Olivier Piazza
découvrir l’intelligence collective
5 min readOct 3, 2018

--

Préface de Pierre Lévy (Découvrir l’intelligence collective, Olivier Piazza)

C’est avec beaucoup de bonheur et d’honneur que j’ai accueilli cette préface de Pierre Lévy. Je le remercie chaleureusement d’avoir accepté mon invitation. Son regard aiguisé, ses mots affutés et sa généreuse humanité sont toujours une aide précieuse pour apprendre à mieux naviguer dans cette autre dimension qu’est l’intelligence collective :

Avec ce livre, Olivier Piazza nous fait découvrir de manière claire et pédagogique tous les aspects de l’intelligence collective: l’histoire du concept, ses multiples manifestations dans la vie économique, sociale et culturelle, son fondement dans les “communs” de la connaissance et de la communication, l’art éminemment pratique de la cultiver dans la cité, l’entreprise ou la salle de classe…

Cet ouvrage fera certainement date dans l’histoire de l’enseignement de l’intelligence collective. Je recommande chaudement aux professeurs de l’enseignement supérieur de s’en servir comme un manuel. Il peut être utilisé, par exemple, dans les programmes de communication, de science politique ou de gestion…

Depuis que j’ai publié mon livre “L’intelligence collective” en 1994, j’ai rencontré continuellement l’objection ultra-classique (et, à mon avis, faible) selon laquelle ce seraient les individus humains qui seraient intelligents, tandis que les groupes, les collectivités plus ou moins organisées et plus encore les foules seraient la plupart du temps stupides. De quoi parle-t-on ? L’expression « intelligence collective » peut avoir beaucoup de sens différents, mais tous ces sens sont plus ou moins liés à la conjonction de deux notions : la cognition («l’intelligence») et la société ou la communauté («collective»). La cognition est ici classiquement l’activité de percevoir, de se souvenir, de résoudre des problèmes, d’apprendre, etc. « L’intelligence collective » réfère donc aux capacité cognitives d’une société, d’une communauté ou d’une collection d’individus. Cette cognition collective peut être considérée selon les deux aspects complémentaires de la dialectique entre l’individu et la société. D’une part l’individu hérite et bénéficie des connaissances, des institutions et des outils accumulés par la société où il s’insère. D’autre part, des processus distribués de résolution de problème, de décision ou d’accumulation de connaissances émergent de conversations et plus généralement d’interactions symboliques entre individus.

Du côté de l’intelligence héritée, il faut remarquer que les capacités cognitives individuelles reposent presque toutes sur l’utilisation d’outils symboliques (langues, écritures, institutions sociales diverses) ou matériels (instruments de mesure, d’observation, de calcul, véhicules et réseaux de transports, etc.) que l’individu n’a pas inventés lui-même mais qui lui ont été transmis ou enseignés par la culture ambiante. La plupart des connaissances mises en oeuvre par ceux qui prétendent que l’intelligence est purement individuelle leur viennent des autres, via des institutions sociales comme la famille, l’école ou les médias, et ces connaissances n’auraient pu s’accumuler et se perfectionner sans de longues chaînes de transmission intergénérationnelles.

Du côté de la cognition émergente, observons que les sociétés contemporaines les plus avancées reposent sur des institutions dont le principal moteur est précisément l’intelligence collective sous sa forme de conversation réglée : on peut notamment citer la démocratie, le marché et la science. Les principes de la démocratie ne garantissent pas que des dirigeants ineptes ou corrompus ne soient jamais élus, ni que des orientations extrémistes ou violentes ne puissent jamais être adoptées par la majorité d’une population. Il se trouve seulement que le suffrage universel, le pluralisme politique, l’équilibre des pouvoirs, la liberté d’expression pour tous et le respect des droits de l’homme en général (et des minorités en particulier) sont plus favorables à la paix civile et au développement humain que les dictatures ou les régimes dominés par un groupe fermé de privilégiés ou par un seul parti. Dans la démocratie, l’intelligence collaborative ne vient pas tant du fait que la majorité impose sa volonté mais plutôt de ce que les décisions des électeurs ou des membres des divers parlements sont précédées par une délibération ouverte au cours de laquelle des discours différents peuvent s’exprimer et se répondre.

