Une synthèse de ‘’Au commencement était… Une nouvelle histoire de l’humanité’’ (The Dawn of Everything) de David Graeber & David Wengrow
Par Olivier Piazza. Mardi 29 novembre 2022

Olivier Piazza
découvrir l’intelligence collective

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Préambule

Fidèle lecteur de David Graeber depuis quelques années, lorsque j’ai découvert les premiers articles de son duo avec David Wengrow, préfigurateurs de ce livre, j’ai eu le pressentiment que cette nouvelle histoire de l’humanité s’imposerait comme essentielle pour qui se questionne et se passionne pour le vivre ensemble. Plusieurs lectures du monument, en anglais dès le jour de sa sortie puis en français depuis, n’ont fait que transformer cette intuition en conviction. Je recommande donc fréquemment le livre auprès de mes interlocuteur·trices ou audiences, au sein du D.U. Intelligence Collective de Cergy Paris Université, dans le cadre de mes interventions avec la coopérative Les Maisons de l’Intelligence Collective et bientôt dans le MOOC — en cours de création — sur l’intelligence collective. Un obstacle apparait cependant avec récurrence : la taille du livre, avec ses 700 pages. J’ai alors imaginé qu’une synthèse pourrait favoriser la diffusion de ses idées et former comme un premier tremplin avant d’aborder le livre lui-même. D’où la naissance de ce présent article. Il sera également prolongé par un autre texte que j’ai nommé ‘Et après’.

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‘’L’histoire de l’humanité a déraillé, c’est un fait incontestable. Aujourd’hui, un pourcentage infime des habitants de la planète tiennent entre leurs mains la destinée de tous les autres, et ils la gèrent de manière de plus en plus catastrophique.’’ — D. Graeber & D. Wengrow

D. Wengrow et D. Graeber, respectivement archéologue et anthropologue de renom, revisitent l’histoire de l’humanité de nos 30.000 dernières années à la lumière des découvertes scientifiques des dernières décennies. Après ce ce long travail de co-écriture, D. Graeber n’eut malheureusement pas l’opportunité de voir l’impact de la sortie de son livre, en octobre 2021. Il décéda subitement début septembre 2020.

Tout au long des pages du livre, les deux auteurs dressent le constat que la plupart des récits conventionnels sur nos origines et sur les civilisations — la norme universelle selon laquelle l’histoire humaine nous est racontée à l’école, dans les livres, dans les films et ailleurs — sont faux, dans le sens où ils ne sont basés sur aucune validité scientifique. Certains mythes se sont imposés comme vérités : les chasseurs cueilleurs égalitaires ; la révolution de l’agriculture ; la conviction que face à l’accroissement des populations, il est inévitable de s’organiser de manière hiérarchique et inégalitaire, le récit linéaire de l’évolution des peuples et sociétés depuis un statut initial de sauvage à celui actuel de civilisé.

Cet écart entre l’histoire dominante et l’histoire mise à jour par la recherche signifie que nos modes de pensée, notre imagination, notre capacité à inventer des formes organisationnelles différentes et donc à faire face aux défis actuels de nos sociétés sont biaisés, limités et incapacités par ces croyances erronées.

Il est donc de première importance aujourd’hui de faire le travail de remise en question de nos visions du monde et d’assimiler de nouveaux socles de connaissance, pour rétablir nos capacités créatives perdues.

Quelles sont les principales argumentations développées dans ce livre monumental ?

1. La découverte par les colonisateurs de pratiques démocratiques indigènes amérindiennes (inconnues de leurs pays d’origine) et la confrontation qui en découle

De nombreux observateurs français, missionnaires ou gouvernants, ont exprimé et écrit à quel point ils étaient surpris et impressionnés par certains traits des cultures indigènes des peuples amérindiens : pratique quotidienne de la délibération collective pour la gestion des affaires communes, éloquence et maîtrise de l’argumentation rationnelle, vigilance accrue de ne pas monopoliser la parole, aucune soumission de qui que ce soit, y compris aux chefs ou aux parents, mise en oeuvre de justice réparatrice (la famille compense pour le mal qui est fait) et non punitive (une personne coupable), niveau de liberté inédit, aucune possession, aucun titre ne donne un pouvoir sur les autres, le refus de partager la nourriture leur étant par ailleurs inconcevable.

’Ils ont quasi tous plus d’esprit en leurs affaires, discours, gentillesses, rencontres, souplesses et subtilités, que les plus avisés bourgeois et marchands de France’’ — Père Lallemant

« [ … ] il n’y en a quasi point qui ne soit capable d’entretien, et ne raisonne fort bien, et en bons termes, sur les choses dont il a la connaissance : ce qui les forme encore dans le discours sont les conseils qui se tiennent quasi tous les jours dans les villages en toutes occurrences [ … ] . » — Père Le Jeune

De nombreux livres, connaissant de très larges diffusion en France et en Europe, avec des rééditions courant sur une centaine d’années, ont largement rendu compte de ces rencontres, débats et confrontations, restituant des dialogues entiers entre colonisateurs et autochtones, complétés de réactions des auteurs.
Parmi les plus influents :
Le Grand Voyage du pays des Hurons (Wendats) — 1632 — G. Sagard
Les Relations des jésuites, publiés entre 1633 et 1673 : soixante et onze volumes multi-auteurs (dont Père Lallemant, Père Le Jeune)
Mémoires de l’Amérique septentrionale — Baron de Lahontan
Dialogues avec un sauvage — 1703 — Baron de Lahontan

‘’Je ne crois pas qu’il y ait peuples sur la Terre plus libres que ceux — ci , et moins capables de voir leurs volontés contraintes à quelque puissance que ce soit : en sorte que les pères n’ont ici aucun pouvoir sur leurs enfants , les capitaines sur leurs sujets et les lois du pays sur les uns et les autres , qu’autant qu’il plaît à un chacun de s’y soumettre ; n’y ayant aucun châtiment dont on punisse les coupables , et aucun criminel qui ne soit assuré que sa vie et ses biens ne seront en aucun danger.’’ — Père Lallemant (1644)

’’Au reste , ils ne se querellent , ni ne se battent , ni ne se volent , et ne médisent jamais les uns des autres . Ils se moquent des sciences et des arts , ils se raillent de la grande subordination qu’ils remarquent parmi nous . Ils nous traitent d’esclaves , ils disent que nous sommes des misérables dont la vie ne tient à rien , que nous nous dégradons de notre condition , en nous réduisant à la servitude d’un seul homme qui peut tout , et qui n’a d’autre loi que sa volonté’’ — Baron de Lahontan

La notion de chef prend alors une signification extrêmement différente du format hiérarchique occidental où le chef donne des ordres et les subordonnés les exécutent. Dans de multiples peuples étudiés, les chefs n’ont aucun pouvoir sur les autres. Ils ne peuvent exiger quoi que ce soit.

