L’open data, pas assez sexy pour la smart city ?

Etienne Pichot Damon
Datactivist
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7 min readJul 10, 2019

Lors d’un voyage d’étude au Canada organisé par Civiteo auquel datactivist a participé et collaboré, nous avons été introduits, avec Clara Maximovitch-Rodaminoff, aux stratégies des villes de Montréal et Toronto ainsi qu’à leurs projets les plus emblématiques.

Quelques étapes de notre voyage d’étude

L’open data est encore un angle mort de la smart city, et certains experts de la ville intelligente préfèrent conclure des accords alambiqués et s’asseoir jalousement sur leurs données. Même si toutes les données ne peuvent être ouvertes, faut-il pour autant proclamer le divorce entre l’open data et la smart city ? L’open data a-t-il réellement une place dans la “ville de demain”, ou n’est-il qu’un dogme défendu par quelques nostalgiques, et utile qu’à la transparence au détriment de l’efficience ? Si vous vous doutez probablement du positionnement de Datactivist, laissez nous l’argumenter.

En France, l’approche réglementaire passe parfois au dessus de la recherche d’impact

Un aspect nous a particulièrement marqué dans les projets qui nous ont été présentés lors de ce voyage d’étude : l’absence (ou presque) de référence à des textes législatifs encadrant l’ouverture ou le partage de données.

À Montréal, à Toronto et à Ottawa, les présentations des projets avaient toutes le même point de départ : un problème concret à résoudre. Nos interlocuteurs détaillaient ensuite les actions menées pour y répondre, leurs résultats, et les impacts concrets, parfois inattendus.

Et les impacts sont là. Non pas parce que les données Canadiennes seraient intrinsèquement “meilleures”, mais parce que les méthodes adoptées (par Synapse C ou le Laboratoire d’Innovation Urbaine de Montréal notamment) reposent sur l’usage.

C’est tout le sens de la stratégiepublishing with a purpose” de l’Open Data Charter qui consiste à passer d’un modèle où les gouvernements publient des données par défaut sans chercher à répondre aux besoins des usagers à une vision dans laquelle la demande guide l’ouverture et répond à des problèmes concrets :

Au cours des dernières années, il est devenu évident que l’ouverture des données exige une approche pratique. Après une première ruée vers “toutes les données brutes maintenant”, la communauté de l’open data se demande maintenant “pour quoi faire ?” […] Si les gouvernements croient vraiment à l’open data, ils doivent :

- Identifier les défis que les données gouvernementales peuvent aider à résoudre, et travailler en collaboration avec les communautés qui peuvent aider à produire un impact.

- S’engager à publier des jeux de données clés qui sont essentiels pour relever les défis et qui profiteront aux communautés.

- Suivre et adapter: étudiez l’impact de la publication des jeux de données, puis apprenez et adaptez-vous pour maximiser les bénéfices de l’ouverture des données.

Puis ils mesurent l’impact de leur open data. Et ces mesures de résultats nourrissent la communication autour du projet, très utile pour convaincre de nouveaux partenaires, ou justifier des investissements. Nous avons pu avoir la confirmation qu’évaluer l’efficacité d’une politique open data ne se limite pas à consulter le nombre de téléchargements des données.

Le fait qu’une collectivité soit bonne élève au regard de la loi, ou que deux administrations travaillent ensemble, n’apparaît pas comme important, et encore moins comme une fin en soi. En bref, ce qui compte, c’est l’impact réel pour les habitants, au regard des dépenses engagées pour résoudre un problème existant.

En revanche, certaines villes canadiennes ont élaboré des chartes et des “master plan” (comme celui de Toronto), dans lesquels les habitants jouent un rôle essentiel. Et justement, ces documents de cadrage ont deux caractéristiques majeures : premièrement ils sont élaborés de manière participative (et en allant chercher les habitants là où on s’attend à une participation plus faible), et deuxièmement ils sont écrits au niveau local, plutôt que guidés par un cadre légal fédéral et éloigné des réalités du terrain. À Nantes, la charte métropolitaine de la donnée est un exemple français qui va dans ce sens, en assignant trois objectifs prioritaires à l’open data : contribuer à la transparence de la vie publique, alimenter le dialogue citoyen et le développement de nouveaux services.

Sortir des fausses dualités : l’open data peut cohabiter avec d’autres modalités de partage

Un projet nous a particulièrement marqué lors de notre voyage d’étude : Synapse C. Il s’agit d’une coopération entre plusieurs acteurs culturels au sein du Quartier des Spectacles de Montréal.

Montréal, Quartier des Spectacles

Synapse C a initié il y a quelques années un premier (et simple) partage de données : les codes postaux des visiteurs, entre quelques établissements culturels. Aujourd’hui, de nouveaux établissements ont rejoint le partenariat et partagent de plus en plus de données. Les résultats sont nombreux : l’analyse des données (anonymisées) des spectateurs a permis de mieux comprendre la fréquentation. Les établissements se coordonnent avant de choisir une date d’événement, un théâtre a modifié sa politique tarifaire pour permettre à de nouveaux publics d’acheter des places, et les établissements utilisent de plus en plus la donnée pour ajuster leur offre.

