50 % nucléaire en France : Jancovici VS Alain Grandjean

Damien SALEL
Décrypter l’énergie & le climat
8 min readApr 4, 2021

--

La France s’est engagée sur une trajectoire réduisant la part du nucléaire à 50 % dans le mix électrique à horizon 2035, cette diminution devrait être compensée par le développement de l’éolien et du photovoltaïque. Les opinions divergent sur la pertinence d’un tel objectif.

Jean-Marc Jancovici et Alain Grandjean : deux visions opposées sur la question

D’un côté, Jean-Marc Jancovici fustige ce choix notamment dans cet article : https://jancovici.com/transition-energetique/electricite/50-ou-50/

De l’autre, l’associé de ce même Jean-Marc Jancovici dans Carbone 4, Alain Grandjean, prône au contraire d’attendre avant de relancer la filière nucléaire : « Ceci conforte la démonstration déjà faite en 2017 : il n’est pas raisonnable au plan économique de lancer la production d’EPR ». Il précise également qu’« à l’horizon 2035, le coût de l’électricité (donc y compris l’amortissement des investissements de réseau) dans un scénario à 50 % de nucléaire (hors EPR, donc, sauf celui de Flamanville), ne sera clairement pas significativement plus élevé qu’aujourd’hui, et sûrement plus bas qu’il ne le serait en construisant de nouveaux EPR : en effet remplacer, à supposer que cela soit possible dans le calendrier, un réacteur ancien par un EPR ce serait passer en ordre de grandeur de 50 à 100 euros par MWh ; or ce serait rester à 50 euros pour les ENRé. » Cette note qui s’appuie pourtant sur le travail des chercheurs du Cired est également bien moins partagée que le premier article : https://alaingrandjean.fr/wp-content/uploads/2020/01/developpement-enr-electrique.pdf

Alors, qui a raison ?

Jean-Marc Jancovici considère cet objectif comme non pertinent car ne permettant pas de réduire ni les émissions de CO2 ni le risque nucléaire et diminuant par ailleurs les emplois.

50 % nucléaire : quel intérêt pour le climat ?

Pour arriver à ces conclusions, il raisonne à système constant. Le vieillissement du parc nucléaire n’est pas mentionné, ni la nécessité de le remplacer à horizon 2050. Or, remplacer 400 TWh de production nécessite de l’anticipation, et il faut commencer dès maintenant si l’on veut éviter une improvisation qui serait néfaste pour le climat. Sur le système électrique, l’enjeu de long-terme n’est donc pas tant la baisse des émissions de CO2 qui sont déjà très faibles, que leur maintien à un coût économique acceptable. Or ce maintien reste un défi : quoi qu’il arrive l’ensemble du système électrique sera transformé d’ici 2050, par quoi seront remplacés les réacteurs existants ? Des EPR, des EnR ? Cette question, pourtant centrale dans la décision de diversifier le mix, est complètement éludée par Jean-Marc Jancovici. Le problème est cadré de manière à ce que la décision de l’État paraisse irrationnelle, or elle ne l’est pas.

Le parc nucléaire va devoir être entièrement renouvelé d’ici 2050 pour la majorité du parc, et 2060 pour les réacteurs les plus récents.

Diversifier le mix permet de prendre de l’avance sur le remplacement du parc nucléaire, cela afin d’éviter de se retrouver au pied du mur en 2040. Cela permet également de conserver plus de cartes en main, de gagner du temps pour observer les évolutions technologiques et prendre les décisions d’investissement rationnelles en conséquence. Cet enjeu économique est bien au centre de la question : investir dans une solution coûteuse diminuerait les fonds disponibles pour les autres actions de décarbonation, dans le secteur du transport ou le résidentiel par exemple. Les deux solutions décarbonées sont les EPR et les EnR : le coût de revient des EPR est aujourd’hui plus élevé que celui des EnR. Toutefois, les EnR causent des externalités telles que les coûts de back-up et le développement des réseaux électriques. Ces externalités n’étant pas encore connues avec précision, le coût global d’une solution comportant une certaine quantité d’EPR pourrait a priori s’avérer moins élevé. Cependant Alain Grandjean apporte un élément important au débat : les externalités des EnR n’augmentent pas linéairement, elles sont très faibles et bien connues en dessous de 50 % EnR mais pourraient devenir importantes au-delà de 80 % de taux de pénétration, c’est essentiellement à ce niveau là que réside l’incertitude. Aller à 50 % EnR serait ainsi un scénario sans regret (les externalités étant faibles à ce niveau) : le coût global des ENR peut donc être considéré comme plus faible que celui des EPR au moins jusqu’à 50 % de taux de pénétration. Entre 50 % et 100 % EnR, les incertitudes sont beaucoup plus élevées sur le coût économique, mais de l’autre côté les incertitudes sont également très fortes sur le coût de revient des EPR. Alors pourquoi ne pas déjà atteindre cet objectif de 50 % nucléaire/EnR, profiter de ce temps pour observer l’évolution des technologies EPR et stockage, et décider en conséquence sur quelle carte miser ?