‘’Chez les Haudenosaunees, donner des ordres passait pour une offense presque aussi grave que de manger de la chair humaine’’ — D. Graeber & D. Wengrow

Les institutions sont finement élaborées pour assurer la vie de la communauté, en conscience, avec des repères clairs sur ce qui est souhaité et sur ce qui ne l’est pas.

Les modes d’organisation des villages des Wendats et autres peuples iroquois diffèrent radicalement des modes occidentaux. Ils sont structurés autour de plusieurs maisons longues regroupant chacune cinq à six familles. Chaque maison a son comité de femmes qui assure la gestion de biens essentiels ( vêtements, outils, nourriture ). Les décisions politiques sont prises dans les conseils masculins. Cependant, les femmes ont a posteriori des droits de veto sur chaque décision. Ces sociétés sont classiquement reconnues comme étant des matriarcats.

De leur côté, les indigènes observent alors et découvrent la culture de leurs envahisseurs.
Kandiaronk — l’un des leaders Wendats qui impressionna et fascina le plus les colons français — exprime lui ses critiques envers le modèle de société français : une ‘’organisation sociale qui encourage les comportements égoïstes et cupides.’

‘’Vouloir vivre dans les pays de l’argent et conserver son âme , c’est vouloir se jeter au fond du lac pour conserver la vie ; or ni l’un ni l’autre ne se peuvent . Cet argent est le père de la luxure , de l’impudicité, de l’artifice, de l’intrigue, du mensonge, de la trahison, de la mauvaise foi et généralement de tous les maux qui sont au monde.’’ — Kandiaronk, aka Adario, dans Les mémoires de Lahontan

2. Un nouvel éclairage sur les Lumières et la genèse du récit évolutionniste

De la nature humaine au récit évolutionniste
Contrairement à nos conceptions eurocentrées, Graeber et Wengrow montrent à quel point les Lumières européennes ont une part essentielle de leur origine dans les critiques que certains penseurs indigènes amérindiens adressaient aux colons européens sur leurs modes de vie. Comme nous l’avons vu, de multiples témoignages écrits des missionnaires chrétiens ont été publiés à cette époque et ont massivement circulé. Les salons de Nouvelle France ont bel et bien précédé ceux des foyers européens des Lumières.

En écho à l’ample diffusion de ces récits, progressivement, la plupart des grands auteurs des Lumières élaborent une critique sociale, philosophique et politique de leurs propres sociétés, allant souvent jusqu’à employer la forme narrative du dialogue avec un indigène fictif pour éclairer leurs propos.
Selon Jean-Jacques Rousseau — Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1754), à l’état de nature, l’homme vivait comme un noble sauvage, bienveillant, égalitaire et coopératif, dans un paradis naturel. Depuis la propriété puis l’agriculture il n’a connu que la chute et la dégradation morale.
Selon Thomas Hobbes — Leviathan (1651), à l’état de nature, l’homme serait un loup pour l’homme, égoïste et violent. La civilisation consiste à organiser une société hiérarchique pour réfréner ses penchants naturels, à les contrecarrer, à domestiquer cette nature sauvage, pour en faire un être docile et social, apte à la vie en société.

Bien que cette polarisation entre égoïste violent et coopératif bienveillant ait occupé, et continue à le faire, de nombreux débats sur la ‘nature humaine’, Graeber et Wengrow montrent à quel point ce débat est obsolète.

C’est dans une correspondance que Turgot adresse à Mme de Graffigny, auteure des Lettres d’une péruvienne — où il réfute la critique indigène que certains peuples amérindiens formulaient à l’encontre des modes de vie, des valeurs, des comportements, des institutions ou encore des choix de société occidentaux — qu’apparaissent les bases de de ce qui deviendra le récit évolutionniste des civilisations :
‘’La liberté et l’égalité dont jouissent les sauvages ne sont pas la marque de leur supériorité, mais de leur infériorité, car elles ne peuvent régner que dans des communautés où toutes les familles sont fondamentalement autosuffisantes, c’est-à-dire où tout le monde vit dans un même état de pauvreté (…) On passe alors d’organisations simples comme celle des Wendats à notre « civilisation commerciale » complexe, où la prospérité du tout (la société) ne peut être obtenue que par l’appauvrissement et la dépossession de certains. Si regrettable qu’elle soit, cette inégalité est inévitable.’’ — Turgot

Après reprise par son ami Adam Smith puis par les philosophes des lumières écossaises, dont Adam Ferguson et John Millar, le modèle en quatre phases de développement social se précise. Sur une échelle linéaire des progrès humains, les sociétés égalitaires de chasseurs sont placées au premier stade primitif de l’évolution sociale. Viennent ensuite graduellement le pastoralisme, puis l’agriculture, et enfin, au firmament de l’évolution, la civilisation commerciale urbaine moderne, telle qu’incarnée par les européens colonisateurs.

Au XXè siècle, les auteurs néo-évolutionnistes (Steward, Morgan) apporteront quelques ajustements mineurs, respectant toujours cette même structure de base allant des sauvages aux barbares puis à la civilisation. Dans leur version, 4 stades de développement politique, économique et technologique, successivement les clans de chasseurs-cueilleurs égalitaires, les tribus d’horticulteurs regroupant des clans avec des leaders sans pouvoir de coercition, les chefferies hiérarchiques avec stratification sociale et spécialisation des fonctions, les États où règne l’agriculture intensive, la division du travail, un code de lois et un usage (prétendu légitime) de la force envers le peuple pour faire régner l’ordre.

Ce récit évolutionniste deviendra la théorie générale de l’histoire de l’humanité et façonnera massivement nos modes de pensée occidentaux. Il se manifeste et se traduit de multiples manières. Prenons par exemple, cette sentence classique de Jared Diamond, dont les livres ont connu une large audience :
‘’Les populations importantes ne peuvent fonctionner sans dirigeants pour prendre des décisions, sans exécutifs pour les faire appliquer ni bureaucrates pour mettre en oeuvre ces décisions et ces lois.’’
Du fait de l’omniprésence écrasante des formes d’organisation basées sur la hiérarchie, cette phrase peut sonner juste pour une écrasante majorité de personnes qui la lisent. C’est le constat que je fais lors de mes interventions dans les organisations. Cette pensée est même une barrière à la réflexion, tant elle prive les personnes d’imaginer d’autres modes et formes organisationnelles.

Réfutation et dépassement du modèle évolutionniste
A la suite de nombreux anthropologues depuis C. Levi-Strauss, Graeber et Wengrow réfutent ce modèle évolutionniste, avec à l’appui de nombreuses observations factuelles archéologiques et ethnographiques :
selon la saison, de nombreux peuples vivaient des modes organisationnels complètements différents, généralement à deux spectres opposés de cette classification
d’autres avaient expérimenté des niveaux d’organisation hiérarchique avant de les abandonner pour cultiver un mieux vivre ensemble
d’autres ont manifesté des traits appartenants à plusieurs niveaux : chasseurs-cueilleurs et en même temps largement organisés pour leur vie collective ou pour construire des temples ou pour tenir de vastes cérémonies rituelles.

