Entretien avec Nicolas Nova, Near Future Laboratory

Design Friction
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8 min readNov 29, 2016

Lors du Lift15 (Genève, Février 2015) nous avons eu l’occasion d’échanger Nicolas Nova (Near Future Laboratory). L’occasion de revenir sur certains des travaux et méthodes de Near Future Laboratory, croisant ethnographie et design fiction.

Bonjour Nicolas, pouvez-vous vous présenter ?

Je m’appelle Nicolas Nova et j’enseigne à la Haute École d’Art et de Design (HEAD) de Genève. Je suis également co-fondateur de Near Future Laboratory, une petite structure de design basée en Europe et aux États-Unis. Je suis également l’un des co-fondateurs des Lift Conference, une série de conférences sur les technologies et l’innovation, dont je gère aujourd’hui la ligne éditoriale.

Avec Near Future Laboratory, vous explorez les futurs proches. De quelle manière la notion de spéculation est-elle intégrée à votre travail ?

Je m’intéresse à la prospective depuis longtemps et également à cette idée qu’à défaut de prédire, nous pouvons anticiper et spéculer sur des futures proches.

À mesure qu’a grandi mon intérêt pour le design et ses méthodes, j’ai pensé qu’il serait intéressant de lier les thématiques du futur et du design. Avec Julian Bleecker, Fabien Girardin et Nick Foster, mes collègues de Near Future Laboratory, nous avons commencé à nous intéresser au design fiction : à examiner de quelle façon le design peut aider à rendre tangibles des scénarios prospectifs au travers d’artefacts du quotidien déclinés sous forme de prototypes. Pour matérialiser ces scénarios, nous utilisons par exemple des catalogues ou des journaux fictifs, tant pour des projets clients qu’au sein de nos initiatives personnelles.

Vous parliez d’études prospectives, celles-ci restent d’ordinaire assez consensuelles et théoriques. D’où vient votre volonté d’utiliser des méthodes de design fiction pour réfléchir aux futurs possibles ?

Nous souhaitons nous détacher de perspectives qui soient trop abstraites ou théoriques. Nous cherchons plutôt à éveiller les curiosités sur certains sujets, qui peuvent être des évolutions technologiques, des transformations sociales ou des changements politiques. Pour ce faire nous réfléchissons à chaque fois au bon artefact ou au bon format qui soit le plus à même d’engager la discussion sur un enjeu donné.

Quand je parle de créer de la discussion, je pense aux citoyens, c’est à dire les gens au sens large, pas les spécialistes. Ce qui nous intéresse c’est de créer cet espace de débat en utilisant des objets du quotidien, familiers et simples à appréhender. L’idée n’est pas de nécessairement tromper ou de faire croire que ces choses existent dans la réalité, comme on pourrait le faire avec une application fictive par exemple. Il s’agit plutôt de faire prendre conscience de la multiplicité des évolutions ou dérives possibles, et de l’importance d’y réfléchir et d’en discuter.

À la différence d’autres pratiques de design, comme le design critique, je trouve que le design fiction est moins abstrait et moins théorique ; sa sphère d’action ne se limite pas aux galeries et aux musées. Il s’adresse au contraire à tous ceux qui peuvent être concernés par un problème donné dans un futur proche, par le biais de propositions très ancrées dans le quotidien.

Corner Convenience, 2012, Near Future Laboratory

Comment parvenez-vous à cet engagement du public ? Essayez-vous de nourrir les discussions ?

C’est le point sensible de la démarche : tout dépend de la façon dont nous décidons de présenter notre travail.

À titre d’exemple, je peux peut-être citer notre projet en collaboration avec le Musée du Football à Manchester. Ce projet explorait le futur de certains sports, en particulier du football, compte tenu de l’influence des big data et de la visualisation des données. En partenariat avec un journal local de Manchester, nous avons conçu un journal fictif, basé sur l’un de leurs exemplaires, que nous avons ensuite mis en rayon parmi les exemplaires originaux. En achetant leur journal habituel, les gens tombaient sur notre journal rempli de fictions. Mes collègues pouvaient alors discuter avec les acheteurs et passionnés de sport et de les questionner sur les implications des croisements entre sport et données.

Ceci étant dit, c’est toujours compliqué de susciter de l’engagement : il faut se rendre sur place, créer des espaces et des moments dédiés à ce type de discussions. Par expérience, nous savons qu’il est primordial de rencontrer les parties prenantes d’un sujet avant même d’entamer la conception des design fictions. Mais quand vient le moment de faire connaître notre travail, le tempo de sa diffusion et de sa communication nous semble être, pour le moment, difficile à gérer. Nous pourrions simplement tout mettre en ligne sur Internet, ce qui pourrait créer de la discussion, mais je pense personnellement que ça n’est pas suffisant parce que la production ne serait visible uniquement que par une certaine catégorie du public. Il faut s’efforcer de toucher une audience plus large.

Winning Formula, 2014, Near Future Laboratory

Quelles sont les pistes d’amélioration ? Devrait-on s’intéresser aux méthodes et aux outils utilisés dans le débat public et l’ethnographie ?

Certains de mes clients sont des acteurs du débat public. Ces débats, parce qu’ils sont menés par des associations ou des forces politiques, sont souvent orientés. J’aimerais y voir davantage de neutralité. Nous pourrions par exemple faire débattre les gens au hasard des rencontres — ce qui d’ailleurs me fascine. Un peu comme nous l’avons fait avec le journal de sport ou TBD, notre catalogue d’objets du futur : laisser l’artefact dans un espace public et regarder ce qui se passe. Ici, pas besoin de rassembler un large groupe de représentants : il suffit simplement de créer une rencontre imprévue entre notre travail et des personnes qui n’en auraient jamais eu connaissance sans cela.

