Black Mirror : Jouer, Rejouer, Déjouer la série

Design Friction
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11 min readApr 13, 2018

Un atelier d’introduction et de pratique au design fiction pour jouer avec les futurs dystopiques de la série, organisé à la Gaité Lyrique dans le cadre du Design Fiction Club.

Résolument dystopique, la série Black Mirror ne manque pas de sensibiliser aux risques de dérives et aux enjeux sociétaux des nouveaux usages des technologies actuelles ou fictives, à l’horizon d’un futur proche. Bien que l’on puisse lui reprocher de souligner les dérives individuelles d’utilisateurs peu précautionneux ou mal intentionnés tout en refusant d’inculper les GAFA et autres architectes des nouveaux usages, la série présente indéniablement des passerelles avec l’approche du design fiction, qu’il nous a semblé intéressant d’emprunter.

Nous avons mené un atelier ouvert à tous, désireux d’atteindre un public large, connaisseur de la série, mais novice dans le champ du design fiction. Cette session invitait les participants à venir enrichir, confronter ou contrebalancer la vision du futur proposée dans l’épisode Retour sur Image (The Entire History of You, S1E3), sélectionné pour la séance. L’occasion, entre fan-fiction et “re-fiction”, de faire émerger de nouvelles voies pour les technologies présentées et voix pour leurs utilisateurs, incarnées dans des design fictions. L’occasion également d’imaginer des spéculations plus nuancées, entre utopie et dystopie, dans un entre-deux plus étrange et plus frictionnel que le scénario de départ.

Du scénario de la série aux scénarios de design fiction

La session débute par une brève introduction au design fiction, suivie d’un retour sur trois moments-clés de l’épisode, lequel sert de base contextuelle aux scénarios à venir et de matière à points de frictions. Les participants sont en effet invités à réfléchir tous ensemble aux différents thèmes ou problématiques identifiables, de près ou de loin, dans l’épisode en question : contrôle des données, hypertransparence, droit à l’oubli, sursollicitation de l’attention, dissemblance entre mémoire et souvenirs…

En groupes, les participants débutent ensuite le travail de design fiction, guidés par nos soins et s’appuyant sur les outils mis à leur disposition, dont : une cartographie qui récapitule les interactions présentées dans l’épisode, un canevas d’interface tel que visible pour un utilisateur de la technologie Grain, des cartes de posture (l’enthousiaste / l’opposant / le profiteur / l’exploité), des cartes de temporalité, et des cartes “mémo” de questions à se poser pour avancer dans l’atelier.

C’est avec beaucoup de fluidité que les premières idées de scénarios émergent. Beaucoup ont le réflexe de sketcher leurs idées puis leurs prototypes — pour éviter les redondances dans cet article, nous n’y présentons qu’une partie de leurs dessins, ceux n’ayant pas fait l’objet de prototypes remaniés par les équipes de notre studio. Les groupes ont chacun exploré des axes bien différents, exposés ci-après.

Scénario n°1 : MK2 Garden

Ce scénario prend place quelques années après l’épisode de la série. Le Grain permet à présent d’enregistrer des expériences multisensorielles, que l’on peut revivre en se rendant dans une chaîne de cinémas spécialisés, les MK2 Garden. Les clients revêtent des combinaisons haptiques et se placent dans des caissons isolants. Ils sont alors mis en condition pour vivre à nouveau les sensations vécues par le passé (intro-souvenirs), visionnées dans le même temps via leurs grains améliorés, ou maxi-grains. Ils peuvent aussi choisir de vivre les expériences mises à leur disposition par les seeders, nouveaux influenceurs qui vivent, enregistrent et partagent leurs exo-souvenirs contre rémunération.