Les externalités liées aux EnR ne sont pas linéaires. Aller à 50 % EnR nécessite très peu stockage en plus de la capacité déjà installée en 2020. Les coûts réseaux à cet horizon sont connus et sont majoritairement payés par les producteurs EnR via les S3REnR. D’après Alain Grandjean, 100 GW de PV et d’éolien en France impliquerait ainsi un surcoût réseau inférieur à 2 €/MWh pour le consommateur final.

50 % nucléaire en diminuant le risque d’accident ?

Jean-Marc Jancovici soutient qu’une diminution de la production nucléaire se ferait à parc constant : le développement des EnRv serait contrebalancé par une diminution du facteur de charge du nucléaire sans fermeture de réacteurs. Pour ce faire, il prend l’exemple de l’Allemagne qui a maintenu ses centrales thermiques fossiles malgré le développement des EnRv. Un exemple n’est pourtant pas une preuve : est-il bien adapté au contexte français ? Le back-up Allemand se base majoritairement sur du thermique fossile : or celui-ci coûte peu à l’investissement et à la maintenance , l’essentiel des coûts provenant de l’achat de combustible. Si une baisse du facteur de charge conduit à une baisse des revenus, il conduit également à une baisse des charges très importantes pour les centrales fossiles dont les coûts sont essentiellement variables. Dans le cas de l’Allemagne, il peut donc être économiquement pertinent de maintenir une capacité de back-up élevée malgré la baisse du facteur de charge.

Pour la France, la situation est différente : le back-up repose à la fois sur des centrales fossiles, hydroélectriques et nucléaires. Si une baisse du facteur de charge n’est pas économiquement problématique pour les deux premières, elle peut l’être pour le nucléaire qui repose davantage sur des coûts fixes. C’est pourquoi les scénarios 50 % nucléaire prennent bien en compte des fermetures de réacteurs et font reposer l’essentiel du back-up sur les centrales fossiles et hydroélectriques : ce que ne fait pas Jean-Marc Jancovici. Le scénario AMPERE de RTE parvient ainsi à 46 % de nucléaire en 2035 par la fermeture de 16 réacteurs, la sécurité de l’approvisionnement électrique est maintenue malgré cette diminution des capacités pilotables [Source : bilan prévisionnel RTE 2017, p18].

Scénario AMPERE du bilan prévisionnel 2017 de RTE : l’approvisionnement en électricité est maintenu à horizon 2035 malgré la fermeture de 16 réacteurs nucléaires. Source : RTE.
Scénario AMPERE du bilan prévisionnel 2017 de RTE : l’approvisionnement en électricité est maintenu à horizon 2035 malgré la fermeture de 16 réacteurs nucléaires. Source : RTE.

Or, la situation n’est pas du tout la même entre développer les EnR en maintenant le parc nucléaire tel quel, et fermer 16 réacteurs. D’un côté les coûts fixes et le risque nucléaire ne diminuent pas, de l’autre les deux baissent significativement. Ici aussi, Jean-Marc Jancovici cadre le problème sur un exemple bien choisi, ne correspondant pas forcément au contexte français. Le fait que l’Allemagne ait conservé ses capacités pilotables ne démontre pas qu’on ne pourra pas fermer de réacteurs en France. Les études sérieuses sur le sujet montrent justement tout le contraire.

