Le Chef automate

Maryse Colson
data-science.be
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5 min readJan 23, 2018

Les personnes qui savent que j’ai fait des études de langues et lettres me demandent parfois ce que je fabrique dans une boîte de génie(s) informatique(s). En réalité, la linguistique et l’informatique sont deux disciplines qui raffolent l’une de l’autre ! Chacune rêve d’atteindre l’essence de l’autre : la linguistique envie à la programmation son systématisme, la programmation est fascinée par la création du langage. Et ce n’est pas pour rien, me confirme Christophe, Software Engineer chez EURA NOVA, qu’un des grands théoriciens des langages de programmation … soit un linguiste : Noam Chomsky.

Dans une vie antérieure, j’ai rédigé un mémoire en linguistique qui consistait à analyser le lexique d’un vieux livre de cuisine, Le Cuisinier françois de La Varenne (1651). J’avais donc enregistré chaque substantif, verbe, adjectif et adverbe de ce vieux manuel pour dresser un glossaire complet avec définition du terme, première attestation, exemple d’utilisation.

J’ai passé des heures, assise en tailleur sur les chaises bleues de la bibliothèque du département romane, le nez enfoui dans le dictionnaire étymologique de Von Wartburg, à rechercher les racines de chaque terme de cuisine. Et au fur et à mesure que je m’appliquais à construire ce lexique interminable, une intuition germa dans mon hémisphère droit : si la cuisine est un processus, alors le langage culinaire est un système — et la recette de cuisine, un genre textuel à part entière.

Je décidai alors de diviser le recette de cuisine en trois grandes étapes, de repérer les verbes (et donc les actions) propres à chaque étape, de ranger tous les ingrédients dans un arbre décisionnel sémantique, d’attribuer à chacun un code et de comprendre comment ces codes peuvent s’agencer à des verbes ou à des noms grâce à leurs unités sémantiques. Par exemple, on ne peut arroser en cuisine qu’avec de l’eau, du lait, de l’huile… On aura donc deux types de règles:

Règle syntaxique : arroser de + substantif x

Règle sémantique : arroser de + x qui possède le sème /liquide/

Les règles qui régissaient le système textuel et linguistique de la recette de cuisine se confirmaient à chaque fois. Et c’était comme si la logique du langage me sautait aux yeux. Comme si un système parfaitement construit se laissait dévoiler et toucher au travers des siècles. La jeune pousse migra dans le cerveau gauche.

Ma promotrice se régalait de cette nouvelle partie de mon mémoire où je parvenais enfin à prendre du recul sur la langue et à en extraire la substantifique moelle. Elle qui se passionnait pour les théories d’automatisation du langage voyait dans mon mémoire la base du développement d’un outil informatique d’élaboration de recette de cuisine — qui, finalement, n’est pas allé plus loin que la réserve des mémoires de l’Université, mais peu importe.

Quelques mois après mon arrivée chez EURA NOVA, je fis le lien entre les conclusions de mon mémoire et une discipline d’intelligence artificielle : le Natural Language Generation. Si la langue est un système, alors elle est régie par des règles. Si l’on parvient à dicter ces règles à un automate, alors un ordinateur peut utiliser la langue et construire des phrases cohérentes et porteuses de sens. Les règles peuvent être diverses : syntaxiques, sémantiques,… gustatives ou chimiques!

C’est le système sur lequel se base Chef Watson d’IBM — entrez les quatre ingrédients que vous voulez utiliser, Chef Watson vous propose un plat à réaliser, adapté d’une recette de base — et qui annonce d’emblée :

“Studies indicate that food sharing common chemical flavor compounds taste good together. Much of Western cooking seeks out these pairings, while some Asian cuisines focus instead on contrasts. Watson provides statistics on the synergy of flavor compounds in each of its recipes”.

Le générateur de recettes se fonde donc aussi sur les propriétés chimiques des ingrédients pour proposer des assemblages cohérents et goûteux. Partant de recettes originales au succès avéré et vérifié (modèles connus), il propose des combinaisons inédites sur base du système gustatif des aliments (amer, sucré, salé, acide / gras, maigre/ astringent, effervescent, gélifiant, piquant / …). Ce qui est fascinant ici, c’est que la machine est potentiellement plus créative que l’être humain. Engoncé dans ses croyances et ses a priori, l’homme tentera moins — et peut-être n’aura jamais l’intuition — d’associer deux ingrédients étrangers l’un à l’autre, alors qu’un modèle qui répond à un système pourra explorer allègrement les possibilités, libéré de tout héritage culturel. De grands chefs se sont inspirés de cette technique pour dépoussiérer nos assiettes et nous offrir des assemblages inédits.

On peut donc imaginer qu’un Chef Watson utilise plusieurs systèmes différents et qu’il est dès lors le fruit des efforts conjoints de différents experts :

  • un système syntaxique pour construire des phrases (avec un expert grammairien)
  • un système sémantique pour construire du sens ( avec un expert linguiste)
  • un système chimique/gustatif pour construire des saveurs (avec un expert cuisinier)
  • enfin, un système de programmation qui met le tout en musique.

Vous avez dit “musique”? La musique aussi, on peut la générer de manière automatique, en s’appuyant sur d’autres types d’expertise (celle du mélomane, de l’instrumentiste). De même que des textes de loi (avec l’expertise du juriste), des ensembles vestimentaires (avec des stylistes), des oeuvres d’art (avec des historien, des peintres et des coloristes). L’art d’hier inspire l’art automatique généré, comme une sorte de néo-classicisme systématisé et codifié.

Les possibilités sont infinies, mais la génération restera toujours limitée par le cadre du système de règles, maîtrisée par la conscience de l’automate — et par le fait que celui-ci n’a pas d’inconscient. Mais ça, c’est un autre débat!

Comment les entreprises peuvent-elles s’inspirer d’un Chef Watson? En exploitant librement les règles de tous les processus génératifs.

  1. Considérer un processus de son activité qui se définit comme une système.
  2. Observer les règles qui régissent le système.
  3. Ingérer de nouvelles données et voir comment les règles réagissent, comment la donnée circule dans le processus, ce que le système fait naître.
  4. Découvrir ainsi de nouvelles potentialités du système

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Maryse Colson
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