Ni la taille d’une population, ni son mode de production alimentaire, ni sa sédentarité ou son nomadisme n’imposent d’arrangement organisationnel prédéfini. Les exemples abondent et confirment qu’il n’y a pas de corrélation entre ces paramètres et les formes d’organisation : certains chasseurs-cueilleurs étaient hiérarchiques quand d’autres étaient égalitaires, certains peuples chasseurs-cueilleurs construisaient des villes, des monuments majestueux, certaines villes étaient organisées hiérarchiquement, d’autres absolument pas…

Faisons le constat que notre rapport à l’histoire subit l’influence permanente de déformations et de distorsions eurocentriques impérialistes.

‘’En effet, la plupart des gens, quand ils parlent des « premières civilisations », ont précisément en tête les sociétés décrites dans ce chapitre et leurs héritières : l’Égypte des pharaons, le Pérou inca, le Mexique aztèque, la Chine des Hans, la Rome impériale, la Grèce antique, plus quelques autres caractérisées par la vastitude et le monumentalisme. Toutes étaient des sociétés extrêmement stratifiées dont la cohésion reposait prioritairement sur le pouvoir d’un gouvernement autoritaire, le recours à la violence et la subordination totale des femmes.’’ — D. Graeber & D. Wengrow

‘’Civilisation » dérive du latin civilis , un terme qui renvoie aux vertus de sagesse politique et d’entraide qui permettent aux sociétés de s’organiser sur la base de la coalition volontaire (…) Si l’on considère que c’est l’entraide, la coopération sociale, la participation citoyenne, l’hospitalité ou même simplement le souci de l’autre qui font la civilisation, alors son histoire reste presque intégralement à écrire.’’ — D. Graeber & D. Wengrow

On attribue aux avancées des Lumières et à l’élaboration conceptuelle politique et philosophique qui s’y déroula la capacité à choisir et décider en conscience des formes politiques pour faire société. La recherche archéologique et anthropologique prouve, sans laisser le moindre doute, que cette vision est erronée. Depuis des millénaires, la réflexion sur le pouvoir et sur la hiérarchie étaient omniprésentes au sein des sociétés humaines. Les choix sur les modes de vie ont été élaborés au fil des expérimentations et apprentissages. Les modes de gouvernance et de vivre ensemble de nos ancêtres étaient le fruit de choix conscients. Ces sociétés n’ont pas simplement subi passivement les changements de leur environnement. Elles ont mis en oeuvre leur capacité réflexive, comme le démontrent les données archéologiques.

3. Des chasseurs-cueilleurs dotés de conscience politique et stratégique

Les remarquables capacités d’organisation sociale des chasseurs-cueilleurs
Des sépultures princières, datant de l’âge de glace (-34.000 à -16.000 ans), sont découvertes en plusieurs zones en Russie, en Moravie, en Dordogne. Dans certaines tombes, des individus sont enterrés avec des objets de grand prestige (objets sculptés à base de perles, de dents de renard ou de cerfs, d’ivoire de mammouth, de coquillages) provenant souvent d’origines éloignées de leur lieu de vie.

A Göbekli Tepe, au sud-est de la Turquie, d’imposantes structures mégalithiques ont été édifiées 9.000 ans avant notre ère. 200 immenses piliers de 5 m de haut, pesant chacun environ une tonne, ont été taillés en forme de T dans la roche calcaire. Un vaste travail de coordination entre de nombreuses personnes a été requis. Pourtant, dans chaque de ces sites, aucune stratification sociale n’est observée, ni de trace d’agriculture.

Plus proche de nous, vers 1.600 ans avant notre ère, en Louisiane, sur le site nommé maintenant Poverty Point, un amphithéâtre colossal a été découvert. Il occupe plus de 200 hectares, a demi-enfoncé dans le sol, dessiné selon une géométrie sacrée.
Le site témoigne de vastes regroupements de chasseurs-cueilleurs, une métropole de taille des villes mésopotamiennes, avec une abondance de ressources naturelles a proximité du Mississipi : poissons, cerfs, gibiers d’eau… sans aucune trace d’agriculture ni de stratification sociale.
Ce lieu de rassemblement était dédié à des rituels de cérémonies en lien avec les saisons (danses, chants, quêtes de vision).

La représentation classique des chasseurs-cueilleurs est généralement monolithique : de petits groupes isolés, vivant sur un mode égalitaire, préoccupés uniquement par leur survie en univers hostile. Les données archéologiques montrent à quel point cette caricature est erronée.

L’intelligence politique d’un vivre ensemble qui s’adapte au mieux à la saison
La première analyse ethnographique de variations saisonnières dans la vie de peuples chasseurs-pécheurs-cueilleurs est celle de Marcel Mauss et Henri Beuchat au sujet des Inuits. Ils observent que ces peuples ont deux structures sociales fondamentalement différentes en été et en hiver.
En été, de petits groupes de 20 à 30 individus vivent de chasse et de pêche sous l’autorité d’un chef au pouvoir quasi tyrannique.
En hiver, pour accompagner les rassemblements massifs de phoques et de morses, ils se regroupent dans de vastes maisons communes et adoptent un mode de vie égalitaire, solidaire et altruiste.

De même en Australie, Emile Durkheim prend appui sur les observations ethnographiques de Mauss pour décrire en 1912 le mode d’existence des indigènes, tourné vers la quête de nourriture en une saison puis orienté vers les grands rassemblements saisonniers — corroboree — pendant l’autre saison.

C’est ensuite Lévi-Strauss qui reporte en 1944 une alternance saisonnière cette fois-ci en Amazonie, chez les Nambikwaras, au Mato Grosso, Brésil. Leur organisation politique diffère fondamentalement entre la saison des pluies et la saison sèche. Dans la première, ils vivent en mode égalitaire à plusieurs centaines, dans des villages perchés sur les collines et pratiquent l’horticulture. Leur chef est alors diplomate, gère les conflits et soutient les personnes en difficultés. Il ne donne aucun ordre à qui que ce soit. En revanche, en saison sèche, de petits clans se forment, pour vivre de cueillette et entrer en guerre contre des clans rivaux, des chefs autoritaires apparaissent.

De même pour Franz Boas qui étudie les Kwakiutls, au nord-ouest du Canada, Colombie-Britannique
En hiver, il observe les formes de société les plus hiérarchisées, où de nobles héréditaires règnent sur des compatriotes répartis entre roturiers et esclaves, mènent un grand train de vie et organisent d’immenses banquets connus sous le nom de potlatchs.
En été, ce sont de petites formations claniques hiérarchisées, moins formelles.

