Le monde selon Ptolémée. Image dans le domaine public. Source

L’histoire du monde en 12 cartes

Rogue
Désidédata
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5 min readJan 12, 2017

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Un modeste hommage à Jean-Christophe Victor, le génial créateur de l’émission “Le dessous des cartes” qui nous a récemment quittés.

Cela faisait un moment que j’avais envie de commencer un club de lecture autour des données. J’aime les livres (je finis l’écriture de mon deuxième en ce moment) et on a tous et toutes lu ou écrit des ouvrages pertinents. Et si on partageait donc ?

Je vous souhaite la bienvenue au club de lecture Désidédata !

Et je commence avec une rapide lecture d’un livre qui m’a beaucoup marquée. Non seulement par sa sensibilité et sa rigueur, mais aussi parce que ce genre de pensé bienveillante et critique se fait de plus en plus rare. La disparition récente de Jean-Christophe Victor qui nous a donné le bijou “Le dessous des cartes” en est un triste rappel. Lisons les dessous de 12 cartes ensemble donc.

Un ami (et incidemment mon co-auteur et fan de D3.js) m’avait offert le livre “A History of the World in Twelve Maps” de Jerry Brotton. L’ouvrage est épais, c’est écrit petit mais il y a des images :)

L’idée principale défendue par l’auteur est que les cartes permettent au voyageur de l’imaginaire de parcourir le monde sans bouger de son fauteuil, au diplomate de défendre sa position politique et au gouvernant d’administrer son pays. Autrement dit, les cartes sont une mise en corps de valeurs culturelles.

Bien sûr, la question implicitement posée dans une telle affirmation est celle du pouvoir de celui qui crée une carte. Vous avez probablement lu l’entretien avec Jean-Christophe Victor justement dans Libération, paru seulement quelques jours avant son décès. “On s’est aperçu que Google Maps mentait”, disait-il en précisant :

Pékin édite des cartes d’après la vision de ses frontières avec le Japon ou avec l’Inde. New Delhi, de son côté, produit ses propres cartes. Or, Google Maps a choisi de ne pas prendre la référence internationale, que sont les cartes des Nations unies, et de s’adapter à la vision de chaque partie.

La question avait déjà été abordée dans une édition récente de son émission ; un article de l’Obs pointait par exemple les “quelques anomalies qui permettent aux internautes argentins d’insulter des organismes gouvernementaux et de s’amuser à leurs dépens” grâce à Google Maps. On peut ainsi retrouver des bâtiments d’administrations et installations publiques en Argentine, en faisant des recherches avec des mots-clés insultants.

“The Blue Marble” est une célèbre photographie de la Terre prise le 7 décembre 1972, par l’équipage d’Apollo 17 en route vers la Lune à une distance d’environ 29 000 km. Image par la NASA.

On peut continuer à énumérer les cas où un service opéré par une entreprise privée (Google Maps en l’occurrence) accepte à altérer la représentation du monde pour satisfaire aux désirs d’une puissance ou d’une autre et, in fine, conquérir de nouveaux marchés. Si s’émouvoir de l’objectif d’une entreprise de faire des profits serait naïf, il ne s’agit pas moins d’une profonde malhonnêteté intellectuelle.

Maintenant qu’on a bien planté le décor, revenons à nos moutons. Dans “A History of the World in Twelve Maps”, Jerry Brotton déconstruit la fausse certitude qu’une carte est la simple mise en image d’un fait scientifique indiscutable. Pour ce faire, il commence par l’exploration des cartes antiques faites par Ptolémée (et finit par Google Maps, inévitablement). Mais même si le livre parle de diverses traditions de la cartographie, il n’est pas pour autant une histoire générale de la discipline. Le focus est plutôt aux projets qui ont l’ambition de présenter une vision du monde.

Un seul chapitre déroge à cette règle : “Nation: The Cassini Family, Map of France, 1793”. La famille Cassini a été à l’origine d’un effort cartographique visant à produire une carte détaillée de la France, entre 1756 et 1815. Cet effort était scientifique : il s’agissait de prendre comme repères des points spécifiques pré-calculés et d’en dériver des “triangulations” permettant de calculer des distances. Il s’agit d’un des monuments de science appliquée du XVIIIe s., ayant mobilisé une collecte de données à échelle nationale et produisant les premières cartes topographiques et géométriques de la France.

Le récit est passionnant non seulement par son détail qui fait (re)découvrir l’innovation de l’approche Cassini, mais aussi parce qu’une histoire politique y est entremêlée. L’époque ne vous a pas échappé : le projet était au début soutenu par la monarchie laquelle s’en est retirée par la suite ; après la Révolution, l’effort a été “nationalisé”. L’auteur suggère un impact non-négligeable d’une telle vision unifiée du pays et de l’Etat français sur l’histoire et l’identité nationale. Je vous avoue que, oui, ce sujet brûlant est actuel, mais mon impression est que les Cassini se préoccupaient surtout de la qualité des données récoltées. Que les productions puissent servir un but politique passait après l’obsession d’avoir des données parfaites.

Je vous laisse découvrir chacune des 12 cartes, à commencer par la “Géographie” de Ptolémée. Ce tout premier chapitre peut vous paraître épuisant (il est assez sec), mais persévérez : les autres sont chouettes. Brotton, prof d’études de la Renaissance, est également excellent lorsqu’il pointe, à travers le livre, les limites des cartographes et leurs centres de gravité changeants. On apprend par exemple que la Mappa Mundi de Hereford illustrait les coins les plus reculés de l’Asie comme des repaires de cannibales, griffons et des “fils maudits de Cain”. La vision que les érudits en Chine avait de nos coins reculés était en image miroir : nos contrées étaient vues comme “une zone de sauvagerie” sans foi ni loi.

La planisphère de Waldseemüller (1507). Par Martin Waldseemüller, image dans le domaine public, Library of Congress. Source

Différentes cartes étudiées parlent de l’émergence d’une suprématie européenne et ses multiples facettes : la planisphère de Waldseemüller qui contient la première mention d’Amérique ; la “recalibration” cartographique par Diego Ribeiro tentant de privilégier la couronne espagnole dans le différend l’opposant au Portugal ; l’entrepreneur-cartographe Johannes Blaeu qui combine son travail sur l’Atlas Maior et l’imprimerie Blaeu pour en tirer des bénéfices sonnants et trébuchants, ouvrant la voie à l’idée de cartes payantes ; etc. Si mon propos peut paraître un peu brut, celui de Brotton est tout en subtilité (et même empathique par endroits).

Bonne lecture !

Et vous, quel livre en lien avec les données vous a marqué ? N’hésitez pas à participer au club de lecture Désidédata !

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Rogue
Désidédata

Lady Data Security. Award-winning writer. #Crisis/#risk mgment with #OSINT. #Infosec columnist @ZDNetfr. Curator @desidedata #Maker, polylingual bookworm.