Sketches des capsules du MK2 Garden
Une affiche promotionnelle pour la chaîne MK2 Garden
La programmation en cours au MK2 Garden
Capture d’écran d’un article du média en ligne Konbini recensant les seeders à suivre
Capture d’écran du parcours d’expérience d’un seeder sur la plateforme Purseed

Cette design fiction a fait l’objet d’une mise en débat en fin de séance. Les participants étaient invités à se positionner et à argumenter suivant que le futur présenté leur paraissait plutôt préférable ou plutôt indésirable, au regard du contexte de l’épisode de la série. Parmi les arguments avancés par le camp du “préférable”, nous avons notamment retenu :

  • La possibilité de vivre par procuration des expériences susceptibles de porter atteinte à sa santé mentale ou physique (prise de drogues, prise de risques,…) ;
  • La défense de toutes les expériences, qu’elles soient bonnes ou mauvaises, comme intéressantes à vivre ;
  • La propriété individuelle de ses données (hors profils seeders), leur contrôle et leur filtrage géré par les seuls individus ;
  • La possibilité pour chacun de devenir le réalisateur de sa propre vie grâce à la mise en scène d’exo-souvenirs : un moyen d’expression à faible coût et accessible à tous ;
  • La garantie, par l’intermédiaire d’une institution comme le cinéma MK2, d’être protégé de l’exposition à des souvenirs trop choquants ou non-filtrés ;
  • Les opportunités thérapeutiques ou de divertissement pour les individus souffrant d’handicaps moteurs.

Les opposants à ce monde fictionnel ont jugé son indésirabilité à l’aune des arguments et risques suivants :

  • Le risque de “prostitution de sa vie” et la question des limites éthiques à ne pas franchir : et si les seeders étaient contraints d’aller toujours plus loin dans la violence ou le danger pour réaliser des “vues” et des profits ? Quelle perte de repère quand son monde fictionnel devient la réalité d’autrui ? Quelle composante voyeuriste à l’oeuvre quand on visionne la misère ou l’intimité banalisées ?
  • La forte probabilité d’émergence d’un marché parallèle, non contrôlé, de visionnage d’expériences les plus “trash” ou illégales ;
  • Le risque addictif et le risque dépressif, devant les occasions nombreuses de comparer ses intro-souvenirs personnels — fades ou routiniers, avec les exo-souvenirs excitants d’autrui.

Par ailleurs, le sujet de l’empathie a fait l’objet de questionnements approfondis et ouverts : une telle technologie permettrait-elle davantage d’empathie, en rendant partageable tout l’éventail sensoriel d’un individu ? En offrant la possibilité de se mettre “à la place de”, via des expériences authentiques en caméra subjective ? Ou, au contraire, serait-on tenté de prétexter cette mise en empathie pour n’avoir plus à s’intéresser et se confronter réellement aux problèmes de certaines populations en difficulté ? Peut-on compter sur une technologie pour améliorer une compétence présente chez la plupart des individus de manière innée ?

Cette design fiction a été imaginée par Chloé Payot, Margaux Delestre, Lisa Ellouk et Léo Fremaux.

Scénario n°2 : Bloom Grain

Cette seconde design fiction nous parle d’un monde où la frontière se floute entre religion et industrie. Ici, la technologie du grain est avant tout la possibilité pour chacun de garder en mémoire ses propres actes et de leur faire face, dans un but d’amélioration continue de sa personne. Sous l’égide d’une mystérieuse entité qui voit tout, “le Grand Oeil”, supposée être une intelligence artificielle élaborée et ubiquitaire — les membres de cette nouvelle religion “de la bienséance” sont invités à se confesser régulièrement au Grainal, un lieu de confession à domicile où ils projettent leurs souvenirs sous l’oeil bienveillant mais inflexible du juge et guide suprême. Cette religion, marketée telle que novatrice et ouverte (respect de tous les genres, écologie, anti-spécisme,…) n’est pas sans provoquer un malaise devant les leviers qu’elle met en place pour inciter les fidèles à “suivre le chemin de l’équilibre personnel et du repos de la culpabilité” : chantage — menace du partage de ses souvenirs personnels aux autres membres de la communauté — honte, crainte du jugement collectif, ateliers obligatoires de réorientation…

Démonstration in situ de l’utilisation du Grainal de confession
À 18 ans, les membres reçoivent leur Pack de la Majorité personnel
Ce pack contient tous l’attirail pour devenir un fervent disciple du Grand Oeil
Les stickers et cordon-chapelet essentiels pour customiser sa commande Bloom-Grain
Le Calendrier Officiel du Grain rappelle les dates de cérémonie et incite à la confession régulière
Le Livret de Grainal propose des Préceptes et Cantiques à réciter lors de la confession
Une fois l’acte de confession effectué, il convient d’avaler l’hostie de la repentance
Est également inclu un guide d’installation de son Grainal de confession à domicile

