonique ;
  • 9° Les matériaux et leur réemploi.

Exemples de projets

C’est ainsi qu’en application de ce dispositif, trois établissements publics d’aménagement (Bordeaux Euratlantique, Euroméditerranée et Grand Paris Aménagement) ont lancé plusieurs appels à manifestation d’intérêt (AMI), dont l’un, en décembre 2017, destiné à accompagner des projets innovants mais dont la mise en œuvre serait entravée par des blocages réglementaires.

L’exemple de Bordeaux

Parmi les lauréats de l’AMI de 2017 désignés pour mener à bien des expérimentations constructives nécessitant de déroger à la réglementation, se trouve le cabinet Canal Architecture qui propose de concevoir des bâtiments structurellement réversibles, facilitant ainsi le changement de destination et l’adaptation aux besoins des occupants.

Ce faisant, le cabinet d’architecte a déposé, en décembre 2021, une demande d’autorisation d’urbanisme pour l’édification d’une construction sans destination. Canal Architecture prévoit alors de construire l’ouvrage pour le compte du maître d’ouvrage Elithis, sélectionné par l’EPA Euratlantique et qui avait mis à disposition une parcelle pour lancer l’opération (selon le Moniteur).

L’opération de Bordeaux a été menée par Canal Architecte, avec ;

  • Des étages hauts de 2,70 m, une épaisseur de 13 mètres pour un bâtiment traversant.
  • Une structure poteaux-dalles.
(Source: Le Moniteur, Décembre 2020)

Cette opération pourra accueillir des bureaux et/ou des logements, puis changer de destination dans quelques années (se transformer en hôtel ou en plateforme logistique par exemple), sans :

  • Qu’aucune façade ni aucun escalier ne doivent être modifiés (bâtiment conçu afin d’être réversible par Canal Architecture).
  • Qu’un permis de construire modificatif ne soit requis en cas de changement de destination.

Pour rappel, un changement de destination consiste à modifier l’affectation de tout ou partie d’un bâtiment (un commerce en habitation et inversement, par exemple), cette modification entraînant le passage de l’une à l’autre des cinq destinations ou vingt et un sous-destinations recensées par le Code de l’Urbanisme (articles R. 151–27 et R.151–28 du CU).

Ce changement de destination nécessite habituellement le dépôt d’ une demande d’autorisation d’urbanisme (déclaration préalable de travaux ou demande de permis de construire).

Pour mener à bien cette opération située dans la ZAC Saint-Jean Belcier, près de la gare de Bordeaux, trois dérogations ont été demandées:

  • La première dérogation concerne justement la possibilité de ne cocher aucune case dans la partie «destinations» du document Cerfa n°13409*06, indispensable aux services instructeurs, en l’occurrence ceux de la préfecture, pour apprécier la destination urbanistique d’un immeuble, mais au contraire à opter pour deux destinations potentielles (habitation et/ou bureaux).
(Source: Le Moniteur, 2021)
  • La deuxième dérogation est d’ordre fiscal. En France, TVA et redevances diffèrent selon l’utilisation du bâtiment. Dans ce cas précis, elles seront calculées de manière rétroactive au bout de quelques années, selon les affectations constatées du bâtiment.
  • La troisième dérogation concerne la réglementation incendie. Les occupants doivent-ils descendre par des issues de secours comme dans un immeuble de bureau ou bien rester sur place, à l’instar de ce qui est demandé aux habitants à leur domicile ? Après discussions avec les sapeurs-pompiers, c’est la première option qui est retenue.

Seule contrainte exigée par la maîtrise d’ouvrage : il faudra conserver un gestionnaire unique des lieux, et ne pas se transformer en une copropriété, ce qui rendrait les mutations trop complexes.

La livraison est prévue pour 2024, avec une programmation initiale de 4 492 m² découpée avec :

  • près de 3 000 m² de logement
  • environ 1 000 m² de bureaux
  • une crèche
  • des terrasses et des « fabriques » espaces mutables sans affectation précise.

