Du design des politiques publiques au design des polémiques publiques : la place du dissensus prospectif dans la co-construction

Design Friction
Design Friction
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12 min readOct 16, 2019

À l’occasion des Assises du Design 2019, nous avons répondu à l’appel à contributions autour du design appliqué aux politiques publiques, en partageant nos retours d’expérience et quelques perspectives pour demain, sous l’angle du design fiction et du design spéculatif. Nous avons essayé d’y synthétiser des réflexions et des retours d’expérience issus de notre accompagnement de collectivités dans transformation, mais aussi de certaines des expérimentations de notre studio.
Il nous semblait opportun de partager publiquement cette contribution avec celles et ceux qui œuvrent ou s’intéressent à cette vaste aventure de l’innovation publique, aussi bien pour inspiration que pour critique.

Pour plus de clarté, deux graphies du terme « design fiction » sont utilisées dans cet article :
- Le Design Fiction (masculin, majuscules) fait référence à l‘approche.
- Une design fiction (féminin, minuscules) fait référence au produit (scénario, expérience) d‘une démarche de Design Fiction.

Un bref manifeste de la place du design fiction et du design spéculatif dans la co-construction des politiques publiques

Le Design Fiction est une posture de design qui se veut prospective, réflexive et critique, trouvant un écho dans le champ public. Notre vision de cette approche du design consiste à la considérer comme une invitation à se saisir de l’incertitude et de la complexité.

Accélération des transformations environnementales comme technologiques, complexification des relations entre les acteurs, instabilités locales et globales héritées des décennies ou siècles précédents : un inventaire à la Prévert dont le monde se passerait volontiers.

Le Design Fiction seul n’apportera pas de solutions à ces enjeux cruciaux, mais il peut mettre à disposition ses capacités de représentation et de médiation pour outiller la compréhension d’un monde au développement incertain et complexe.

Plus que jamais, chacun fait face à la nécessité d’y voir plus clair et de tisser un futur qui lui sera préférable. Cependant, il ne doit pas s’agir là d’une entreprise individuelle, mais bel et bien d’une aventure collective, nourrie de la confrontation des points de vue et des expériences. Aucun futur ne saurait être considéré comme définitif tant qu’il continuera d’être mis en discussion. Ce dont cherche à s’assurer le Design Fiction.

Si le design centré sur l’utilisateur (user-centred design), porté par l’approche soigneusement packagée du design thinking, semble être devenu la forme prépondérante du design aujourd’hui, est-il seulement prêt à répondre aux enjeux systémiques de l’innovation publique ?
Pour y répondre, le Design Fiction se positionne à la fois comme un contrepoint et un complément au design thinking qui essaime dans les administrations. Au problem-solving, le Design Fiction répond par le problem-finding et problem-framing. Autrement dit, faire place au dissensus et agir en poil à gratter afin de mieux explorer les problématiques avant même d’envisager d’y répondre. Avec le futur proche en guise de terrain de jeu, le Design Fiction explore les tabous et met au défi les statu quo liés au champ public et leur perception par les différentes parties prenantes.

À travers cette posture de « design for debate » — par opposition au « design for production » (A. Dunne & F. Raby, Speculative Everything, 2013), la posture du Design Fiction développée pour l’innovation publique ambitionne de :
- Rendre accessibles des problématiques complexes.
- Mettre en lumière les mythes des processus d’innovation.
- Anticiper les risques et controverses des transformations sociotechniques.
- Libérer les imaginaires et défricher des perspectives alternatives.
- Outiller le débat d’idées et éclairer la prise de décision.
- Rendre visibles des impacts inattendus, notamment par la prise en compte du non-humain.
- Impliquer une pluralité de publics pour démocratiser les visions du futur.

Après tout, la capacité de mise en débat et d’expression de points de vue pluriels et dissonants est un indicateur de la bonne santé d’une démocratie.

Vue simplifiée du processus de Design Fiction utilisé pour la mise en débat avec les élus des principes de la Démarche Citoyenneté, portée par le Département de Maine-et-Loire.

Projets, expérimentations et retours d’expérience

ProtoPolicy

Contexte :
ProtoPolicy est un projet pilote, mené avec le Parlement Britannique et le Arts and Humanities Research Council. Il interroge la manière dont le design fiction peut aider les décideurs publics et les communautés à imaginer les futures implications des politiques menées. Ce projet explore comment des design fictions, ici co-construites, peuvent aider les personnes âgées à dialoguer avec les décideurs publics autour des questions de l’isolement et de la solitude, perçues comme inhérentes au vieillissement à domicile.

