Une œuvre d’art, en plus d’un récit de l’actualité

Javier Errea sur la refonte de « Libération »

Melina Zerbib
Typographie & Design

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Dans le panorama de la presse française, “Libération” est un quotidien dont l’ADN est étroitement lié à l’innovation rédactionnelle et visuelle. Le 1er juin 2015, le journal paraissait avec une nouvelle “formule” au design spectaculaire conçu par Javier Errea. L’occasion d’échanger avec lui sur les intentions et les choix qui ont présidé à son travail et à celui de la rédaction pour réinventer le journal.

Quel était le brief de cette refonte ?

— Ce n’est un secret pour personne, Libération était en souffrance. Un bon nombre de journalistes, d’éditeurs et de designers s’apprêtaient à partir fin 2014. Si bien que le journal était contraint de repenser son futur, numérique et papier. Du côté de la version papier, il était clair que la pagination allait être réduite et c’était une bonne opportunité pour proposer de présenter le contenu du journal d’une façon différente de la structure classique. Un journal très court et condensé, mais riche en valeur ajoutée. D’un point de vue visuel, l’idée était d’apporter un vrai changement pour porter une voix différente.

Comment avez-vous travaillé avec la direction de la rédaction de Libération pour repenser l’architecture et la hiérarchie des pages du journal ?

— Pour cause de suppression des rubriques, la clé était de trouver un rythme dans la mise en page d’une suite d’articles longs, afin d’amener contraste et surprise tout au long du chemin de fer. Le défi était d’éviter une suite répétitive de doubles pages fades et ennuyeuses. Voilà pourquoi les quatre pages “Expresso”, juste après le sujet de “une”, sont un atout clé de cette refonte. On y trouve un écho, en milieu de journal, avec les pages “Idées” (le nouveau nom de “Rebonds”), et à la fin avec les pages “Culture”. Nous avons passé des semaines à chercher comment cela pouvait fonctionner ensemble et nous avons ajusté les séquences à de nombreuses reprises.

Comment avez-vous choisi ce qu’il fallait garder de l’identité visuelle et ce qu’il fallait réinventer ?

— Cela a vraiment été difficile. Je dois dire que tout le monde en interne, et pas seulement moi, étions d’accord sur le fait que la précédente formule avait bien marché depuis 2009. Ce que nous avions essayé en 2009 était essentiellement un journal calme et élégant avec une saveur typiquement française dans sa forme : typographies, textes longs, etc.

Le contexte actuel est différent. Voilà pourquoi je me suis plongé longuement dans les archives visuelles de Libération. Mon but était de savoir comment se démarquer de la formule de 2009 tout en restant Libé. J’étais catégorique depuis le début : la réponse pouvait se trouver aux origines, ces fabuleuses années 70 et 80. Je veux dire par là que les longs textes et un journalisme intelligent sont nécessaires, mais que cette élégance et cette voix calme devraient mener à publier un journal plus fort. Libération a une forte âme protestataire, disons que c’est un mauvais garçon qui se plaint. Les polices de caractères condensées et grasses de ces années-là fournissaient un angle intéressant. Le concept visuel général était de retrouver ces polices originales, en ajoutant une police de type machine à écrire, des polices ombrées comme la Graphique et, ma préférée, la police Windsor. C’est amusant de noter que l’un des logos originels de Libé des années 70 se basait sur la Windsor, le même caractère que Woody Allen utilise dans tous ses génériques.

Comment l’idée de commander la création d’un ensemble de polices sur mesure vous est-elle venue ? Comment avez-vous briefé Jean-Baptiste Levée, le dessinateur de caratères ?

— Je dois avouer que je n’étais pas certain que commander un ensemble exclusif de polices pour Libération soit une bonne idée. Bien sûr, j’adorais l’idée, mais le problème était le temps. Notre emploi du temps était déjà si chargé que j’hésitais. J’avais tout d’abord pensé à utiliser la police Druk de Christian Schwartz, ou d’autres telles que la American Typewriter, la Cooper ; et bien sûr les fantastiques Tiempos et Tiempos Headlines pour le corps du texte et les titres complémentaires. La Druk était une option sûre, excepté pour les bas-de-casse en raison de ses ascendantes et descendantes.

Yorgo Tloupas, qui était chargé du redesign du magazine Next, a suggéré que nous travaillions avec Jean-Baptiste Levée et a beaucoup insisté sur le besoin d’une nouvelle police pour Libération. Yorgo et moi-même nous sommes mis d’accord sur la direction visuelle que Libération et Next devaient prendre, ce qui est incroyable vu que nous ne nous étions jamais rencontrés auparavant. Jean-Baptiste Levée a travaillé vraiment dur et vite, malgré les quelques ajustements mineurs que nous lui avons demandé en cours de processus. Au final, la police LibéSans est un énorme et fantastique travail réalisé en un temps record.

Libération a toujours accordé une place centrale aux images, en particulier à la photographie, que ce soit sur ses “unes” ou sa mise en page générale. Le nouveau design semble s’orienter vers des typographies et des titres plus forts, réduisant ainsi le rôle de la photographie dans la ligne éditoriale… Êtes-vous d’accord ? Comment la rédaction a-t-elle réagi à ce changement ?

