Greenpeace : retour sur une campagne open data pour repérer la viande dans les cantines

Samuel Goëta
Datactivist
Published in
9 min readMay 22, 2018

Nos enfants mangent au moins deux fois trop de viande dans les cantines scolaires mais ce constat cache une situation très hétérogène selon les villes. Certaines ont fait des efforts notables, d’autres continuent à servir viande et poisson tous les jours. En préparation des États Généraux de l’Alimentation, Datactivist a imaginé avec Greenpeace une campagne de mobilisation pour dénoncer une aberration écologique et sanitaire en s’appuyant sur les menus des cantines. Lancée début décembre, les résultats et les données de la grande enquête “Y a-t-il trop de viande à la cantoche ?” viennent d’être publiés (voir plus bas). Elle a permis de montrer que 70% des enfants mangent viande ou poisson tous les jours et de décrire la situation dans plus de 3200 villes. Retour sur la conception de cette campagne avec Greenpeace.

Les menus des cantines : des données ouvertes introuvables

Les menus des cantines sont connus école par école, mais il n’existe aucune base de donnée au niveau national sur la composition des menus. Il y a bien quelques villes en France qui ont ouvert des données sur les menus des cantines comme Toulouse qui propose les menus quotidiens, les plats qui composent ces menus et les denrées qui servent à leur élaboration. On trouve aussi des données ouvertes sur les cantines à Montpellier, Nantes, Rennes, Saint Malo et même dans la petite ville bretonne de Ploezal (1119 habitants). Ces villes ne se sont pas accordées pour harmoniser les données des menus des cantines ce qui rend difficile le travail de startups comme QuiDitMiam ou Y’a D Frites qui proposent une application pour faciliter l’accès des parents aux menus des cantines scolaires.

Il y aurait un trésor de données à ouvrir dans cet outil qui permet d’élaborer les menus des cantines scolaires.

Ces villes sont une exception et les données ouvertes sur les menus des cantines ne suffisent pas à effectuer une campagne à l’échelle nationale. En la matière, le jeu de données le plus complet qu’on puisse trouver concerne les menus de tous les Crous en France, disponible sur data.gouv.fr (mais on voulait s’intéresser aux cantines des écoles, pas des Restos U). On pourrait aussi se tourner vers le service Emapp.fr élaboré dans les Pays de la Loire et aujourd’hui utilisé nationalement par plus de 4070 agents (selon le site du service) pour élaborer gratuitement des menus respectant les règles nutritionnelles. Les données qui y sont transmises pourraient faire l’objet d’une demande d’accès aux documents administratifs en vertu de la loi CADA de 1978. A partir d’octobre 2018, ces données produites dans le cadre d’une mission de service public tomberont sous le coup de l’obligation d’open data par défaut prévu par la loi Lemaire. Si ces données étaient ouvertes, on disposerait d’une base de données structurée et nationale sur les menus mais une demande CADA peut prendre des mois, une temporalité trop longue et une démarche trop incertaine par rapport à l’urgence de la campagne.

La campagne de numérisation des déclarations d’intérêt des parlementaires par Regards Citoyens a grandement inspiré ce projet.

Pour obtenir les données dont nous avions besoin, il nous a donc fallu concevoir une grande enquête contributive dans laquelle les sympathisant-e-s de Greenpeace pourraient remonter les données concernant leurs écoles via une plateforme en ligne. Le cas de la numérisation des déclarations d’intérêt des parlementaires par les bénévoles de l’association Regards Citoyens a inspiré cette enquête contributive. En moins d’une semaine, 11 095 extraits de déclarations rédigés manuellement par des députés (souvent récalcitrants) ont été saisis par près de 8 000 personnes malgré la difficulté de déchiffrer l’écriture manuscrite. Nous avons donc conçu avec Greenpeace une campagne collaborative qui nous permettrait d’obtenir les données sur les menus des cantines.