En ce qui concerne l’ethnographie, ma pratique personnelle s’oriente plutôt vers la compréhension des comportements, des habitudes et des rituels, en lien avec les technologies par exemple. J’utilise des méthodes d’ethnographie avant la création d’une design fiction, comme moyen de nourrir la démarche, mais rarement après. Cependant, il y a sûrement quelque chose à creuser de ce côté, dans l’idée de revenir à postériori vers les gens qui ont façonné notre perspective du futur, pour expliquer la manière dont nous avons utilisé leurs perspectives et apports. Il y a aussi matière à amélioration sur ce point.

Curious Rituals, 2012, Near Future Laboratory

Nous parlions d’engager la discussion avec le public et de lui donner à voir les fictions que vous créez, quel impact essayez-vous d’avoir avec votre travail ? Est-ce davantage faire réfléchir à des situations ou faire passer à l’action ?

Notre ambition est assez humble parce que nous savons qu’il est difficile d’avoir un réel impact en termes de co-création. Notre but premier est donc de soulever des questions, des problèmes et attirer l’attention sur des évolutions technologiques et sociales données. Ensuite s’il y a débat autour de tout ça, même en cercle restreint, c’est formidable… mais pas simple.

Le timing du passage à l’action dépend de la situation. Nous fonctionnons avec différents types de contrats. D’un côté nous avons nos projets internes avec Near Future Laboratory, pour lesquels nous essayons de garder du temps, ce qui n’est pas évident quand ce temps doit être dédié à des clients. Le manque de budget est un facteur limitant lorsqu’il s’agit de créer des discussions avec des design fictions, c’est ce qui nous oblige à freiner nos envies sur ce point. Nous essayons autant que possible de faire avancer les débats et d’avoir un impact pragmatique, mais il y a toujours un moment où il faut s’arrêter et commencer à s’intéresser au projet client suivant. C’est l’une de nos plus grandes frustrations en tant que consultants : les délais alloués sont souvent très courts. Il nous est difficile d’aller au-delà du projet pour voir comment nous pourrions initier du changement, ou dit plus simplement, examiner ce qui ressort du projet. Ce serait peut-être différent si nous travaillions en interne, au sein des structures de nos clients, avec la possibilité de mettre en place des suivis tout au long de la démarche. C’est une frustration que je partage malheureusement avec beaucoup de mes confrères qui travaillent au sein de contextes semblables.

En parlant de limites et de frustration, nous évoluons, en tant que designers, dans un monde d’indicateurs où l’évaluation de notre travail est obligatoire. Que pensez-vous du fait d’évaluer le design fiction ou le design spéculatif ? Doit-on d’ailleurs évaluer ? Comment doit-on s’y prendre ?

Cela dépend de ce qu’on entend par évaluation. Si c’est évaluer l’impact d’une design fiction, vérifier si le projet a un réel impact, je suis assez dubitatif, parce que nous ne savons pas comment ce doit être fait. Mais cela ne veut pas dire qu’il n’existe aucun critère pour évaluer la qualité d’un projet de design fiction. On pourrait prendre en compte, par exemple, l’importance du sujet, la pertinence ou la plausibilité du projet d’un point de vue technologique ou social. Si l’évaluation consiste à examiner l’impact généré, mettons, pour une entreprise, nous devons reconnaître que les changements ne se produisent pas du jour au lendemain. Il faut construire au fil du temps et convaincre les gens, les parties prenantes internes à l’entreprise, mais aussi externes. Pour arriver à cela, je ne sais pas s’il existe des indicateurs adéquats. Cette réflexion ne vaut pas seulement pour le design fiction, c’est le cas pour n’importe quelle mission de conseil. Je comprends que les entreprises soient regardantes quant à leurs investissements, et qu’il est risqué d’entreprendre certains types de projets prospectifs, mais travailler avec le design fiction est de toute façon une prise de risque. Il faut parfois essayer de s’adapter ou de changer en fonction de ces perspectives. Encore une fois, je pense qu’il n’y a pas d’indicateur pertinent à ce jour, mais si vous en discutez avec des gens qui travaillent dans des grandes entreprises leur discours sera peut-être bien différent.

Pour finir, quels sont vos prochaines étapes ou projets ?

Nous avons terminé un projet nommé To Be Designed, un catalogue fictif d’objets connectés. À présent, il nous appartient d’exploiter les discussions engendrées dans une nouvelle production, en lien avec l’Internet des Objets. Nous avions un temps pensé à lui donner la forme d’une notice d’utilisation, mais l’exposition qui devait la mettre en scène n’a jamais eu lieu. Nous allons de l’avant, et nous allons utiliser cette substance pour construire autre chose.

To Be Designed, 2013, Near Future Laboratory

À côté des projets de design fiction, je mène aussi une étude ethnographique de la culture algorithmique, pour comprendre comment les algorithmes affectent et influencent notre culture au quotidien. Elle a été publiée à l’été 2015 dans le numéro hors série d’un magazine de design graphique suisse.

Nicolas Nova tient aussi le blog Pasta and Vinegar.

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A humble design practice producing speculative and critical scenarios for the upcoming presents. We deconstruct realities to build new perspectives.