Robert Lowie observe et étudie les confédérations tribales des Grandes Plaines d’Amérique du Nord au XIXe siècle, les indiens des plaines. À la fin de l’été et au début de l’automne : de petits groupes très mobiles de Cheyennes et de Lakotas se rassemblent en larges congrégations pour assurer la préparation logistique de la chasse au bison. Une police spéciale — police des bisons — est créée et investie d’un pouvoir coercitif fort (amende, fouet ou incarcération). Cet autoritarisme sans équivoque reste strictement saisonnier. Dès que la saison de la chasse et les rituels consécutifs de la danse du soleil prennent fin, la société se dissout en petits groupes itinérants vivant selon des formes d’organisation « anarchiques ».

Dans chacun de ces cas, loin d’être exhaustifs, ces peuples font des choix politiques qui façonnent des modes de vie et d’organisation les plus adaptés à leur environnement changeant. Leur conscience politique et écologique incontestable leur fait adopter des formes sociales radicalement différentes, en contradiction totale avec toute analyse de type évolutionniste. En 1962, Claude Levi Strauss soulignera que cette science du concret, si différente de la science occidentale analytique, n’est ni moins valable ni moins importante.

Des stratégies conscientes et élaborées pour se prémunir de l’apparition de dominations
Au sein des sociétés égalitaires, une des priorités consiste à déployer des stratégies pour éviter toute prise de pouvoir, toute situation de domination ou de dépendance d’une personne vis-à-vis d’une autre. Certains anthropologues contestent ce terme d’égalitaire et soulignent la prépondérance dans ces sociétés d’une recherche d’autonomie.

L’un des anthropologues à avoir détaillé ce fait est Pierre Clastres, étudiant les indiens Guayaki du Paraguay, en Amazonie. Il décrit ce phénomène dans son livre devenu célèbre ‘Sociétés contre l’État’, ce titre signifiant qu’il ne suffit pour eux de vivre sans État et qu’il est nécessaire de vivre activement contre la survenue de mécanismes propices à la formation d’un État : chefs, administration, gouvernement. Clastres souligne alors leur créativité politique.

James Woodburn, après son étude approfondie des Hazas en Tanzanie, s’est passionné pour ce sujet et a cherché dans d’autres sociétés la présence des mêmes comportements et choix politiques. Il garde pour principe que cette égalité doit s’observer dans le partage de la nourriture, des biens matériels, des connaissances et du prestige. Il ajoute également une condition : se voir aussi entre hommes et femmes et entre les générations. Parmi les stratégies adoptées, le choix de ne pas générer d’excédents matériels. L’alimentation est consommée sans stockage, ce qui exclue tout type de culture.

Au sujet des Nuers, un peuple d’éleveurs du Sud Soudan maintenant connus pour leur rejet de toute forme de gouvernement, il ne s’agissait pas tant d’empêcher toute inégalité, puisque certains éleveurs avaient plus de têtes que d’autres, que de faire en sorte que ces différences soient sans effet :

‘’ Ni maître ni serviteur dans leur société, mais des égaux qui se considèrent comme la plus noble création de Dieu. […] Le seul soupçon d’un semblant d’ordre donné irrite l’homme qui le reçoit ; il ne s’exécute pas, ou s’il le fait, c’est d’un air de désinvolture lambine, plus insultante qu’un refus.’’ — Edward Evans-Pritchard

Enfin, un auteur important pour ce sujet est Christopher Boehm, un anthropologue qui a mené une revue d’études ethnographiques concernant 48 peuples de différents continents. Il en déduit un ensemble de mesures utilisées à l’encontre de prétendants à des prises de pouvoir : la dérision, l’humiliation, l’ostracisme, voire la mise à mort.

Ce rapide tour d’horizon de peuples chasseurs-cueilleurs ne doit pas nous faire oublier que cette question a animé d’autres sociétés, trouvant alors des mesures différentes. Par exemple, dans l’Athènes antique, il était admis et reconnu que les élections avaient tendance à favoriser certains profils charismatiques et qui avaient le temps et le loisir et donc le privilège de consacrer leur temps aux affaires politiques. Il s’agissait donc d’un mode de gouvernance aristocratique.
Pour les athéniens, la solution était le tirage au sort, utilité comme mode de sélection des citoyens sur l’ensemble de leurs multiples conseils.

Selon Graeber et Wengrow, chacune de ces sociétés respecte systématiquement trois formes de liberté, omniprésentes dans les civilisation pré-étatiques : la liberté de quitter les siens, la liberté de désobéir aux ordres et la liberté de reconfigurer sa réalité sociale.

4. L’omniprésence de l’autogouvernement (démocratie directe) au sein des premières cités

‘’Nous savons désormais que, dans certaines parties du monde, des villes se sont autogouvernées pendant plusieurs siècles sans le moindre temple ni palais, ceux-ci n’apparaissant que beaucoup plus tard — ou jamais. De nombreuses villes antiques semblent n’avoir eu ni classes de gestionnaires ni aucun autre type de strate dirigeante.’’ — D. Graeber & D. Wengrow

‘’Sur presque tous les continents, les premières implantations de plusieurs dizaines de milliers d’habitants apparaissent il y a environ six mille ans — d’abord isolées, puis de plus en plus en nombreuses’’ — D. Graeber & D. Wengrow

A Çatal Höyük, la plus ancienne ville du monde, aucune trace de pouvoir centralisé
Çatal Höyük est un site néolithique de première importance. Située dans la plaine de Konya, en Anatolie centrale (Turquie), cette ville a commencé à se peupler vers –7400 et s’est poursuivi pendant environ mille cinq cents ans, avec jusqu’à 5.000 habitants sur 13 hectares.
C’est l’une des premières villes où l’agriculture fournit l’essentiel de l’alimentation des populations, avec la culture de céréales, de légumineuses et l’élevage de chèvres et de moutons. Selon les découvertes archéologiques, il s’agissait d’une agriculture de décrue, aux abords des lacs et rivières, où les inondations permettaient un puissant travail de la terre, labourage, tamisage, dépôt d’alluvions propices à recevoir des graines semées. Ce mode d’agriculture était peu intensif en travail requis.
Contrairement aux prédictions du modèle évolutionniste, la ville n’apporte aucune trace de pouvoir centralisé ni d’équipements collectifs. Chaque habitation semble autonome, avec son foyer, son stockage, sa production, sa décoration de meubles, de sculptures principalement féminines, de crânes et de cornes de boeufs.
Hommes et femmes bénéficiaient des mêmes régimes alimentaires, des mêmes soins et de même traitement rituel des corps après la mort. Tout indique une équivalence de traitement, à ceci près : les sculptures féminines bénéficiaient de davantage de soins que leurs équivalents masculins et occupaient une place de premier plan dans les activités rituelles.
Un dernier point marque les observateurs : l’agriculture est quasiment absente des créations artistiques et des rituels.