Le projet de Synapse C évolue en parallèle des autres initiatives plus ouvertes, sans que d’un côté les acteurs veuillent tout ouvrir, ni de l’autre tout fermer. La logique est ici de partager les mêmes objectifs et les mêmes méthodes entre parties prenantes de la ville intelligente pour déterminer quels devraient être les modes de partage de données à mettre en œuvre (ou à faire évoluer).

Les premiers résultats concrets émergent, grâce à une collaboration nouvelle entre ces acteurs, qu’ils doivent à l’émergence d’une culture de la donnée. Pour Rahul Bhargava et Catherine d'Iganzio, avant de recruter des data scientist, nous avons d'abord besoin de développer la culture de la donnée. Ces deux chercheurs du MIT ont identifié six barrières au développement de la culture des données :

  1. la confusion (les données sont présentées comme quelque chose de confus et trop technique)
  2. la méconnaissance des données (dans une organisation, on ne sait généralement pas de quelles données on dispose)
  3. les silos organisationnels (les données ont du mal à circuler dans l'organisation)
  4. la "pensée centrée DSI" (les données sont souvent enfermées à la DSI)
  5. l'inutilité (les tableaux de bord et les indicateurs synthétiques pour la direction empêchent les services de creuser dans les données)
  6. l'ennui (la production et l'utilisation des données sont souvent présentées comme une tâche ennuyeuse).

L’open data, seul vrai ciment de la smart city ?

Malgré sa non-rivalité avec d’autres modèles de gouvernance, l’open data reste et ne peut être qu’une composante essentielle de la ville intelligente, tout simplement car il s’agit du seul moyen d’en atteindre les objectifs.

Si toutes les données ne peuvent pas faire l’objet d’une ouverture totale, l’open data a le mérite de supprimer les intermédiaires inutiles : pourquoi rédiger des clauses spécifiques de diffusion de données, utiliser des licences restrictives, et multiplier les plateformes de partage de données, alors qu’une stratégie open data bien pensée peut être relativement rapide et peu coûteuse à mettre en oeuvre ?

Une ville entièrement connectée, intelligible et gouvernable par la donnée ne peut techniquement exister sans que ses systèmes d’information soient rendus interopérables. Multiplier les licences, les plateformes et les modalités de partage favorise plutôt la création de “bulles” d’échange, soit des zones de circulation fluides en internes mais silotées les unes des autres. Les données sont partagées, mais restent inaccessibles pour un large panel d’acteurs, notamment ceux de la société civile. C’est cette architecture qui différencie une ville “partagée” d’une ville ouverte.

Pour la chercheuse Tracey Lauriault, la ville intelligente ouverte doit avant tout répondre aux besoins de ses citoyens tout en garantissant leur sécurité et leurs droits sur leurs données personnelles. Si cette définition promeut également “l’ouverture par défaut” des données détenues par la ville et ses partenaires, d’autres moyens plus directs d’encourager la participation des populations existent. La ville de Toronto envisage par exemple la mise en place un service “d’open data à la demande”, qui fournirait aux résidents la liste des données existantes afin qu’ils expriment eux-mêmes leurs demandes d’ouverture. En parallèle, Toronto réfléchit à comment prioriser l’ouverture de données.

Le portail open data de Toronto est aussi le seuil portail (à notre connaissance) qui publie une méthode pour transformer un tableau excel en jeu de donnée open data.

En plus de cela, le portail open data de Toronto mise sur la littéracie des données (leur simplicité d’accès et leur facilité à être comprises). Les données ouvertes font l’objet d’articles explicatifs, et une série de fonctionnalités est en cours de mise en oeuvre : discussions sur les jeux de données, ressources d’apprentissages, “data stories”. Le tout est documenté, et en open source.

À l’issue de notre voyage d’étude, nous partagions le même constat : l’open data n’est pas une stratégie à lancer à moitié, ou par obligation, et encore moins pour de l’affichage. Pour en maximiser l’impact, les villes qui se disent “intelligentes” devraient avoir pour ambition d’en faire un véritable service public, avec ses trois principes :

  • continuité : dès lors que les données sont ouvertes, elles peuvent continuer à être utiles pour le public même si les services qui s’appuient dessus ont été clôturés, comme c’est souvent le cas avec les applications mobiles produites par les acteurs publics ;
  • adaptabilité : dès lors que les données sont ouvertes, les citoyens sont en capacité de faire évoluer les services en fonction des besoins des usagers et des évolutions techniques ;
  • égalité d’accès : lorsque les données sont ouvertes, toute personne a un droit égal d’accès et de réutilisation en vertu du principe de non-discrimination au coeur de l’open data.

Même si l’ouverture ne doit et ne peut pas être la finalité de la ville intelligente, il apparaît en revanche comme l’unique moyen, tant sur le plan technique qu’institutionnel, de faire une ville intelligente pour tous ses citoyens, et pas seulement pour ses prestataires.

Billet co-rédigé avec Clara Maximovitch-Rodaminoff, avec la contribution de Samuel Goëta et Joel Gombin

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Etienne Pichot Damon
Datactivist

Depuis plus de 7 ans et aujourd’hui en indépendant, je travaille pour l’ouverture ou le partage de données publiques : Etalab, Datactivist, Métropole de Lille.