“Faire bonne impression”, le design fiction pour imaginer les futurs de l’impression 3D alimentaire
Design Friction a accompagné les partenaires du living lab Manger4D pour une exploration prospective et critique de l’impression 3D alimentaire, une innovation au croisement de l’industrie et du numérique.
L’impression 3D alimentaire, entre espoirs et incertitudes
L’impression 3D alimentaire pourrait-elle changer le monde ?
C’est la grande question qui entoure cette technologie émergente tant l’urgence à repenser nos comportements d’alimentation se fait pressante. Que ce soit le lourd tribut écologique, l’agriculture intensive ou les conséquences sur la santé d’une nourriture trop riche, les enjeux de l’alimentation sont systémiques et se déclinent à tous les niveaux de notre société. Beaucoup d’attentes entourent cette technologie de fabrication additive dédiée à l’alimentaire. Alors, quelle serait la place de ces imprimantes dans la transformation plus large de nos modes de production, distribution et de consommation ?
C’est le point de départ de la démarche du living lab Manger 4D, développé à l’initiative du Centre Culinaire Contemporain de Rennes. Nous avons accompagné, par le design fiction, ce groupement d’acteurs industriels, institutionnels et académiques sur deux volets :
1. Une exploration prospective, voire décalée, des nouveaux usages et nouvelles pratiques insufflés par l’impression 3D alimentaire.
2. Un questionnement critique et réflexif pour aider les acteurs du living lab à déjouer les mythes auto-réalisateurs et les a priori sur cette technologie.
L’opportunité, aussi, de réunir autour de la table les différents acteurs qui gravitent autour de cette technologie pour débattre de ses implications et applications prospectives, en croisant les expertises et les points de vue — de l’ingénierie au marketing en passant par les usages ou la gastronomie.
Le design fiction au service d’une innovation réfléchie
En faisant la part belle à l’interrogation et à la prise de recul, le design fiction est une approche recherchée dans les processus d’innovation. Les produits et services fictionnels que nous imaginons aident les acteurs d’un domaine à se projeter dans des futurs inattendus et s’interroger quant aux transformations déjà à l’oeuvre ou émergentes. Ces objets de débat viennent mettre en discussion les aspirations des uns et des autres pour le futur et ajuster en retour les décisions qui sont prises dès aujourd’hui.
Dans le cas du projet Manger 4D autour de l’impression 3D alimentaire, il est question d’une innovation de rupture en quête de sens et d’applications. Sur le papier, l’impression alimentaire pourrait être la source d’une myriade de possibles innovations notre quotidien. Dans les faits, elle se cherche encore des applications et des débouchés qui viendraient dépasser le simple effet “wow” d’une certaine cosmétique alimentaire. Dès lors, le design fiction fonctionne à l’image de phares, pour sortir les imaginaires du brouillard et éclairer les futurs possibles. Au détour de scénarios se demandant “et si”, le design fiction emprunte aux pratiques de la prospective et au registre de l’esprit critique. Et si l’impression alimentaire permettait de jouer avec ces nouveaux goûts ou reformuler ceux existants ? Et si l’impression alimentaire cassait le code “entrée / plat / dessert” au profit d’un “tout-en-un” ? Et si ce qui était imprimé avait vocation à ne pas être consommé dans l’instant, mais à maturer ? Et si l’impression était aussi utilisée pour les animaux ?
En ligne de mire, la nécessité d’anticiper les risques et les imprévus d’une innovation pour savoir y répondre le moment venu, et l’ambition de faire un pas de côté pour explorer de nouveaux imaginaires, loin des horizons déjà dépassés ou des visions éculées. Les design fictions produites — car l’on parle de design fictions pour désigner ces productions qui incarnent des futurs ou futurs alternatifs — sont là pour matérialiser des idées provocantes et des questionnements, à même d’être ensuite débattus par les différentes parties prenantes, toute parole libérée.
Se projeter grâce à des scénarios inspirants et dérangeants
À partir des recherches menées par le living lab Manger 4D et de notre veille transversale, nous avons imaginé un ensemble de scénarios incarnés par des design fictions. Ces scénarios questionnent les usages attendus ou détournés de l’impression 3D alimentaire dans des futurs proches. Ils mettent en tension les implications socio-économiques, culturelles et politiques du déploiement de cette technologie. Notre exploration s’est plus particulièrement orientée vers les interactions entre la technologie de l’impression 3D alimentaire et d’autres technologies émergentes (intelligence artificielle, véhicules autonomes, big data) ou évolutions sociales (économie de la réputation, personnalisation des contenus et de la santé, logiques open source).