Autres exemples de projets utilisant le permis d’innover

  • Tester l’utilisation de béton de seconde vie, avec l’utilisation de granulats de bétons recyclés, notamment issus des sites industriels ou de la déconstruction. C’est le Cérib (Centre d’études et de recherches de l’industrie du béton), qui a planché sur la seconde vie du matériau, et son projet a été retenu par les trois Établissements Publics d’Aménagement (EPA) organisateurs.
  • Éviter le traitement chimique du bois de construction et améliorer la durabilité biologique des structures.
  • Mettre en place un système de réutilisation des eaux usées et des eaux de pluie, couplé à un système plus général d’économie circulaire grâce à un procédé de phytoépuration, dans le cadre d’une opération d’immobilier neuf.
  • Rendre les logements plus évolutifs et modulables notamment dans le but d’assurer à l’acquéreur un investissement durable.
  • Les informations concernant les autres lauréats de l’appel à manifestation d’intérêt pour des projets innovants (utilisant le permis d’innover), lancé par les trois établissements Bordeaux Euratlantique, Euroméditerranée et Grand Paris Aménagement en décembre 2017, sont disponibles dans cet article du Moniteur.

Et ensuite ?

Dans le prolongement des textes législatifs favorisant le permis d’innover, la loi Climat et Résilience du 22 août 2021 offre la possibilité de déroger à certaines règles du PLU, comme les hauteurs d’immeubles, ou encore l’aspect extérieur des façades, afin de permettre leur végétalisation. La loi encourage également à lutter contre l’artificialisation des sols, et insiste sur les enjeux de réversibilité des bâtiments. Le permis d’innover, pour l’instant contraint à des zones réglementaires spécifiques (listées en début de note), peut s’avérer un outil puissant pour répondre à ces objectifs. Le Cabinet LPA-CGR avocats a résumé dans cette note les points saillants de cette nouvelle loi Résilience climat.

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REFERENCES :

TEXTES APPLICABLES :

Loi n°2016–925 du 7 juillet 2016; loi n°2018–1021 (loi ELAN); loi n°2018–727 du 10 aout 2018 (loi ESSOC); ordonnance n°2018–937 du 30 octobre 2018; art. L.312–5 Code de l’Urbanisme; Décret n° 2021–872 du 30 juin 2021; Arrêté du 12 août 2021 (LOGL2124252A).

GLOSSAIRE :

  • Opérations Nationales d’Intérêt (OIN) : Définie à l’art. L.102–12 du Code de l’urbanisme. Concerne les opérations d’aménagement qui répondent à des enjeux d’une importance telle qu’elles nécessitent une mobilisation de la collectivité nationale et à laquelle l’Etat décide par conséquent de consacrer des moyens particuliers. Les OIN sont qualifiées par décret en Conseil d’Etat (codifiées à l’article R.102–2 du CU) et inscrites sur la liste des opérations auxquelles cette qualité est reconnue.
  • Grandes Opérations d’Urbanisme (GOU) : Une opération est qualifiée de GOU lorsqu’elle est prévue par un contrat de projet partenarial d’aménagement et que, en raison de ses dimensions ou de ses caractéristiques, sa réalisation requiert un engagement conjoint spécifique de l’Etat et d’une collectivité territoriale ou d’un établissement public cocontractant (art. L.312–3 du CU).
  • Opérations de Revitalisation du Territoire (ORT) : Les opérations de revitalisation de territoire ont pour objet la mise en œuvre d’un projet global de territoire destiné à adapter et moderniser le parc de logements et de locaux commerciaux et artisanaux ainsi que le tissu urbain de ce territoire pour améliorer son attractivité, lutter contre la vacance des logements et des locaux commerciaux et artisanaux ainsi que contre l’habitat indigne, réhabiliter l’immobilier de loisir, valoriser le patrimoine bâti et réhabiliter les friches urbaines, dans une perspective de mixité sociale, d’innovation et de développement durable. Ces opérations donnent lieu à une convention entre l’Etat, ses établissements publics intéressés, un établissement public de coopération intercommunale à fiscalité propre et tout ou partie de ses communes membres, ainsi que toute personne publique ou tout acteur privé susceptible d’apporter un soutien ou de prendre part à la réalisation des opérations prévues par la convention. (art. L.303–2 Code de la Construction et de l’Habitation)
  • Destination : La destination des bâtiments en urbanisme correspond à ce pourquoi une construction est édifiée. Elle est un des éléments indiqués dans la demande d’urbanisme relative au bien (permis de construire ou déclaration préalable). Aux termes des articles R. 151–27 et R. 121–28 du Code de l’urbanisme, il existe 5 destinations (habitation, commerce et activités de service, équipements d’intérêt collectif et services publics, exploitation agricole et forestière et autres activités des secteurs secondaires ou tertiaires), elles-mêmes divisées en 21 sous-destinations.

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