L’intelligence collective en 10 mn

Olivier Piazza
découvrir l’intelligence collective
8 min readNov 23, 2022

Régulièrement autour de moi j’entends cette question : c’est quoi l’intelligence collective ? Je retombe aujourd’hui sur le texte de ma conférence à l’Association des Praticiens du Droit Collaboratif — Colloque du 15 octobre 2021 qui répond à cette question. J’en partage donc ici le contenu :

Le mandat qui m’est confié ici est de partager avec vous ce que nous pourrions appeler les fondamentaux de l’intelligence collective. Ça tombe bien, c’est au coeur de mes activités et de mes recherches depuis plusieurs années, que ce soit au sein de la coopérative que j’ai co-fondé avec plusieurs pair.e.s, Les Maisons de l’Intelligence Collective, ou par mon rôle de co-direction du D.U. Intelligence Collective à Cergy Paris Université.

Alors par où commencer ?

C’est l’une des premières questions que je me suis posé quand j’ai débuté les recherches pour mon livre. Je vivais depuis plusieurs années au coeur de professionnels parlant d’intelligence collective quasiment à longueur de journée et l’expression semblait si évidente qu’on ne se questionnait plus vraiment sur ses contours. Qu’est-ce qui est intelligence collective et qu’est ce qui ne l’est pas.

Alors, je vous propose de partir avec moi dans cette quête, telle que je l’ai vécue.

Tournons-nous tout d’abord vers l’origine de cette expression.

Les premiers chercheurs à l’avoir forgée sont à chercher du côté de la biologie. C’est par l’observation fine du fonctionnement de colonies d’insectes sociaux, fourmis, termites ou abeilles, que l’intelligence collective a été évoquée. Pour décrire quoi ?

Un collectif d’individus déploie des savoir-faire uniques qui ne sont pas accessibles à l’échelle de chaque unité du système. Je m’explique. Le nid d’une colonie de fourmis ou de termites est un édifice imposant, équipé de chambres de culture, de kilomètres de galeries, d’un système de ventilation et de refroidissement sophistiqué — une sorte de climatisation naturelle — qui repose sur la circulation d’air. Aucune fourmi, aucun termite ne sait faire cela seule.

Cette création est une émergence du super-organisme collectif.

Les chercheurs se sont alors demandé : comment font-elles ? comment la reine dirige-t-elle les opérations ?

D’autres biologistes observent de leur côté le fonctionnement de nuées d’oiseaux, de bancs de poissons, de hordes de mammifères en migration. Et leur découverte est passionnante.

Il n’y a aucun pilote à bord. Personne ne commande. Chez les insectes, la reine n’est qu’une pondeuse. La création collective est le fruit de l’auto-organisation. Un mode opératoire omniprésent dans le monde naturel.

Retenons donc un premier enseignement clair : l’intelligence collective émerge de l’auto-organisation et de la coopération entre pair.e.s, sans hiérarchie, sans chef.

Cette perspective est d’ailleurs confirmée par l’autre grand champ d’élaboration du concept d’intelligence collective : internet. Lorsque l’encyclopédie Wikipedia émerge, lorsque le système d’exploitation Linux voit le jour, à nouveau, le même mécanisme se met à l’œuvre, l’auto-organisation pair à pair, à grande échelle entre humains bénévoles, reliés par le net.

Et puisque nous venons de basculer dans le monde des humains, avec ces exemples liés à internet, une nouvelle question se profile : ces déploiements d’auto-organisation humaine sont-ils une nouveauté liée à internet ? Ou bien y a-t-il des exemples plus anciens et sans support technologique ?

La réponse nous vient en partie du côté d’une importante chercheuse en sciences politiques, Elinor Ostrom.

