De quoi la rentabilité est-elle le nom?

Joel Gombin
Datactivist
Published in
6 min readDec 11, 2019

Créer des données pour valoriser le petit commerce

Emmanuelle Hoss (SEMAEST) et Joël Gombin (Datactivist)

Merci à Christel (bananako.fr) pour sa facilitation graphique !

Le vendredi 29 novembre dernier, c’était le Black Friday. Et de collectivement s’émouvoir des conséquences de cette frénésie d’achats à petits prix : pollution, encombrements logistiques, destruction des petits commerces ; le tout au profit de quelques plateformes à l’éthique fiscale discutable.

Mais ce vendredi dernier, c’était aussi le jour du rendu du Challenge Data des étudiants de quatrième année de Sciences Po Saint Germain en Laye. Pendant toute la semaine, une équipe d’une dizaine d’étudiant⋅e⋅s a planché sur un sujet en apparence quelque peu aride : identifier les indicateurs des externalités positives du petit commerce. Et non seulement ils y sont arrivés, mais nous avons assisté à un brillant plaidoyer en faveur de cette économie ultra locale, ancrée dans le quotidien de chacun d’entre nous.

Avec l’aide de Datactivist et de la Semaest, Société d’économie mixte de la Ville de paris spécialisée dans la revitalisation commerciale, ils ont mis en évidence la puissance d’impact social et sociétal du commerce de proximité (entendu ici comme structurellement indépendant, et n’appartenant ni à une franchise, ni à une chaîne ou un groupe d’enseignes).

Cinq thèmes principaux ont été identifiés et scrutés : le lien social, l’attractivité, le climat, la sécurité et le bien-être.

Pour chacun de ces thèmes, les étudiants ont cherché à analyser la littérature scientifique et les données disponibles afin d’obtenir un panorama à la fois synthétique et clair sur l’état actuel des connaissances sur le sujet.

Mais revenons un peu en arrière. Quand on parle d’externalités, de quoi s’agit-il au juste ?

Lorsqu’un projet, privé mais aussi public, est envisagé, une des toutes premières questions concerne le modèle économique : ce projet est il rentable, trouve-t-il, si ce n’est un bon taux de rentabilité, a minima « son » équilibre économique ? Cette rentabilité ou cet équilibre économique se calcule assez basiquement en soustrayant aux sommes perçues par l’exploitation du lieu (par exemple, le loyer versé par un commerçant) les coûts générés par l’investissement et la gestion de l’outil mis en place (par exemple, la préemption et la rénovation d’un local commercial, puis sa gestion, voire son entretien).

Les projets identifiés comme rentables sont ceux qui vont permettre de dépasser l’équilibre économique. Ce sont en général les projets choisis car garantissant une autonomie financière.

Mais certaines dimensions échappent à ce raisonnement financier. Ce sont ce qu’on appelle, dans le jargon économique , les “externalités”. Elles peuvent être négatives (la pollution de l’air, par exemple) ou positives (le lien social créé par la rencontre). Ce qui caractérise une “externalité”, c’est qu’elle n’est pas prise en compte dans le calcul économique.

Et pourtant : en réalité, ce qu’on appelle une “externalité” est parfois, et contrairement à ce que son nom indique, central et constitutif. Au cœur même de l’économie du projet, voire l’objectif recherché (dynamiser une rue). Ainsi, une plate-forme comme Amazon s’appuie pour développer son activité sur un réseau logistique qui va de la livraison rendue possible par les routes, du stationnement sur la voie publique, jusqu’aux services municipaux qui ramassent et trient les nombreux cartons utilisés et jetés. Ces coûts pesant quasiment intégralement sur la collectivité, on pourrait imaginer de les compenser par les impôts payés par Amazon (quoique…). Mais quid de la pollution engendrée par la somme de ces déplacements ? Quid de la destruction du tissu économique local qui voit cette concurrence grignoter son chiffre d’affaires ? On peut sans trop de démonstrations appuyées constater que ces externalités ont des conséquences politiques, au sens premier du terme (vie de la cité), et échappent a priori à toute forme de comptabilité financière publique. Alors même que sans ces externalités, une plateforme comme celle-ci ne pourrait pas fonctionner. En résumé : la collectivité prend en charge des externalités qui lui sont nuisibles et qui sont au cœur du fonctionnement et de la rentabilité interne d’un acteur privé (qui par ailleurs paye très peu d’impôts, mais c’est une autre histoire).