L’existence d’un libre marché régulé par le droit ne préviendra sans doute jamais les crises économiques ou les inégalités de revenu. Mais l’expérience historique montre que les économies planifiées dans lesquelles un petit nombre de bureaucrates décident des orientations de la production et fixent les prix sont beaucoup moins efficaces que les économies de marché dans lesquelles l’ensemble des producteurs et des consommateurs contribuent — tant bien que mal et avec toutes les distorsions que l’on voudra — à la définition des prix et aux variations de la production et de la consommation. Ici, la conversation créatrice est idéalement une négociation économique informée des réalités et respectueuse des lois. Je précise afin d’éviter tout malentendu que cette perspective est évidemment ouverte aux interventions gouvernementales visant à rendre les marchés plus dynamiques et mieux orientés vers le développement humain, notamment grâce à la construction d’infrastructures, grâce à la création de circonstances favorables à l’éducation et à la recherche ou grâce à la mise en place de programmes d’aide sociale.

Finalement, la communauté scientifique est régie par des principes d’intelligence collective comme l’évaluation par les pairs, la lecture et la citation des collègues, la reproductibilité des observations et le partage des données. Tous ces principes ne protègent ni de la médiocrité répétitive, ni des erreurs ou des théories « fausses ». Mais la conversation à la fois collaborative et compétitive de la communauté scientifique est évidemment préférable, pour le progrès des connaissances, aux arguments d’autorité ou aux institutions hiérarchiques, dogmatiques et opaques dotés de pouvoirs inquisitoriaux.

Plus récemment, les succès du mouvement du logiciel libre, fondé sur la libre collaboration mondiale des programmeurs, et de l’encyclopédie multilingue en ligne Wikipedia, dans laquelle auteurs, lecteurs et éditeurs échangent leurs rôles au service de la diffusion des connaissances, ont fourni d’éclatants exemples du pouvoir de l’intelligence collective émergeant d’une conversation créatrice civilisée.

Ainsi, l’ironie facile sur la bêtise collective (qui est évidemment toujours la bêtise des « autres ») échoue à reconnaître tout ce que nos lumières personnelles doivent à la tradition et ce que nos institutions les plus puissantes et les plus utiles doivent à notre capacité à penser et décider ensemble. Est-il besoin d’ajouter que mon insistance sur la dimension collective de l’intelligence humaine n’implique aucune abdication de la pensée critique ou de l’originalité individuelle ? L’intelligence collective dont Olivier Piazza et moi-même défendons le concept est à l’opposé du “groupthink”, du conformisme ou de l’uniformisation stérilisante. Reconnaître pleinement ce que nous devons aux traditions ou aux communautés auxquelles nous participons implique précisément l’obligation morale d’enrichir en retour le bien commun par un effort de création originale et pertinente. L’intelligence collective n’est féconde qu’en articulant ou en coordonnant les singularités, en facilitant les dialogues, et non pas en nivelant les différences ou en faisant taire les dissidents. Finalement — faut-il le rappeler ? — aucune connaissance commune ne peut être créée, accumulée ni transmise sans effort personnel d’apprentissage.

Au-dela de sa dimension pédagogique et pratique, “Découvrir l’intelligence collective” d’Olivier Piazza poursuit une tradition multiséculaire d’humanisme universaliste qu’il est plus nécessaire que jamais de réaffirmer aujourd’hui. Citant Ibn Roshd (l’Averroes des latins), Dante écrit au chapitre I, 3 de sa Monarchie : “Le terme extrême proposé à la puissance de l’humanité est la puissance, ou vertu, intellective. Et parce que cette puissance ne peut, d’un seul coup, se réduire toute entière en acte par le moyen d’un seul homme ou d’une communauté particulière, il est nécessaire qu’il règne dans le genre humain une multitude par le moyen de laquelle soit mise en acte cette puissance toute entière.”

Pierre Lévy
Membre de la Société Royale du Canada

--

--