Genèse de Visa et potentialités des organisations chaordiques : leçons de Dee Hock

Olivier Piazza
découvrir l’intelligence collective
4 min readSep 20, 2019

Début 2019, 1,1 milliards de cartes Visa étaient en circulation. Ces cartes par lesquelles transitent aujourd’hui l’essentiel des transactions marchandes nous semblent une évidence. Ca n’a pas toujours été le cas. Comment cette invention qui suppose l’une des plus vastes coopération et coopétition multi-acteurs a-t-elle pu naitre ?

Cette question nous mènera à découvrir un remarquable pionnier : Dee Hock, son fondateur. Il en a été le CEO pendant seize années et a imaginé des modes d’organisation jamais expérimentés dans le monde bancaire. Réfutant le modèle hiérarchique qu’il estimait archaïque et inadapté, il conçoit alors une organisation qu’il nomme ‘chaordique’ basée sur l’auto-organisation à l’échelle mondiale. Il affirme que les personnes privées de leur capacité d’auto-organisation et d’auto-gouvernance sont ingouvernables.

“Le désir de commander et contrôler est une compulsion destructive et mortelle de se priver soi-même et de priver les autres de joie de vivre“ — D. Hock

Précurseur de la carte Visa, BankAmericacard est initialement lancée en 1966 par Bank of America (BoA) comme un produit maison, dans une institution bien classique. Progressivement, au fur et à mesure que les banques licenciées adoptent la carte, la transforme selon leurs besoins spécifiques, la distribue auprès de leurs clients des différents états américains, et obtiennent l’adoption par les commerçants, les problèmes et incohérences grandissent, jusqu’à provoquer une crise majeure entre les banques distributrices de la carte et BoA. Dee Hock, alors en charge de la franchise pour la National Bank of Commerce, propose de créer un comité de réflexion et d’action regroupant ses pairs pour agir et compenser ce qu’ils jugent être la passivité et l’incompétence de BoA. Contre toute prédiction, Hock réussit à obtenir le soutien de BoA pour cette initiative. Ses pairs le choisissent comme leader de ce comité. Pour permettre la juste implication de tous, des Comités régionaux sont mis en place. Le leader élu de chacun de ces comités siège alors au Comité national. Notons en passant l’application naturelle des principes d’élection sans candidat, de structuration ascendante, et finalement de design d’un communs selon les principes d’E. Ostrom. Chacun des comités, tout comme l’ensemble, est auto-organisé. Dee Hock perçoit alors l’opportunité de créer une toute autre forme d’organisation. Lorsqu’il réfléchit à une organisation alternative au modèle initié par Bank of America lors du lancement de la carte, il pointe du doigt le piège de la métaphore cartésienne mécaniste et dichotomisante adoptée par l’entreprise industrielle. Elle conduit à la tyrannie du contrôle, à l’uniformisation des pratiques, au conformisme passif. Trois interrogations fondamentales et lancinantes stimulent son questionnement :

“Pourquoi les institutions, qu’elles soient politiques, commerciales ou sociales, de plus en plus, partout, sont-elles incapables de gérer leurs propres affaires ?

Pourquoi les individus, de plus en plus, partout, sont-ils en conflits avec et aliénés par les organisations dont il font partie ?

Pourquoi la société et la biosphère sont-elles de plus en plus en déroute ?”

Pour Dee Hock toute organisation doit être basée sur les principes du vivant et s’appuyer sur les concepts biologiques pour que les parties en interdépendance forment un tout synergique.

“La source de tous nos problèmes d’aujourd’hui vient de l’écart entre notre façon de penser et la manière de fonctionner de la nature“ — Gregory Bateson

Avec ses pairs, il élabore les principes clés de l’organisation qui reprendrait la gestion de BankAmericacard : auto-gouvernance par les membres eux-mêmes, auto-organisation, pouvoir distribué, compétition et coopération à la fois, adaptabilité pour sa durabilité. A nouveau, après des échanges longs, approfondis et passionnés, grace à l’implication volontaire de centaines de licenciés élaborant collectivement et collégialement la proposition sous tous ses angles, ils parviennent à convaincre BoA de transférer la propriété de la carte à leur collectif, qui sera bien plus tard rebaptisé Visa. Il restait alors à obtenir l’accord de 80% des 3.000 banques détenant une licence de BoA. Ce fut chose faite en atteignant l’unanimité !

Ce changement de perspective demande une révolution des modèles internes de réalité, revisitant ce que nous croyons juste et vrai, ce que nous prenons pour la réalité. Dee Hock considère que le code génétique de l’organisation n’est autre que sa finalité commune, ses principes partagés et ses process de gouvernance. Aucune loi, règle ou contrat ne remplace de telles fondations clairement exprimées, partagées et incarnées. Au lieu de manager vers le bas, source de domination, il propose que chacun se manage soi-même, manage ses pairs et ses supérieurs en application du code génétique commun. La capacité d’auto-organisation est donc pleine. La liberté d’initiative stimule l’innovation. Chacune des innovations émergera de l’un des membres, sans contrôle central.

Comprendre les événements et influencer le futur demande la maitrise de quatre manières de regarder les choses : telles qu’elles étaient, telles qu’elles sont, telles qu’elles vont probablement devenir, telles qu’elles devraient être.“ — D. Hock

En 1984, après seize années de réussite de son projet de réinvention des organisations, une petite voix intérieure lui souffle d’abandonner le monde des affaires pour laisser advenir quelque chose de plus grand. Il se retire alors et prend une retraite prolongée avant de revenir avec un livre : One from Many. Dans son processus de rédaction, il découvre comme ses idées et les principes qui ont guidé son action rejoignent le concept de Système complexe adaptatif forgé par le nouveau Santa Fe Institute.

Les leçons à retirer de cette expérience sont immenses pour réussir à affronter nos périls sociétaux actuels en s’appuyant sur les potentialités de nos intelligences collectives. Jamais n’avons-nous eu un besoin aussi vital de créer des organisations respectueuses des lois biologiques et, par essence même, de la nature dans son ensemble, humains et non-humains.

Pour approfondir :

D. Hock. One from many. Visa and the rise of chaordic organization. Berret-Koehler Publishers

O. Piazza (2018) Découvrir l’intelligence collective. Dunod.

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