A Taljanky, mégasite ukrainien, aucune trace de gouvernement ni de hiérarchie
Des dizaines de mégasites ont été retrouvés en Ukraine. Le plus grand, Taljanky, occupe une superficie de 300 hectares, avec mille habitations disposées en multiples cercles concentriques. Au centre, un vaste espace vide dont la fonction est inconnue. Probablement un lieu de rassemblement, de cérémonies ou d’assemblées populaires.
Pendant huit siècles entre -4100 et -3300 une population d’environ dix mille habitants cultive le blé, l’orge, les légumineuses et récolte de multiples fruits (pomme, poires, abricot, noisettes, glands). Elle chasse également le cerf, le sanglier, le chevreuil. Il y circule donc chaque jour de vastes ressources alimentaires.
L’ensemble du site ne présente aucun signe d’administration centrale, aucun entrepôt collectif, ni la moindre construction monumentale. Il n’y a quasiment aucune trace de conflit guerrier et pas le moindre signe de domination d’une élite sociale. La ville s’autogouvernait, à base de décisions locales à petite échelle.
Le fait le plus marquant se trouve dans chaque unité familiale. Chaque maison est décorée de manière unique, avec principalement des poteries inspirée de formes féminines et développe ses propres rituels domestiques. Il arrive que plusieurs maisons se regroupent et forment une unité collective délimitée par des tranchées.

Uruk et la démocratie des premières cités mésopotamiennes
En Mésopotamie, les premières villes font leur apparition au moins trois mille cinq cents ans avant notre ère. Et ce n’est qu’à partir de -2800 ans qu’apparaissent les traces d’organisation impériale — tombes aristocratiques, fortifications, palais — premiers signes des dynasties et royaumes qui allaient prendre place dans notre culture : Babylone, Assyrie, code d’Hammurabi, épopée de Gilgamesh.
Dans ce préalable de plusieurs siècles, c’est une toute autre organisation de la vie citoyenne qui se met en place, à base de conseils et assemblées populaires, de production collective de biens et de produits pour les offrandes aux divinités et pour les festivités, et mutualisation des tâches par la corvée.

La corvée est une tradition qui n’est alors pas imposée d’en haut mais bien une manière de s’organiser par en bas, qui concerne tous les citoyen·nes, pour mener à bien des travaux de construction ou de production. Quelque soit son rang, il était requis de donner de son temps, journées, semaines voire des mois, pour l’élaboration de projets municipaux.

A la fin du IVè millénaire avant notre ère, la plus grande des villes mésopotamiennes est Uruk. Elle occupe une superficie de 200 hectares et accueille de 20.000 à 50.000 habitant·es.
Une acropole regroupe un temple, l’Eanna — Maison du paradis, de multiples salles pour accueillir des réunions publiques, ainsi qu’une grande cour permettant l’accueil d’une large population. Cette structure n’est pas sans rappeler celle d’Athènes, avec une différence fondamentale. En Mésopotamie, les femmes avaient toute leur place en tant que citoyennes : pleine participation aux conseils et assemblées, égal accès à la propriété foncière, aux transactions commerciales, au travail et aux fonctions les plus élevées (scribes par exemple).

A la suite de sa conquête par des gouvernants de cités voisines, Uruk voit des palais fleurir à proximité de la Maison du paradis et une enceinte de fortification s’élever en son pourtour.
Ces souverains ne seront cependant pas en capacité de remettre en cause le fonctionnement des assemblées, comme l’attestent des correspondances ou des compte-rendu qui rapportent les résolutions adoptées. N’oublions pas que c’est là que l’écriture cunéiforme prend son origine.

‘’On y découvre la « volonté du peuple » sur les sujets les plus variés , de la politique étrangère à l’élection des gouverneurs , et l’on y apprend aussi que ces instances passaient parfois elles-mêmes à l’action . Elles pouvaient par exemple mobiliser des soldats ou lever des impôts pour mener à bien certains projets municipaux , et ne se privaient pas de monter leurs suzerains les uns contre les autres .’’ — D. Graeber & D. Wengrow

Les souverains devaient répondre de leurs actes devant les assemblées populaires, conseils municipaux ou assemblées de quartiers qui sont omniprésentes dans toutes les cités mésopotamiennes. Cette démocratie directe se mettait en place à différents niveaux là circonscriptions, quartiers, commune.
Ces instances citoyennes avaient la capacité de prendre des décisions de manière autonome, sans besoin de validation par une autorité centrale. Elles traitaient également de litiges relatifs à la propriété, d’héritages ou bien d’affaires de divorce, ou encore de crimes, vols, homicides.

‘’Loin d’avoir besoin de chefs pour administrer leurs affaires , la plupart des citadins de Mésopotamie semblaient s’organiser en unités autonomes et autogouvernées . Face à un souverain violent, celles-ci pouvaient répondre par l’expulsion ou par la fuite.’’ — D. Graeber & D. Wengrow

Il est courant de voir dans les écrits des témoignages de l’antipathie et de l’hostilité des assemblées populaires contre les souverains proclamés et conquérants.

Uruk et son modèle se sont répandus dans le bassin mésopotamien, moins par le combat ou la guerre que par la diffusion de nouveaux modes de vie urbains. Cela n’a pas été sans provoquer des rejets et oppositions, comme l’illustre Arslantepe.

Arslantepe, prémisse des sociétés guerrières aristocratiques
Arslantepe, situé en Anatolie orientale, est le site où se trouve le plus ancien palais connu au monde. Il date de -3100. C’est dans cette zone que progressivement se développent des sociétés guerrières, caractérisées par la présence massive d’armes métalliques, lances et épées, l’apparition de tombes richement garnies d’objets précieux (bijoux, textiles, armes, aliments), le développement d’une culture machiste orientée vers la beuverie, la ripaille et la glorification des guerriers mâles, sans souverain ni autorité centrale.
Systématiquement, ces cultures apparaissent, par opposition l’une contre l’autre, nommée schismogénèse par G. Bateson, à proximité de cités florissantes, avec qui elles entretiennent des relations mais rejettent les modes de vie, dont l’écriture.

‘’Les aristocraties, voire la forme monarchique elle-même, seraient ainsi nées en réaction aux cités égalitaires des plaines mésopotamiennes.’’ — D. Graeber & D. Wengrow

Mohenjo-daro, des différences de statut, sans gouvernance centralisée
Vers -2600 apparaît dans la vallée de l’Indus une des premiers cités d’Asie du Sud. La ville est bâtie en deux zones bien distinctes. Dans la partie basse se trouvent des maisons en brique, avec systèmes d’évacuation des eaux usées, selon un plan quadrillé. C’est là que l’on trouve aussi des traces d’activités artisanale (poterie, métal, perles) et d’écriture. Dans la partie haute, nommée le Grand Bain, une citadelle et un centre communal. C’est dans cet espace que la population vient mener des rituels de purification du corps.
Il n’y a aucune trace de sacrifices, ni de tournois, ni de célébrations massives, ni de sépultures aristocratiques. Rien ne milite en faveur de la présence de guerriers dans la ville. En revanche, il semble y avoir eu de riches commerçants et d’importants ascètes impliqués particulièrement dans les pratiques liées au Grand Bain.