Soulaje, une montre connectée qui permet de s’euthanasier de manière autonome.

Projet développé :
Deux design fictions ont émergé de trois ateliers collaboratifs :
- Soulaje, un bracelet connecté permettant un acte autonome d’euthanasie. Ce scénario présente un monde où chacun peut décider de la fin de sa vie, un acte qui est devenu légal, mais aussi banal.
- Le thérapeute des objets intelligents (Smart objects therapist) présente une nouvelle forme d’accompagnateur médical qualifié en psychologie humaine et expert en fonctionnement des intelligences artificielles. À travers un travail de conciliation, le thérapeute facilite la relation des personnes âgées à leur habitat intelligent et ses services personnalisés.

Les design fictions et leurs scénarios ont été partagés avec les élus du Parlement Britannique à l’occasion de plusieurs panels organisés à Westminster. Ces confrontations aux fictions provocantes ont été l’occasion de débattre des questions ici mises en tension, telles que la légalisation de l’euthanasie ; mais également du potentiel et des limites de l’utilisation du design fiction dans la construction des politiques publiques.

Enseignements :
- Le Design Fiction présente un véritable potentiel lorsqu’il s’agit de faire la médiation d’une problématique controversée, si ce n’est taboue, grâce à la projection dans une situation concrète permettant de dépasser la barrière morale de l’impensé / impensable pour mieux apprécier les impacts sur le quotidien.
- Parce qu’il matérialise des provocations à travers des artefacts fictionnels, le Design Fiction est à même de générer des réactions viscérales, offrant un niveau d’insights additionnels à exploiter par la suite, en complément des arguments rationalisés exprimés.
- La polyphonie de visions est la multiplication des points de vue pour un même scénario. Elle permet de mettre en scène des opinions divergentes (arguments pour et contre un futur donné) à travers différentes design fictions. La polyphonie de visions aide le public à se construire une opinion qui gagne en nuance, en construisant à partir de ces points de vue dissonants.

Sports et ruralités en 2050

Contexte :
Le Pays de Retz, au sud-ouest du Département de Loire-Atlantique, est amené à connaître d’importantes transformations de sa géographie et de sa population d’ici 2050 : vieillissement des habitants, risque de montées des eaux, gentrification croissante pour n’en citer que quelques-unes. Comment le sport, en tant qu’outil de cohésion du territoire, peut accompagner ces évolutions ?
Face à une forme de conservatisme de la part des acteurs associés aux politiques sportives, l’enjeu est de permettre aux acteurs de se projeter dans les transformations des pratiques sportives dans le Pays de Retz (Loire-Atlantique) pour s’y adapter dès aujourd’hui.

Aquaness, une offre fictionnelle d’activités sportives aquatiques proposées par un équipementier privé ayant obtenu la privatisation des nouveaux terrains d’eau du territoire.

Projet développé :
À partir d’un corpus d’études prospectives, nous avons imaginé quatre scénarios spéculatifs et provocants qui ont été mis en débat à l’occasion des rencontres territoriales du sport en Loire-Atlantique. À l’occasion de ces deux jours de conférences et d’ateliers pour imaginer et construire l’offre d’activités physiques et sportives du futur, nous avons mis en scène une confrontation des futurs invitant les acteurs du monde sportif, les élus locaux, les partenaires associatifs et les habitants du pays de Retz.

Chaque scénario imaginé donnait à voir les évolutions d’un défi territorial à travers une série de design fictions. Ces prototypes provocants ont été mis en discussion grâce à un format de débat ludique imaginé pour l’occasion et fait de rebondissements. Nous avons alors posé aux participants la question du caractère préférable ou indésirable de chaque scénario. À la suite des débats, nous avons identifié et synthétisé les arguments clés qui ont structuré les prises de position en faveur (“C’est un futur préférable !”) et défaveur (“C’est un futur indésirable…”) de chacun des scénarios imaginés. Autant d’éléments de diagnostic territorial qui viendront nourrir les phases de concertation et campagnes de communication à venir pour mobiliser les acteurs du sport de la région.