— Je ne suis pas d’accord. La photo est toujours aussi importante qu’avant. Cela dépendra du discours visuel que l’équipe voudra développer en fonction de chaque information. Le problème c’est qu’à de nombreuses reprises la photographie n’était pas utilisée convenablement. Chaque histoire nécessite une solution visuelle spécifique, pas forcément une photo ; la photographie n’est qu’une solution, la plus fréquente certes, mais qu’une seule parmi d’autres. Libération a également une forte tradition d’illustration. L’infographie est un champ que nous devons explorer et dans lequel nous devons être plus ambitieux. D’ailleurs, nous commençons tout juste à proposer des doubles pages autour de visualisations de données.

Non, les gros titres et les photos ne sont pas en compétition ou en conflit. L’équilibre et le choix de solutions visuelles appropriées sont toujours la bonne réponse ; la rédaction est ravie quand la mise en page est réussie. Il ne s’agit pas d’un combat contre la photographie, loin de là – comment cela serait-il possible alors que j’adore le photojournalisme ? C’est un combat contre le remplissage des vides, ce qui est très différent.

L’une des grandes qualités de cette refonte réside dans vos choix audacieux en matière de graphisme et de typographie, créant ainsi une identité si marquée et un rythme si particulier. Cela se fait parfois au détriment de la lisibilité… qu’en pensez-vous ?

— Pour être honnête, la lisibilité a été un problème, nous avons reçu des complaintes et nous sommes actuellement en train d’ajuster les règles et les usages afin d’être plus lisible. Quoi qu’il en soit, LibéSans offre des dizaines de solutions. Reste à savoir en affiner l’utilisation, comment mieux choisir les graisses selon l’échelle et les contenus. Ce n’est pas simple, car une large famille de caractères est toujours plus complexe à gérer. Les caractères étroits doivent être utilisés uniquement en grands corps, de façon expressive. Cela nous préoccupe, bien sûr, mais cela me chagrinerait que nous ne profitions pas de la qualité expressive de cette police fantastique. Cette formule n’est pas conçue pour un rythme plat mais pour surprendre les lecteurs et les attirer. Et pour séduire une audience plus jeune, après tout pourquoi pas ?

Cette question est assez proche de la précédente et j’ai un peu de mal à la résumer. Il me semble que votre travail s’oriente davantage vers le côté expressif du design d’information, alors que nous tendons vers un versant fonctionnaliste au Monde. Bien sûr, c’est avant tout une question de ligne éditoriale, cependant je serais ravie de connaître votre point de vue sur les éventuels dangers et limites d’une approche fonctionnaliste dans le design d’information.

— C’est un point intéressant, je suis content que vous l’abordiez. Vous avez raison, c’est quelque chose que j’ai constamment en tête. Ce n’est pas chose aisée que de placer le curseur entre expressivité et fonctionnalité. Bien sûr, la ligne éditoriale, ce que j’aime appeler l’âme du journal, compte pour beaucoup. Le Monde n’est pas Libé ; El Pais dans mon pays n’est pas Libé ; The Guardian n’est pas Libé.

Je vois Libération comme une sorte de journal artistique. Vous voyez ce que je veux dire ? C’est, ou plutôt, cela devrait être une œuvre d’art en plus d’un récit de l’actualité. Je ne m’attends pas à avoir ce genre de ressenti quand j’achète Le Monde, ou El Pais ou The Guardian. Mais je m’attends toujours à quelque chose de différent quand j’achète Libé. Ce n’est pas très original comme point de vue, Libé est comme cela depuis plus de 40 ans. Ils ont inventé et essayé à peu près tout. Je me revois quand j’étais encore étudiant, je ne comprenais pas le français mais j’achetais Libé tous les jours. C’était mon joyau quotidien. Je me demandais : “Qu’auront-ils inventé aujourd’hui ?”. L’information est la limite, l’élément et l’ingrédient le plus important ; la façon dont vous racontez l’information doit être connectée à votre âme.

La fonctionnalité, la lisibilité, sont toujours un sujet. Mais tous les journaux du monde ne devraient pas ressembler au Guardian. Mon opinion à ce niveau là, que je porte dans de nombreuses conférences, est que les entreprises de presse, et même les designers d’informations, veulent simplement imiter ces journaux élégants, propres et ordonnés. Ils oublient totalement que l’expression de l’information est beaucoup plus large et excitante. Les journaux laids sont beaucoup plus intéressants, par de nombreux aspects. Le monde, les êtres humains, l’information, tout ce qui existe en fait, n’est absolument pas parfait. La vie est chaotique, sale… L’imperfection est beaucoup plus humaine. Qu’est-ce que cela signifie ? Simplement qu’être fonctionnel signifie parfois aussi être plat, froid et inexpressif.

Bien sûr que nous pouvons concevoir un journal propre, et nous le faisons parfois ; à vrai dire, c’est beaucoup plus simple. Mais nous essayons d’apporter la solution la plus appropriée.

Travailler pour Libération a-t-il été différent des autres projets de refonte dont vous vous êtes occupé ?

— Je connais Libé depuis 2009, j’ai collaboré avec eux tout au long de ces six dernières années, du coup Libération est en quelque sorte ma maison. Ce n’est pas un journal ordinaire, quelconque, il n’est plus ce qu’il a été dans les années 70 ou 80, mais il en a gardé l’esprit. Je peux ressentir et sentir les douces saveurs de son apogée même au milieu des difficultés. J’aimerais qu’il y ait des journaux comme Libé dans d’autres pays du monde. Nous avons besoin de plus de journaux dérangeants comme celui-ci.

Le premier numéro du quotidien “Libération”, le 18 avril 1973.

Propos recueillis en juin 2015 par Mélina Zerbib.
La version originale en anglais a été publiée sur le site de la
Society for News Design (SND), le 16 août.
Traduction en français par Ulysse Bouilloux.

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