Une tactique de mobilisation par la production collaborative de données ouvertes

Pourquoi collecter des données en plus des outils classiques de mobilisation ? Ces données localisées ont enrichi à plusieurs titres notre tactique de mobilisation.

Compter pour compter dans le débat

L’arène médiatique se nourrissant de données, obtenir un chiffre national et des statistiques locales sur la part des enfants à qui est proposé un menu végétarien à la cantine a permis de renforcer la prise de conscience du problème. De telles données jusqu’alors jamais produites ont obtenu un excellent relais médiatique. Par exemple, l’association CLCV a connu un très fort retentissement en enquêtant dans 158 points de vente pour constater que la réglementation n’est pas respectée dans 44% des enseignes où on pouvait acheter des pesticides en libre service. Ce chiffre avait été repris tel quel dans le titre par les principaux sites d’actualité.

Les principaux sites d’actualité ont repris tel quel le chiffre de 44% des enseignes qui ne respectent pas la réglementation sur la vente de pesticides.

Créer une logique de compétition entre les territoires

La course zéro pesticides provoque le changement par une logique de classement.

Comme Espeland et Sauder l’ont montré, les classements provoquent la “réactivité” des acteurs évalués par la quantification. Greenpeace a déjà eu recours à des classements avec la “course zéro-pesticides” qui s’appuie sur le même levier. La compétition entre les villes guide de nombreuses décisions des élus, un tel outil peut changer la donne pour une alimentation respectueuse de l’environnement dans les cantines.

Encourager les actions locales

La production et la visualisation de données au plus proche des citoyens peut faciliter les initiatives grassroots des citoyens qui pourront se mobiliser et interpeller les décideurs nationaux et locaux. Par exemple, Agir pour l’Environnement, Générations Futures et Bio Consom’acteurs ont conçu villes-et-villages-sans-pesticides.fr qui présentent des données sur les actions de réduction des pesticides dans plus de 3000 communes en France.

Permettre une prise de conscience

De nombreux parents d’élèves ne connaissent pas les effets néfastes pour la santé et l’environnement de l’alimentation à base animale. La carte, le classement, les relais médiatiques peuvent être une bonne occasion pour inciter les parents à changer leurs habitudes alimentaires dès maintenant. Dans un tout autre domaine, Transparency France, avec l’aide de bénévoles, tient à jour la cartographie de la corruption qui présente plusieurs centaines de cas d’élus condamnés pour corruption. Cette carte permet en un coup d’oeil de mesurer l’ampleur du phénomène.

https://www.visualiserlacorruption.fr/
La campagne de Paysages de France sur les affichages publicitaires : http://pdfext.github.io/

Autre cas de datactivisme qui a permis une prise de conscience : l’association Paysages de France qui, en septembre 2015, a produit une carte pour réagir au projet de décret sur l’affichage publicitaire du ministère de l’écologie. Cette campagne qui s’est appuyée sur une multitude de données ouvertes a forcé le gouvernement à renoncer à son projet.

Dans la jungle des menus des cantines

Accéder aux données de l’étude sur les menus des cantines : frama.link/gpcantines/

Avant de développer l’outil de collecte de données, Datactivist a conduit une étude des menus des cantines portant sur 35 communes représentant un total de 5,3 millions d’habitants soit 8% de la population française. Elle avait pour objectif de représenter la diversité des méthodes d’accès et de présentation des menus avec un échantillon de communes couvrant une part de la population relativement importante sans pour autant se concentrer uniquement sur les grandes villes : 20 villes moyennes et petites ont été incluses pour couvrir la plupart des cas.

Premier enseignement : partout en France, les menus des cantines sont publiés sur le web. Selon les agents de plusieurs municipalités avec lesquels nous sommes en contact, la rubrique des menus des cantines scolaires figure parmi les plus fréquentées sur les sites des communes. En effet, ces informations sont essentielles pour les parents. Surtout, on peut très facilement trouver ces menus : dans le cas des 35 villes analysées dans cette étude, la première réponse sur Google à une requête “[Ville] menus cantines” renvoyait systématiquement vers la bonne page qui y donne accès.