En analysant la gestion des bassins d’eau de Californie, Ostrom avait observé que des modes d’autogouvernance bien conçus assuraient à la ressource une meilleure longévité que les gestions publiques ou privées. Consciente et préoccupée des enjeux de pérennité des ressources naturelles, son envie de tester son hypothèse l’a amenée à croiser la route d’une vaste base de données mondiale de ressources naturelles communes (CPR) et d’en faire, avec une large équipe, une analyse méticuleuse. Quelques années plus tard, ses travaux étaient couronnés d’un prix Nobel d’économie. Et depuis, le mouvement de recherche sur les communs a pris un essor considérable.

Que sont les communs ?

Ce sont à la fois des ressources naturelles ou des créations humaines — des services par exemple — qui relèvent d’une forme de propriété autre que privée et qui sont utilisés et gérés par les membres d’un collectif constitué selon des pratiques d’autogouvernance choisies par le groupe lui-même.

Même si le terme est encore mal connu du grand public, rendant parfois l’illusion qu’il s’agit d’un fait rare, les communs se trouvent pourtant depuis des siècles dans les cultures du monde entier.

En Espagne, des canaux d’irrigation autour de Séville gérés en communs par les paysans depuis un millénaire, en Suisse des pâturages et des chemins de montagne, au Japon des forêts et la récolte de champignons très prisés, en Russie les communautés paysannes autonomes, les obchtchina ou mir, en Afrique les pêcheries ou le métayage… En France, les chemins de randonnées bien connus sous le nom de GR. Et tant d’autres exemples. Ce sont des formes d’action collective traditionnelle qui préexistaient au capitalisme et qui, progressivement, se sont vues accaparées par l’expansion de la propriété privée. Ce phénomène est décrit par les historiens de l’Angleterre de la fin du moyen-âge comme ‘enclosure’. La mise en enclos privés de terres agricoles qui auparavant toléraient un usage et une appropriation par les citoyen.ne.s. A quelques siècles de distance, le phénomène n’est guère différent lorsque les usagers de jardins ouvriers partagés d’Aubervilliers sont expulsés pour la construction d’installations pour les jeux olympiques.

Retenons maintenant un autre point clé : des collectifs sont capables de choisir et créer eux-mêmes leurs propres règles de fonctionnement, de les appliquer, de les faire évoluer. Et c’est en procédant ainsi, par autogouvernance, qu’ils assurent la meilleure pérennité aux biens qu’ils préservent ou produisent. Et ce depuis des siècles.

Et se pose alors une nouvelle question : qu’est-ce qui motive ces personnes à agir ainsi ?

Sans contrainte extérieure ? Sans chef pour leur donner des ordres ?

Sur cette question de la motivation, beaucoup de confusion règne. Les théories sont nombreuses, des modèles sont pris pour acquis — comme celui de A. Maslow par exemple — sans véritable conscience de leur solidité scientifique ni des conséquences de l’adoption de ces modèles de pensée sur les actes.

2021 marque justement cinquante années ininterrompues de recherches et de publications sur ce qui est devenue aujourd’hui le modèle de référence pour la motivation : la théorie de l’autodétermination.

Que dit cette théorie d’utile pour comprendre et penser l’intelligence collective ?

Tout d’abord, que nous humains, quel que soit notre origine, notre âge, notre occupation, avons trois besoins psychologiques fondamentaux : l’autonomie, l’affiliation et la compétence. Ils sont tous les trois nécessaires à notre bien-être autant qu’à notre pleine motivation. Sans ordre ni hiérarchie entre eux, ces trois besoins sont également interdépendants. Détaillons succinctement chacun de ces besoins.

L’autonomie est une de ces trois clés. Se percevoir comme étant à l’origine de ses propres actes, ressentir une cohérence entre les demandes extérieures que nous recevons et nos aspirations intérieures, avoir l’espace de l’initiative personnelle, pouvoir réaliser en conscience des choix qui nous affectent individuellement et collectivement sont quelques-unes de ses composantes.

L’affiliation, deuxième clé, consiste à vivre et ressentir des relations de qualité, respectueuses, basées sur l’écoute et la considération, résultant en une certaine proximité relationnelle avec les personnes qui nous entourent. Tout ceci n’est pas un luxe mais un besoin fondamental.