Enseignements :
- Le Design Fiction propose à la fois de faire un bond en avant dans le temps et un pas de côté dans la probabilité. Le recours à la fiction permet d’aborder certains angles morts ou étrangetés des transformations en cours/à venir pour en anticiper leur impact sur l’activité d’une organisation ; là où d’autres approches n’auraient pas eu la liberté ou la légitimité de le faire.
- Une design fiction sert littéralement d’objet de débat : elle présente un quotidien spéculé, à l’échelle de l’individu, dans lequel chacun peut se projeter. Elle sert de levier d’accessibilité pour le débat d’idées, en permettant d’impliquer autour d’une même table des parties prenantes qui ne se parlent pas ou ne se comprennent pas, tant leurs profils ou expériences sont éloignés.
- Un des critères de « réussite » d’une design fiction est sa capacité à aider le public à se projeter et à stimuler la réflexion. Le travail de design revient en grande partie à tailler la fiction au regard du public à qui elle s’adresse, et non uniquement au regard du scénario qu’elle porte. Sa formalisation doit s’appuyer sur les codes culturels partagés par le public afin de rendre accessibles les perspectives présentées par le scénario.

L’évaluation des règles du jeu de la rue connectée

Contexte :
De septembre à décembre 2018, la Creative Factory (Société d’Aménagement de la Métropole Ouest Atlantique) a organisé un atelier citoyen pour définir collectivement les préconisations encadrant l’expérimentation de nouvelles technologies et de nouveaux usages dans l’espace public sur l’île de Nantes. Ces « règles du jeu de la rue connectée » se sont plus particulièrement concentrées sur le cadrage de l’utilisation de données personnelles pour de nouveaux services urbains.

Cette design fiction proposait de réfléchir aux défis du recueil du consentement à la captation de données et de présence dans une rue connectée, avec une signalétique « officielle » de déviation et une application « hacktiviste » de déambulation anonyme dans les rues.

Projet développé :
Pour la troisième et dernière session de l’atelier, nous avons imaginé et conçu une expérience de crash-test des préconisations de règles grâce à un ensemble de design fictions. Quatre scénarios de design fiction sont venus mettre en tension et en débat les non-dits, les implications et les angles morts de différentes prescriptions issues de la charte précédemment imaginées par les citoyens.

En se projetant cinq ans après la mise en place de la charte, les scénarios appuyés d’une série de design fictions sont venus questionner les participants sur la prise en compte de possibles usages émergents ou inattendus tels que la généralisation d’intelligences artificielles intégrées à l’infrastructure urbaine, les défis du recueil du consentement des usagers en pleine rue ou encore l’audit public du fonctionnement des solutions urbaines connectées.
En retour, les citoyens ont pu débattre de chacune de ces quatre situations prospectives et amender les prescriptions de la charte afin qu’elles en préviennent ou favorisent l’apparition.

Au sortir de ce temps de crash-test, nous avons aidé les animateurs de la démarche (Casus Ludi et Chronos) à synthétiser les nouvelles préconisations citoyennes pour répondre aux différents cas d’expérimentation d’une rue connectée ; passant ainsi de la fiction à l’action.

Enseignements :
- Dans une dernière ligne droite, le Design Fiction permet de faire le crash-test d’une proposition pour en déceler les faiblesses et les risques, ou au contraire des opportunités insoupçonnés à exploiter, pour mieux amender la proposition en retour. Cette méthodologie d’évaluation prospective et critique montre comment cette approche peut s’inscrire dans un processus plus large d’innovation collaborative.
- Les détails ambigus proposés par une design fiction fonctionnent comme différents niveaux de lecture et permettent l’expression de points de vue pluriels, chacun y trouvant une porte d’entrée pour la discussion.
- La documentation des échanges autour d’une design fiction est un vrai enjeu et défi : en effet, les arguments pour aboutir à une forme de consensus sur ce qui est à amender est aussi important que la réponse qui fait synthèse.

Enjeux, défis et pistes d’action pour le développement de l’approche du design fiction dans la co-construction et l’évaluation des politiques publiques par le design

Rester un contrepoint au design « centré utilisateur »

À la logique individualisante du design « centré utilisateur », le Design Fiction complète par une vision centrée sur la « communauté ». Plutôt que la figure de l’usager, c’est celle du citoyen, en capacité et légitimité d’acteur public qui est ici convoquée. Plutôt que le court-terme, avec une innovation incrémentale basée sur l’usage actuel, il s’agit d’aborder et de questionner les applications et implications avec en tête ce temps long qui est inhérent à la construction de l’intérêt général.