‘’La grande majorité des spécialistes ont fini par admettre que la civilisation urbaine de la vallée de l’Indus n’impliquait ni prêtres — rois , ni noblesse guerrière , ni équivalent d ’ « État ».’’ — D. Graeber & D. Wengrow

Peut-on imaginer un fonctionnement démocratique égalitaire malgré des différences de statut ?
Quelques siècles plus tard, en Inde, lorsque Siddhartha Gautama devient Bouddha, la pratique des sanghas est courante. Il s’agit des assemblées populaires présentes dans de nombreuses villes. Les sanghas bouddhistes s’en sont inspirées pour organiser la vie des moines, leurs délibérations et leur prises de décision se prenant par consensus.

Taosi, une révolution sociale et urbaine
Cette cité située en Chine, dans la région de Jinnan, entre -2300 et -1800, dévoile des traces surprenantes. A ses premiers âges, la cité montre des signes d’une stratification sociale marquée entre les quartiers réservés aux élites et ceux occupés par la plèbe : les habitations, les espaces de stockage de nourriture, le traitement des défunts, des festins pour les élites.
Puis, vers -2000 s’opère un retournement saisissant, une véritable révolution sociale, délibérée, consciente et violente également . Tous les signes de distinction de classe disparaissent. La cité s’agrandit pendant deux à trois siècles en déployant un modèle de société devenu égalitaire.

Teotihuacan, un remarquable modèle de bifurcation sociétale et démocratique
Les débuts de Teotihuacan dans l’actuel Mexique, semblent bien classiques, avec l’édification de deux pyramides monumentales, d’un temple, et des signes manifestes de sacrifices et de rituels.
Puis vers 300, un revirement spectaculaire se produit. Les populations se lancent dans un plan massif de construction de deux mille élégants habitations pour y loger l’ensemble des familles. Ces maisons de plein pied sont généreuses, avec des murs et des sols plâtrés, une évacuation des eaux usées pour chacune. Ce n’est pas tout. La population adopte une gouvernance collective et des modes de vie égalitaires, tout signe d’autorité et de domination disparait.
Tout semble indiquer que la gestion de la ville était assurée par des conseils de quartier, vingt au total, un pour cent logements. Pendant des siècles, ces assemblées locales assurent l’autogouvernement de la ville, avec probablement une instance de coordination générale.
La production artistique visuel est foisonnante et reflète les moindre détails de cette vie en société. Sur aucune de ces images il n’est possible de voir une relation de domination ou de violence d’une personne sur l’autre. Aucun signe de chef ou de souverain.

Cahokia, naissance, vie et disparition d’une cité-état
A partir du deuxième siècle avant notre ère, dans la vallée du Mississipi se développe la culture hopewellienne dont la production artistique est remarquable : sculptures animales, pot de terre richement décorés, plastrons ornés de motifs géométriques ou figuratifs. L’expression et la créativité individuelles sont alors valorisées. Ces peuples des forêts vivent en tribus locales et s’insèrent également dans un vaste réseau de clans distribués sur l’ile de la tortue : Loups, Faucons, Cerfs, Serpents… La mobilité est ainsi favorisée d’une tribu à l’autre d’un même clan, alors même que ces communautés ne partagent pas les mêmes langues.
Parallèlement aux campements s’observent des sites de cérémonies, avec des tombes érigées en tertres, au voisinage de massifs ouvrages rituels, certains occupant jusqu’à 3 km2, avec des formes géométriques régulières et d’une hauteur allant jusqu’à 5m. Ces sites sont le théâtre de cérémonies complexes qui se tiennent pendant une à deux semaines chaque année. En dehors de ces temps de rassemblement, ces peuples vivent en petites communautés, avec peu de traces de violence.
Puis des rassemblement plus conséquents se font jour. Ainsi nait la ville de Cahokia, à partir de 1050. Cette cité-état céréalière compte progressivement jusqu’à 15.000 habitant·es, ce qui fait d’elle la plus grande ville d’Amérique du Nord.

‘’Le plus frappant dans cette évolution est qu’elle semble avoir entraîné la désintégration de presque toutes les communautés autogouvernées des environs.’’ — D. Graeber & D. Wengrow

Progressivement, des élites se développent, leur position de domination se concrétise par leur installation au sommet de larges pyramides de terre. Des rituels sacrificiels font leur apparition, en lien avec les rites funéraires de la noblesse. Le jeu y prend une importance sociale majeure, avec l’invention du chunkey, pratiqué avec un disque en pierre, plus ou moins raffiné selon la classe sociale. Le symbolisme est alors marqué par la Mère du maïs au site principal de Cahokia, et l’homme-oiseau dans de nombreuses cités périphériques. L’ensemble de ces site mississippiens, incluant Cahokia, représente alors une population de 40.000 habitant·es.
Une forme de rivalité, plus qu’une coordination, semble alors prévaloir entre elles. Puis, à partir de 1150, commencent à se manifester des signes de guerre et de dépeuplement. Ces départs s’amplifient et conduisent à la désertion de l’ensemble de ses habitant·es. En 1350, la zone est devenue totalement inhabitée et l’héritage de Cahokia disparaît même des traditions orales. Les causes de cette chute restent mystérieuses.

Après cette phase, deux types de société structurent alors le Sud-est américain. D’un côté, de petits royaumes centrés sur des villes, avec des chefferies principalement symboliques. De l’autre, un ensemble de petits rassemblements tribaux qui fonctionnent selon des modes de vie égalitaires. Ces tribus sont en interaction, en dialogue, forgeant leurs pratiques du débat, de la paix et de la gouvernance collective que les colonisateurs découvriront à partir du XVIè siècle.

Tlaxcala, la démocratie qui prit la malheureuse décision de s’allier avec Cortés
Tlaxcala, situé dans l’actuel Mexique, à proximité de l’Etat actuel de Puebla, était une cité-Etat dont le rôle a été décisif lors de la conquête de Cortés. Dans sa volonté de dominer l’empire aztèque, celui-ci savait que son infériorité numérique massive ne lui laissait aucune chance. Il entreprit alors de s’allier avec la république de Tlaxcala, un ennemi historique des aztèques.
Ce rôle clé présente pour la recherche un avantage certain : de très nombreuses sources directes, des compte-rendu de dialogues, des fouilles archéologiques permettent de comprendre comment fonctionnait cette cité-Etat.