En miroir, les externalités positives du commerce ultralocal ne sont pas non plus prises en compte dans les tableaux de business plan. Alors même que cette économie locale porte des objectifs de bien être social, de sécurité et de pacification de l’espace public, elle se voit soumise aux mêmes règles comptables et financières que l’acteur qui va à l’encontre de cet objectif (et par ailleurs, le commerce indépendant paye ses impôts sur le territoire, mais c’est une autre histoire).

En un mot, la rentabilité d’un projet telle qu’on l’entend communément aujourd’hui, ne prend en compte ni les externalités négatives, ni les externalités positives. Elle fonctionne en mode binaire, sans se préoccuper des interactions et des conséquences engendrées par ses actions. On dirait d’un enfant qui se comporte comme ça, qu’il est mal élevé.

Et c’est peut être de ça dont il s’agit : nous avons mal élevé (au sens premier) nos façons de penser la rentabilité ou l’équilibre d’un projet. Nous avons oublié de leur apprendre le reste du monde.

Et si nous réintégrions ce reste du monde dans nos calculs, la rentabilité ne se résumerait plus à cette équation basique coûts/bénéfice. Il faudrait lui adjoindre ce que le projet rapporte à la communauté et lui défalquer ce qu’elle coûte par son activité à la collectivité.

Réelle Rentabilité = (coûts — bénéfices) + externalités positives — externalités négatives.

Et c’est comme cela que le petit commerce recouvrerait sa valeur réelle, et que cet acteur local se verrait reconnaître sa puissance d’être et d’agir, dans des domaines aussi vastes que ceux du bien vivre ensemble.

En posant cette équation, on peut permettre à la puissance publique, et donc à la démocratie, de se ressaisir de sa mission fondamentale : assurer le bien commun. Or ce bien commun ne se réduit pas à une équation financière, même si celle-ci ne peut être ignorée. L’ensemble des dimensions doivent être prises en compte par la décision publique. Les économistes diront qu’il faut “internaliser les externalités”, c’est-à-dire leur donner un prix monétaire. Sans doute ; mais il faut aussi que les décideurs publics “internalisent” ces externalités, au sens où ils les intègrent comme éléments constitutifs de leur processus de décision.

Au vu des enjeux actuels, il est grand temps de penser rapidement une rentabilité “en réalité augmentée”, qui enfin permettrait d’aligner valeur et prix et de ne plus servir uniquement à enrichir ceux qui n’ont pour valeur que l’argent accumulé.

Rendre concrète cette proposition implique de pouvoir l’outiller. Cela nécessite de pouvoir, et savoir, objectiver les externalités, négatives et surtout positives, des commerces. Pour le dire autrement, il faut produire des données sur le sujet — car ne compte que ce qu’on compte. Idéalement, on pourrait aller jusqu’à des démarches de comptabilité en triple capital (qui visent à prendre en compte, d’un point de vue comptable, les dimensions financière, mais aussi écologique et sociale).

Pour commencer, et pour démontrer cette réalité de manière chiffrée et systémique, on peut imaginer que la puissance publique collecte des données auprès des commerçants, de ses acteurs, de ses administrés et dans l’espace public, permettant d’objectiver les externalités du commerce de proximité. Ces données permettraient non seulement d’orienter la décision publique, mais encore l’action des commerçants. Ouvertes, elles permettraient en outre une réelle transparence vis à vis des citoyens et participeraient à la construction de communs numériques — via OpenStreetMap par exemple.

C’est comme cela que le prix du commun pourra enfin s’aligner avec la valeur produite par l’acteur privé. Il ne s’agira plus de subir mais de choisir en toute connaissance de cause la société dans laquelle nous voulons vivre. Nous pourrons enfin dire d’une activité qu’elle est rentable pour tous, ou au détriment de tous. Et retrouver la puissance du commun.

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Joel Gombin
Datactivist

Science politique, politique, extimité, enseignement, #opendata @datactivi_st, CDO @pourmarue. Standard déviant. Clé GPG : http://keybase.io/joelgombin