Ne pas devenir le nouveau design thinking

Le Design Fiction est également une forme de contrepoint au design thinking, notamment dans son approche la plus dogmatique et mercantile. Le Design Fiction refuse la méthode magique et milite pour une prise en compte fine du contexte au vu du fait que le dissensus et la confrontation des points de vue sont son matériau sensible de base.
Ainsi, il doit conserver ce caractère quasi-antagoniste, ne pas devenir une énième nouvelle offre commerciale de consulting dédiée au secteur public ; ni ne doit servir à mettre sous le tapis les problématiques à affronter aujourd’hui en leur préférant le confort de la spéculation sur d’hypothétiques futures situations.

Sanctuariser un design qui prend son temps

Comme évoqué précédemment, parce qu’elles abordent des enjeux sur le temps long, les design fictions doivent aussi pouvoir bénéficier d’un temps long pour leur conception.
Sanctuariser un temps incompressible au développement de design fictions, c’est prendre le temps de la réflexion pour confronter et itérer sur les scénarios qui seront mis en débat, en identifier et en gérer les biais. Il s’agit alors de s’inscrire dans une logique d’anti-sprint, une logique contre-intuitive au regard de la culture d’innovation et de l’injonction constante à accélérer.
C’est aussi en cela que le Design Fiction peut affirmer son caractère de poil à gratter : s’extraire de l’impératif d’immédiateté pour ralentir l’innovation.
Cet appel à sanctuariser un temps long pour le Design Fiction, afin de laisser mûrir les réflexions suscitées par les scénarios. Par expérience, cette réflexion se développe sur un temps qui dépasse celui de l’atelier de débat, avec des « résultats » se produisant des semaines ou des mois après la confrontation aux scénarios.

Assurer la place de la diversité des contributeurs et débatteurs

C’est un impératif auquel doit s’astreindre toute bonne démarche participative, mais il prend une autre résonance lorsqu’il s’agit d’imaginer des visions pour un futur préférable en commun. La pluralité des expériences et des points de vue des contributeurs (co-construisant la design fiction) et des débatteurs (discutant des perspectives proposées par la design fiction) doit être le reflet des différentes réalités dont les parties prenantes font l’expérience. Le travail du design fiction ne reste encore bien trop souvent que accessibles par de publics privilégiés. Il est indispensable d’inventer de nouveaux formats participatifs qui permettent d’éviter le biais d’une vision dominante du futur et nous aide à entendre une véritable pluralité de réactions et d’arguments.

La maîtrise de l’environnement de frictions

Le dissensus — à travers l’expression d’une pluralité de visions et d’arguments — est la matière première du Design Fiction. Cela induit de nouvelles responsabilités et lignes d’éthique pour le designer.
Le cadre de « confrontation », dans lequel sont mises en débat les design fictions, doit être conçu avec autant de soin que le scénario en lui-même. Les conditions de débat imaginées doivent permettre une forme d’adversité dans l’échange, mais en s’assurant que les scénarios ou réactions n’offensent personne. La fiction doit aussi rester connectée à son contexte de mise en débat, afin de s’assurer qu’elle ne vienne pas nourrir une stratégie de désinformation ou de mésinformation.
D’autre part, ces propositions provocantes et suffisamment n’ont pas vocation à être implémentées. Il est important de veiller à ce qu’elles soient comprises comme telles et ne deviennent pas des sources d’inspirations involontaires d’innovation.

Développer la bascule de la fiction vers l’action

Le Design Fiction, pour tenir ses ambitions, doit s’interfacer avec les disciplines de conception et d’opérationnalisation de l’innovation publique, dont le design. Autrement dit, il est important de travailler des ponts entre l’acte d’anticipation du Design Fiction et la réponse apportée par le design applicatif (design de services, design d’interaction, etc.), un défi que rencontre aussi la prospective traditionnelle.

D’un point de vue purement design appliqué à la conception de politique publique, un véritable travail reste à mener pour créer davantage de jonctions entre les formes du design. Les approches auront à s’hybrider et à évoluer pour prendre en compte les particularismes de chacune, dans une forme de pluridisciplinarité appliquée au sein d’une même discipline (vers une pluriposturalité ?).

Pour aller plus loin, quelques-unes de nos publications sur le sujet :

ProtoPolicy, le Design Fiction comme modalité de négociation des transformations sociopolitiques
Sciences du Design #05, Presses Universitaires de France (Mai 2017)

Design fiction : du design des politiques publiques au design des polémiques publiques
Horizons Publics n°2 ; Mars-Avril 2018

Plaidoyer pour un autre design de la ville intelligente
Horizons Publics n°10 ; Juillet-Août 2019

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A humble design practice producing speculative and critical scenarios for the upcoming presents. We deconstruct realities to build new perspectives.