Suite à la présentation de cette design fiction, les participants se sont massivement rangés du côté “indésirable” au moment de prendre position, ses concepteurs jouant le rôle de l’avocat du diable pour défendre le camp du “préférable”. Ces derniers ont argué notamment que :

  • Cette religion se veut d’une transparence indéniable et le risque d’être à découvert incite à faire ce que l’on dit, sans hypocrisie. On en perçoit immédiatement les effets positifs sur la vie au quotidien, sans intermédiation d’un quelconque clergé.
  • Ici, les meilleurs concepts pour le vivre ensemble sont implémentés dès l’enfance, en lieu des biais que l’on subit de la part de notre entourage aujourd’hui ;
  • Les membres sont responsabilisés par le fait de devoir faire face à leurs actes, tout en étant accompagnés et soutenu dans leur démarche d’amélioration.

Le camp majoritaire a soulevé les critiques suivantes :

  • Dans ce monde, on n’éduque pas ; on ne fait que punir, culpabiliser et humilier publiquement ;
  • La question se pose de ceux qui décident de la morale à l’oeuvre, et du caractère arbitraire et changeant de cette dernière, suivant des “tendances” et des “modes” ;
  • Si la conversion est présentée comme délibérée, elle est en fait déterminée dès l’enfance, puisqu’on embrigade les enfants dès leur plus jeune âge ;
  • Cette religion est déconnectée de la réalité des pulsions humaines, et met en danger le droit à l’erreur et le droit à l’oubli ;
  • Elle semble très fastidieuse et totalitaire, sans possibilité d’adaptation aux envies et besoins de chaque pratiquant.

Le parallèle a été fait avec le débat sur la dictature verte : faut-il souhaiter des principes totalitaires lorsque “c’est pour la bonne cause” ?

Cette design fiction a été imaginée par Sarah Moulkaf, Kévin Echraghi, Louis Brotel, Pierre-Baptiste Goutagny et Emma Piau.

Scénario n°3 : L’école du mensonge

Cette design fiction s’inscrit cinq ans après le scénario de la série, dans un contexte où l’entreprise qui commercialise le Grain est devenu une entité supra-étatique qui supervise la vie publique des citoyens. Ceux-ci sont jugés sur leurs données générées par leur pensée, y compris leurs rêves, par le biais du Grain dans sa forme technologique améliorée. Une entité activiste secrète prend forme, qui développe des techniques d’obfuscation — cette pratique de brouillage volontaire d’informations — pour lutter contre cette technologie trop invasive. Cette “École du Mensonge”, telle que nommée par la classe politicienne recrute, dans l’ombre, des apprenants. Ceux-ci sont éduqués lors de cours itinérants, s’équipent en construisant leurs outils DIY, et suivent les guides de la dissidence : les aveugles, qui, en position de force parce qu’oubliés par le système porté par le Grain, leur apprennent à développer leurs autres sens (sens libres) et à communiquer en braille.

Premiers prototypes de tracts de recrutement diffusés par “l’École du Mensonge”
Des flyers activistes et mystérieux que l’école propage pour éveiller les conscience et stimuler le recrutement
Le logiciel étatique détecte parfois les techniques de “stitching de souvenirs” enseignées par “l’École”
Le braille , ici discrètement placé sur l’Abribus, est la langue de la dissidence

Configuration inverse par rapport au débat précédent, les participants se sont presque tous rangés du côté du “préférable”, voyant dans cette entité en développement un contre-pouvoir nécessaire à l’oligarchie en place, et la garantie d’une société non lissée, qui reste humaine parce que subsiste en son sein un refuge de non-conformisme et d’intimité.

L’opposition a pointé les faiblesses suivantes :

  • Et si des personnes mal intentionnées venaient à s’emparer de ces techniques puissantes de camouflage qui permettent de s’extraire d’un système certes totalitaire, mais pour autant autodiscipliné ?
  • Les techniques d’infiltration et d’agissement dans l’ombre ne sont-elles pas moins efficaces que les opérations coup de poing ?
  • Pourquoi cette organisation de la libération ne semble-t-elle s’intéresser qu’aux citoyens les moins enfermés dans le système, quand elle devrait s’attaquer au coeur du système et à ceux qui sont les plus vulnérables ?