Nota : Faire reposer une partie du back-up sur des centrales fossiles n’est pas forcément problématique. D’une part : le système français a toujours reposé sur un back-up fossile, y compris à une époque où il n’y avait ni éolien ni photovoltaïque, mais beaucoup de nucléaire et d’hydroélectrique. Les centrales fossiles sont tout simplement économiquement plus pertinentes pour répondre aux besoins de pointe que les centrales nucléaires. D’autre part, ces dernières années le développement des EnR a permis de diminuer le facteur de charge des centrales thermiques et a donc contribué à la diminution des émissions de CO2 [source : Note CO2 RTE]. Conserver un back-up fossile ne signifie donc pas forcément plus de CO2, les émissions peuvent même être divisées par deux comme dans le scénario AMPERE.

Passer à 50 % de nucléaire dans le mix diminuerait-il l’emploi ?

D’après Jancovici, les EnR étant produites à l’étranger, leur développement conduirait à une perte d’emplois en France. Il ne fournit toutefois pas d’étude ou de source pour appuyer son argumentaire. Or, si le matériel importé constitue une part significative de la valeur ajoutée des EnR, celui-ci reste minoritaire sur la durée de vie d’une installation. Pour le photovoltaïque par exemple, les modules représentent environ 15 % de la richesse crée sur la durée de vie de l’installation. Le résultat n’étant pas évident, il est important de l’appuyer sur la base de sources fiables. Or, celles-ci sont encore aujourd’hui relativement parcellaires sur des scénarios comparant mix EnR et mix EPR.

Enfin, Jancovici semble considérer la localisation de la production de réacteurs nucléaires, d’éoliennes ou de modules photovoltaïques comme subie. Elle est pourtant d’abord le résultat d’un choix de politique économique. La France n’était pas pionnière dans la construction de réacteurs nucléaire, la technologie actuellement en service a été importée des États-Unis, cet état de fait n’a pas empêché des investissements massifs dans le secteur et une relocalisation tout aussi massive de l’emploi. La même chose pourrait advenir pour l’éolien et le photovoltaïque. Pour cette dernière filière, une usine de module photovoltaïques d’une capacité de 4 GWc/an est d’ailleurs déjà en projet en Moselle, elle serait susceptible de subvenir à elle seule à l’intégralité du marché intérieur français .

Conclusion

Je ne peux que vous conseiller de prendre le temps de lire les deux documents et de vous faire votre propre avis sur la question. Vous l’avez compris, ma préférence va nettement vers la note d’Alain Grandjean que j’estime beaucoup plus sourcée et mieux cadrée, c’est bien dommage car elle est également bien moins connue. Il est difficile de parler des évolutions à venir du mix électrique sans mentionner le nécessaire remplacement des réacteurs nucléaires existants, or c’est ce que fait ici Jean-Marc Jancovici. L’élément principal du débat étant évacué, les conclusions ne peuvent être que biaisées, en creusant un peu, les autres éléments ne le sont pas moins, au final sur les 3 arguments fournis (CO2, risque nucléaire et emploi), seul le 3e parait pertinent. Il est possible, même si cela doit être prouvé par des études, que la localisation des lieux de fabrication des éoliennes et des modules photovoltaïques conduisent à des pertes d’emplois en France au niveau global. Toutefois, il s’agit probablement plus d’un enjeu de politique économique et industrielle que de politique énergétique. Pourquoi ne pas adapter les décisions économiques aux enjeux énergétiques comme nous le faisions dans les années 70, et non pas l’inverse ? Une relocalisation de la fabrication d’éoliennes et de modules photovoltaïques serait d’autant plus pertinente que ce sont bien les EnR qui concentrent le plus d’investissements au niveau mondial : en 2020, plus de 200 Mds$ ont été investis dans le photovoltaïque et l’éolien, contre 35 Mds$ dans le nucléaire. Le marché du nucléaire se maintient, mais il reste et restera probablement beaucoup plus petit que celui des EnR.

Au niveau mondial, 200 Mds$ ont été investis dans le photovoltaïque et l’éolien ont contre 35 Mds$ dans le nucléaire. Source : IEA.

--

--