‘’La constitution de cette république ressemble à celles de Venise, de Gênes et de Pise, parce qu’il n’y a point de chef qui soit revêtu de l’autorité suprême […].’’ — Cortés

Entre 1558 et 1563, Francisco Cervantes de Salazar , l’un des premiers recteurs de l’université du Mexique, rend compte des délibérations du conseil municipal de Tlaxcala, l’assemblée de gouvernance collective seule décisionnaire. La décision s’y prend par consensus, laissant aux arguments le temps d’être formés et partagés au gré des conseils, parfois perdant des semaines pour arriver à une position commune.
Dans les décennies qui suivirent la conquête espagnole, d’autres sources ont continué de rendre compte de la vie démocratique de cette cité. Un missionnaire, nommé Motolinia, rédige l’Historia de los Indios de la Nueva Espana. On y découvre le fonctionnement de cette démocratie qui s’appuie sur un conseil d’élus (entre 50 et 200 personnes). Avant de faire son entrée au conseil, tout élu devait se soumettre à un rite initiatique particulier, à base d’humiliation, d’insultes publiques, de jeûne, de privation du sommeil et d’instruction morale. Ces élus devaient également manier l’autodérision. Autant de protections contre le risque d’élus qui surplombent le peuple.
Une fois de plus, le constat est clair : ces peuples autochtones avait élaboré une gouvernance démocratique, bien avant la conquête espagnole et ce d’autant plus que leurs envahisseurs n’avaient généralement pas l’expérience de ces pratiques.

‘’Les membres du conseil devenaient des subordonnés du peuple de par leur fonction ; aussi fallait — il s’assurer qu’ils la prendraient au sérieux et à cœur .’’ — D. Graeber & D. Wengrow

5. Une meilleure compréhension des conditions d’apparition des embryons d’Etat

Il n’y a pas eu de révolution agricole et néolithique dans le Croissant fertile !
Le Croissant fertile s’étend des rives de la Méditerranée au mont Zagros. En réalité, il y a plutôt deux croissants, celui des plaines et celui des hauts plateaux.
Les données archéologiques sont claires : 3.000 ans séparent les débuts de l’agriculture de son adoption large. Malgré la maitrise de la technologie agricole de culture des céréales sauvages, malgré des terres qui y sont propices, les populations ont longtemps préféré maintenir des modes de production alimentaire variés, avec de l’agriculture par intermittence, en dilettante selon les termes de Wengrow et Graeber. En combinant de multiples modes de production alimentaire, ces populations se tenaient à l’écart de toute situation de dépendance unique, elles occupaient leur temps de manière extrêmement variées, sans tomber dans une sorte de condition paysanne. Elles développaient ce que Murray Bookchin nomme une écologie de la liberté.
L’agriculture de décrue, pratiquée dans le Croissant fertile, prenait appui sur les innombrables services rendus par la nature, évitant d’investir une énergie humaine précieuse.
La représentation classique de cette période, nommée révolution néolithique, est donc inappropriée et trompeuse. De même, l’agriculture n’a provoqué l’apparition ni de classes sociales, ni des écarts de richesse ni de la propriété privée. Ces écarts sont bien apparus, mais des millénaires après l’adoption de l’agriculture.
C’est d’ailleurs vers les montagnes qu’il faut regarder pour voir l’apparition de sociétés hiérarchisées, indépendamment de l’agriculture mais en lien avec la chasse. Les chasseurs-cueilleurs sédentarisés ‘’ont opéré un virage radical vers la hiérarchie’’. Le site monumental de Göbekli Tepe en livre des traces indéniables, inscrites en dur dans la pierre, avec le développement de productions artistiques ou de cérémonies en lien avec la violence, la prédation et la figure héroïque des mâles. Pendant ce temps-là, les peuples des plaines qui développaient l’agriculture, cultivaient une imagerie et des créations artistiques, en argile ou tissage, en écho à leur modes de vie égalitaires et en l’honneur des femmes dont la connaissances de plantes et de la transformation artisanale était essentielle.

On sait également maintenant qu’il y a entre quinze et vingt foyers indépendants d’apparition de l’agriculture, distribués sur les différents continents. La Mésopotamie n’est que l’un des ces berceaux parmi les autres. Ni plus, ni moins.

‘’De nombreuses sociétés humaines à travers le monde sont restées longtemps adeptes de cette formule modulable mêlant horticulture, agriculture de décrue près des lacs ou des sources, gestion des sols à petite échelle ( au moyen du brûlis, de l’élagage ou de l’aménagement en terrasses , par exemple ) et élevage d’animaux à l’état semi-sauvage, le tout combiné à un large éventail de pratiques de chasse, de pêche et de cueillette.’’ — D. Graeber & D. Wengrow

Si on résume : d’un côté, environ 3.000 ans séparent la maitrise de l’agriculture de son adoption large, de l’autre, lorsque l’agriculture est adoptée, cela ne signifie en rien le passage à une société stratifiée et hiérarchique.
Continuons donc à suivre Graeber et Wengrow pour mieux identifier les étapes clés de la naissance des États.

Selon Marx, la création des États est le fait des classes privilégiées, dirigeantes, qui mettent en œuvre des dispositifs sociaux visant à préserver leurs privilèges et leurs droits de propriété.
Pour Graeber et Wengrow, trois formes élémentaires de domination sociale sont les germes de la formation des États : le contrôle et la légitimation de la violence, privilège de la figure du souverain ; le contrôle de l’information, matrice de la bureaucratie ; et la place prépondérante du charisme individuel dans un jeu politique devenu concurrentiel.
C’est la réunion de ces trois formes, aux origines différentes, qui créent le socle d’un État.

‘’La souveraineté se présente toujours comme une rupture symbolique avec l’ordre moral.’’ — D. Graeber & D. Wengrow

La formation des États Incas et Aztèques en Amérique précolombienne et la centralisation du pouvoir
Parmi les traits spécifiques de la culture Aztèque, le fait d’accorder le pouvoir politique uniquement aux hommes, élevés dans le culte des divinités, de la compétition de jeu de balle, de la violence, du viol et de la guerre. Le roi Moctezuma était l’incarnation vivante de cette surenchère au sein des élites artistocratiques.
Même si les femmes exerçaient des rôles importants et des fonctions clés (commerce, médecine, prêtresse…), leur place se rangeait du côté des gouvernés et non des gouvernants.
Dans cette société de conquête, les combattants ennemis capturés avaient de grandes probabilités de connaître une mort par arrachage du cœur, lors d’une cérémonie massive de sacrifice rituel aux divinités. Au sein des tribus conquises, les nobles locaux bénéficiaient d’un privilège et gardaient la vie et leur position en échange de liens de subordination et de soumission à la cour aztèque et le versement d’une dîme annuelle.
Hormis les dimensions spectaculaires de certaines pratiques, la structuration de cette société Aztèque avait des points communs avec ceux de l’Espagne conquérante : monarchie, hiérarchies, encadrement militaire, religion structurée.