Cette design fiction a été imaginée par Anaëlle Barnier, Hortense Bohu, Cédric Mahot et Clémence Seurat.

Scénario n°4 : Cash Memory

Cette design fiction a été produite par notre studio en amont de l’événement, pour tester ce format un peu particulier où le contexte de départ est celui d’un univers de série (et pour le fun aussi !).

Dans un monde où le Grain est devenu une technologie commune, des plateformes de reventes de sa mémoire personnelle se développent. CASH MEMORY en est un très bel exemple ! Cette plateforme de revente “de mémoire journalistique” permet de vendre ses propres souvenirs selon divers thèmes en étant rémunéré à la minute ou à la photographie ; elle permet aussi de trouver des missions en fonction de sa position en temps réel. Plus l’on enregistre, plus l’on gagne d’argent : du cash facile et accessible à tous.

Cash Memory est une plateforme de vente de mémoire pour des journaux, qui met en lumière une pensée quantitative et expérientielle du journalisme, jouant plus sur un voyeurisme empathique que sur une réelle information. Plus les images sont fortes, troublantes ou émotives, plus l’audience est élevée. Elle s’appuie sur des pratiques déjà présentes dans nos journaux, où des vidéos amateurs sont rachetées le plus vite possible par de grandes chaînes pour diffuser des images de catastrophes, d’attentats… Elle vise aussi à questionner les perspectives ouvertes par la réalité virtuelle dans le milieu journalistique, de l’empathie prétextée à la primauté de l’esthétique. Elle n’est pas sans évoquer la nouvelle pensée du « journaliste citoyen » telle qu’avancée par une start-up nantaise — une plateforme où les individus sont encouragés à déposer photos et vidéos, pour enrichir les journaux locaux qui ne peuvent couvrir tous les sujets. Mais qu’arrive-t-il en cas de dérives ? Et si, ce service venait renforcer la tendance d’un voyeurisme morbide ?

Retours d’expérience

Les participants n’ont eu aucun mal à élargir le spectre du scénario initial pour aller explorer, au-delà du sujet de l’intimité abordé dans le scénario Black Mirror, des thèmes variés : divertissement, religion, hacktivisme ou encore journalisme citoyen.

Leurs productions font écho à nombre de problématiques actuelles, qui n’ont pas manqué de ressortir lors des mises en discussion des design fictions, dans un aller-retour entre scénarios fictionnels et monde d’aujourd’hui : quelles potentielles dérives technologiques vers une économie du mauvais goût et du spectaculaire, ici portées par les Youtubeurs-influenceurs de demain ? Est-il illusoire de penser que la technologie permet d’amplifier la capacité d’empathie ? Peut-on souhaiter une dictature bienveillante et éclairée, si pour le bien commun ? Ne subit-on pas déjà une injonction à la bonne conduite et au dépassement de soi, qui n’est pas sans rappeler la tendance du quantified-self ? Comment est marketé le sacré ? Quel rôle pour l’éducation en tant que pouvoir d’émancipation ? Quelle force pour les procédés DIY quand il s’agit de lutter contre des technologies mainstream ? Va-t-on vers une Ubérisation du journalisme ? De quelles opportunités et de quels risques sont porteurs, pour la presse, ces outils de partage d’information que nous promenons dans nos poches en permanence ?

Autant de questions et de nuances débattues lors de ce premier atelier expérimental, auquel succèderont d’autres sessions, pour s’inscrire dans un cycle plus large et mettre en débat différentes thématiques à même d’être explorées au fil des épisodes de la série.

Ce projet est soutenu par la Gaité-Lyrique, dans le cadre des workshops du Design Fiction Club. Le Design Fiction Club est le rendez-vous mensuel de la Gaîté Lyrique proposé par Max Mollon et ses invité.e.s pour se rassembler, découvrir, penser et pratiquer le Design Fiction. Consulter les séances mensuelles en vidéo sur designfictionclub.com

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