La compétence, troisième clé, ou plus précisément le sentiment de se sentir compétent et capable d’agir sur nos contextes et nos environnements, quels qu’ils soient, est également un besoin fondamental. Il est nécessaire de reconnaitre et permettre l’expression des compétences de chaque personne.

Les chercheurs ont également montré plus précisément comment notre qualité de motivation est influencée par la satisfaction de ces trois besoins. C’est ce qu’ils ont nommé le continuum d’autodétermination. Plus nous sommes privés de ces trois besoins, plus notre motivation est faible et peu qualitative : amotivation, régulation externe, motivation introjectée. Nous agissons sous l’influence d’une contrainte externe, comme aliénés. Plus le contexte et notre attitude nous permettent d’honorer nos trois besoins, plus notre motivation sera internalisée, intégrée voire intrinsèque. Nous ressentons alors comme une cohérence entre des attentes externes et nos propres valeurs, envies et besoins. Notre engagement s’accroît, autant que notre sentiment de bien-être et notre épanouissement.

Alors me direz-vous, quel lien avec l’intelligence collective ?

Chaque fois qu’un environnement, qu’un contexte, qu’une relation nous aide à satisfaire nos trois besoins, nous développons notre bien-être et nous engageons dans nos activités avec des motivations de qualité élevée et une tendance prosociale. Dit autrement, nous développons naturellement des comportements d’entraide, de solidarité, d’attention pour l’autre et de coopération.

En revanche, chaque fois qu’un environnement nous prive de ces trois besoins, non seulement nous nous investissons dans nos activités avec des motivations de moindre qualité, bien plus encore nous ressentons du mal-être, nous mettons en jeu des mécanismes de défense de l’ego et des comportements antisociaux comme la rivalité, l’égocentrisme, la compétition.

Il est donc critique dans toute démarche d’intelligence collective de mettre en œuvre des conditions qui favorisent la satisfaction de nos trois besoins psychologiques fondamentaux.

A ce stade de notre exploration, qu’avons-nous récolté dans notre besace ?

Auto-organisation et coopération entre pair.e.s ; auto-gouvernance et choix des modalités de fonctionnement et de production ; autodétermination pour une motivation pro-sociale.

Vous allez me soupçonner de faire une fixation sur les ‘auto’ ! Et vous n’aurez pas tort. Il nous en manque encore un : l’autodéfense. Qu’est-ce à dire ?

Il ne vous aura certainement pas échappé que ces trois premières clés ne sont pas courantes dans les pratiques sociales courantes. Notre société est fondée de manière quasi-exclusive sur un logiciel social hiérarchique et inégalitaire (famille, religion, école, collège, lycée, université, entreprise…). Il repose sur — et sécrète à chaque instant — la domination d’une manière tellement ubiquitaire, omniprésente et culturelle qu’à défaut d’un effort conséquent et ininterrompu de déconstruction et décolonisation mentale, ses mécanismes en sont invisibles et inconscients.

Cultiver l’intelligence collective en soi et autour de soi demande une attitude ferme de discernement puis de protection contre des habitudes et attitudes qui contrecarrent son déploiement. C’est un rôle de gardien voire de guerrier pacifique. L’intelligence collective est aussi un sport de combat, en détournant légèrement l’expression de Bourdieu.

Alors, sur ces bases peut s’établir un réel dialogue génératif où l’écoute de l’autre est pleine, curieuse et attentive, où la parole s’exprime avec sincérité, engagement et respect de l’autre. Dans ces conditions, avec le jeu des interactions spontanées, alors peut se manifester l’intelligence collective, une émergence qui dépasse les idées préconçues par l’une ou l’autre des parties, une co-création qui donne à chacun.e l’opportunité de dépasser ses propres limitations individuelles pour s’inscrire dans un ensemble plus vaste. Et ainsi faire société de manière vertueuse, écologique et pérenne.

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