Deuxième enseignement : dans une même commune, les menus peuvent différer avec des repas servis à table ou au self (4 cas sur 35), des repas différents entre les écoles maternelles et primaires (9 cas) et des menus école par école (4 cas). Cependant, comme les repas sont généralement élaborés par des cantines centrales, la politique municipale en termes de repas végétariens semble identique.

Troisième enseignement : il n’y a pas de règle générale pour la présentation du menu, les configurations sont très différentes selon les villes. De ce fait, il n’est pas possible d’analyser automatiquement les fichiers pour déterminer la présence de viande ni de concevoir un outil qui indique automatiquement au contributeur quelle partie du fichier correspond à tel menu, à l’inverse du cas de Regards Citoyens où les déclarations d’intérêts étaient uniformisées, chaque partie du fichier correspondait à une section de la déclaration.

Enfin, la période de disponibilité des menus n’est pas toujours suffisante mais dans la moitié des cas, on dispose des menus sur une période supérieure à deux mois. Pour produire une première analyse nutritionnelle, il nous faut au moins quatre semaines de menus à notre disposition.

Une grande enquête contributive pour repérer la viande dans les cantines

Pour arriver à qualifier les menus des écoles primaires, nous avons conçu avec Greenpeace un site de contribution faisant appel aux sympathisants de l’association. Entre septembre 2017 et février 2018, près de 8000 personnes ont collecté des données précieuses sur les menus de cantines des écoles primaires publiques en France : nombre de repas végétariens proposés, fréquence des options végétariennes, origine bio de la viande, intitulés des menus, etc. La méthodologie et le détail des questions sont présentés sur le site de campagne.

Grâce à cette grande enquête, Greenpeace a recueilli plus de 12 000 contributions couvrant plus de 3 200 villes et au moins 60 % de la population des écoliers. Bien qu’elles ne couvrent pas tout le territoire, ces données ont permis de montrer que 69 % des enfants sont obligés de manger de la viande ou du poisson presque tous les jours. Seuls 9 % des enfants mangent végétarien une fois par semaine et aucune ville n’atteint la préconisation de Greenpeace de deux repas végétariens par semaine.

Vous pouvez désormais explorer la carte réalisée par Dataveyes et consulter les résultats pour chacune des communes pour lesquelles des données ont été collectées.

Explorez les résultats de l’enquête : https://greenpeace.fr/aumenudescantines/

L’indispensable ouverture des données des menus des cantines

L’ouverture de données précises, standardisées et interopérables décrivant les menus est indispensable pour qu’émerge un débat public objectif sur les menus des cantines scolaires. Ces données qui doivent décrire la présence ou non de viande ou de poisson dans les plats, la part du bio, la saisonnalité des légumes et des fruits ou encore l’origine géographique des produits sont indispensables pour permettre le suivi des nouvelles recommandations aux cantines qui découleront de la loi faisant suite aux États Généraux de l’Alimentation.

Cette exigence d’ouverture des données, nous l’appliquons à nous même : les réponses aux questionnaires collectées par Greenpeace France ont été anonymisées dans le jeu de données brutes librement réutilisable sur data.gouv.fr. Ces données sont issus d’une grande enquête contributive, il est donc tout à fait possible qu’elles contiennent des erreurs malgré les précautions que nous avons prises tout au long du processus de collecte et de nettoyage de données. Faute de données publiques et centralisées, c’est le seul moyen que nous ayons trouvé afin d’obtenir une cartographie nationale. Dans cette campagne, nous avons produit ce que des chercheurs ont appelé des “just good enough data”, des données suffisamment bonnes pour mobiliser et obtenir par la suite l’ouverture des données publiques.

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Samuel Goëta
Datactivist

Co-founder @datactivi_st, researcher on #opendata, member @okfnfr @savoirscom1