La culture Inca présentait elle des différences plus significatives encore. Le royaume Inca exerçait sa domination sur 80 provinces réparties sur 4.000 kilomètres, le long de la cordillère des Andes, depuis l’actuel Chili jusqu’à l’actuel Équateur.
Le régime Inca, particulièrement réputé pour son expertise bureaucratique, laissait toutefois la place au sein des villages à des pratiques d’autogouvernance prenant appui sur la longue tradition des ayllus. Ces associations villageoises assuraient l’entraide et la solidarité au sein de la communauté. Dans chaque village, les capacités de main d’œuvre étaient identifiées, les besoins étaient ensuite servis, les personnes en difficulté étaient aidées. Personne n’était oublié et exclu des possibilités d’une vie décente. Les terres agricoles étaient réparties selon les besoins des familles et de leur évolution. L’enrichissement par accumulation était banni.
Pour veiller à une juste réciprocité, avec un équilibre des efforts et engagements, toutes les contributions étaient comptabilisées avec un système sophistiqué de noeuds sur des cordelettes. Les comptes étaient régulièrement faits, les dettes remboursées ou annulées. Le système de comptabilité était au service de la communauté, de son équilibre de vie et du respect d’une juste égalité entre ses membres.
Et c’est précisément ce système que le régime inca va détourner de sa finalité initiale pour le mettre à son profit et renverser un instrument d’équilibre en un outil de domination. Les noeuds représentent alors des dettes de tout type (travail, nourriture, objets précieux, vêtements…) vis-à-vis du régime central (clergé, armée, fonctionnaires). Ils ne sont plus ni négociables, ni annulables. Avec cet appui technologique, le régime inca met en place les conditions de l’extraction et de l’exploitation. Les ayllus sont regroupées par unités croissantes, de dizaines, de centaines puis de milliers. Les tâches sont alors imposées sans aucune distinction ni marge de manœuvre.
A nouveau, les leaders des communautés villageoises se trouvent dans une position d’allégeance, avec des privilèges à la clé, glissant subtilement vers un rôle d’agent de l’Etat.
Dans ce cas largement documenté, la bureaucratie est accaparée par le pouvoir souverain pour en faire un instrument de domination sociale. Ce n’est pas le seul moyen de contrôle mis en œuvre. La domination des femmes se développe également massivement.

Pour les aztèques avec Cortés en 1521 comme pour les incas avec Pizarro en 1532, lors de la conquête espagnole, la forte centralisation du pouvoir facilite sa destruction par ses conquérants. Puis les instruments de domination mis en place sont détournés, de nouveaux systèmes d’allégeance sont mis en place. Ils reposent sur l’obéissance d’agents qui ont déjà acquis cette culture. Seuls changent leurs maîtres.

Le scénario fut différent pour la conquête des terres Mayas. Après des siècles vécus sous un régime proche des Aztèques et une production artistique remarquable, le IXè siècle a marqué un tournant radical. Les villes ont été abandonnées et le régime politique s’est effondré. Le pouvoir est revenu aux mains des entités locales, communes, villages, selon un mode d’autogouvernement. Leur conquête a donc été laborieuse et jamais véritablement complète. Ce n’est pas un hasard si c’est sur les terres du Chiapas qu’a vu le jour la rébellion zapatiste. La culture d’autonomie et de résistance a pu s’y cultiver et se préserver au fil des siècles.

Les ingrédients clés de la naissance des États
En Égypte, l’un des aspects les plus frappants de la première dynastie est la perpétuation de sacrifices massifs pour accompagner la mort du roi. Ce thème de l’au-delà est évidemment fondamental dans la culture égyptienne et dans l’édification de tombeaux royaux qu’étaient les pyramides.
Deux paramètres préexistaient dans les cultures nilotiques : des pratiques raffinées et des outils spécifiques pour le soin du corps et le déploiement de culture patriarcale autour de l’élevage avec la multiplicité de souverains locaux.
Vers -3500 ans, il apparaît clair qu’il est important de faire des offrandes de pain au levain et de bière de blé fermenté aux défunts royaux et à leurs entourages. Ces deux mets ont aussi été la base alimentaire des ouvriers participant aux chantiers collectifs, dont ceux des pyramides en particulier. Les besoins étaient donc immenses. C’est le point de basculement vers le déploiement de l’agriculture céréalière.
Les paysans qui étaient dans l’incapacité de fournir ces offrandes par leur travail devaient s’endetter. Tout comme au Pérou inca, la comptabilisation des dettes installe progressivement le besoin bureaucratique.
Souveraineté et bureaucratie, deux des trois ingrédients clés de la formation des États étaient réunis. En Égypte, c’est après la chute du premier royaume que se développeront des luttes entre seigneurs guerriers et l’avénement du troisième ingrédient : la politique charismatique.
Nous trouvons au cœur de la naissance de ces États, le rapport aux divinités et le pouvoir transcendant qu’il apporte à quelques rares ‘’élus’’.

Les premières traces de systèmes bureaucratiques apparaissent vers -6000 en Mésopotamie, à Tell Sabi Abyad en premier lieu. Le but est alors de garder trace des stockages réalisés dans les magasins et greniers, avec un système de jetons en argile. De même, des bouchons de récipients domestiques sont archivés dans un lieu commun, au centre du village. A mesure que ces systèmes se déploient, une observation se fait jour : une tendance à l’uniformisation des maisons, de la production artistique. Tout se passe comme si la quête d’égalité se traduisait en standardisation culturelle. Et c’est le risque classique des technologies bureaucratiques : devenir un système impersonnel où l’individualité finit par ne plus compter, où les dettes interpersonnelles ne peuvent plus s’annuler.

‘’Si l’on considère que c’est l’entraide, la coopération sociale, la participation citoyenne, l’hospitalité ou même simplement le souci de l’autre qui font la civilisation, alors son histoire reste presque intégralement à écrire.‘’ — D. Graeber & D. Wengrow

En Crète minoenne, le pouvoir se conjugue au féminin
En contraste complet avec ces exemples exclusivement masculins, la Crète minoenne de la période -1700 à -1450 offre des vestiges archéologiques, tout particulièrement à Knossos où la place des femmes est centrale. Dans toutes les nombreuses productions artistiques, les figures d’autorité qui dominent sont des femmes, représentées plus grandes que les hommes, avec des attributs de pouvoir, ou en train d’accomplir des rites de fertilité, ou encore siégeant en assemblées féminines. Aucune femme n’est représentée nue alors que de nombreux hommes le sont. Lorsqu’une démonstration de soumission est visible, c’est celle d’un homme envers une femme.
Il n’y a aucune trace de monarchie, ni de fortification dans les palais minoens et la guerre n’est que rarement dépeinte. Prédominent des scènes paisibles, harmonieuses, de vie collective ou domestique, de jeu ou de contemplation.
Les indices archéologiques convergent pour suggérer que la Crète minoenne était gouvernée par des femmes prêtresses, exerçant leur pouvoir à l’aide d’une assemblée.

6. Et après ? So what ?

Une fois accompli ce vertigineux tour d’horizon que proposent D. Graeber et D. Wengrow, une question clé se pose : une fois que l’on sait tout ça, qu’est ce que ça change ?
A mon sens, cette question est fondamentale.
Je rassemble de premiers éléments de réponse dans l’article ‘’Au commencement était… Et après’’. A suivre.

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