Pour nourrir la réflexion des acteurs du living lab, nous avons construit un socle narratif qui comprend une douzaine de design fictions, rassemblées sous le titre “Faire bonne impression”. Les design fictions développées oscillent entre des scénarios inspirants et d’autres plus dérangeants. Nous avons structuré ce socle narratif pour couvrir trois grands axes de réflexion :
- “L’Internet des gourmets” qui explore l’axe du numérique,
- “Corpus sanus in mundo sano” qui explore l’axe de la santé,
- “Vers l’inattendu et au-delà” qui explore l’axe de l’ambigu et de l’imprévu.
Aperçu des design fictions imaginées
Pour illustrer concrètement notre approche, trois design fictions sélectionnées parmi les scénarios du socle narratif :
Livraison fraîche (L’Internet des gourmets)
Ce scénario imagine le futur de la livraison de repas à domicile à l’heure de l’impression alimentaire et de l’automatisation des véhicules.
Santé personnalisée (Corpus sanus in mundo sano)
Grâce aux données des utilisateurs, l’impression 3D permet de composer des repas personnalisés selon les profils de santé, et les éventuels régimes spéciaux qu’ils souhaitent suivre.
High’limentaire (Vers l’inattendu et au-delà)
Qu’est-ce que serait le space cake de l’impression alimentaire ?
Ce scénario envisage l’impression alimentaire pourrait très bien être détournée au profit d’expériences récréatives résolument pour adultes.
Se confronter aux perspectives des scénarios
Par expérience, nous savons que les design fictions ne se suffisent pas à elles-mêmes. Ce qui fait leur intérêt, c’est cette capacité à déclencher des discussions et amener les uns et les autres à prendre position. Nous avons donc mis à profit notre expertise en design de la confrontation.
Sur une demi-journée, nous avons animé un atelier qui a rassemblé les différentes parties prenantes et partenaires du programme Manger 4D, en proposant aux industriels, chercheurs, startups, institutionnels, et cuisiniers de se prêter au jeu. Pour l’occasion, des formats ludiques et participatifs ont été imaginés pour mettre en débat une sélection de design fictions issues du socle narratif. À la manière d’un crash-test des futurs esquissés pour l’impression 3D alimentaire, les design fictions ont servi de provocations bienveillantes pour susciter réactions et réflexions chez les partenaires présents. Plusieurs mises en situation des design fictions ont invité les acteurs à prendre parti, en tant que professionnels ou en tant que consommateurs.
Au sortir de l’atelier, nous avons pu tirer un ensemble d’enseignements à partir des réactions d’adoption ou de rejet des scénarios observées, des arguments entendus. Car c’est là l’atout certain du design fiction : mettre en évidence ces freins, ces motivations, ces besoins, ces peurs et ces espoirs qui seront transformés en leviers d’action.
Réfléchir à demain, agir aujourd’hui
Aborder les problématiques de l’impression 3D alimentaire par le design fiction a été l’occasion de faire le pas de côté pour certains partenaires du living lab ou de faire un pas en arrière pour d’autres.
Les design fictions imaginées pour Manger 4D sont devenues des références qui restent à disposition des partenaires pour rafraîchir leurs futurs, notamment lors de prochaines phases de développement de l’impression 3D alimentaire.
L’atelier de confrontation a permis de faire émerger des insights actionnables pour des préconisations de pistes d’innovation, de définir des angles morts à considérer et d’affiner le positionnement éthique et responsable des acteurs associés à la démarche.
Témoignage Sophie Briand — Ingénieure SHS au Centre Culinaire Contemporain
Dès 2016, nous avons été interpellés par certains acteurs économiques sur le sujet de l’impression 3D alimentaire. C’est un sujet complexe car il mixe innovation technologique, et innovation alimentaire. L’objet imprimante est à la fois fonctionnel et fictionnel, il mobilise nos imaginaires autour de scénarios ambivalents.
Dans l’approche centrée usager sur laquelle nous nous appuyons au Centre Culinaire, nous cherchons précisément à formaliser et matérialiser ces scénarios, et pour cela, le sociologue et le designer sont des alliés de poids !
Lorsqu’ils rentrent dans ce genre d’exploration, les industriels partenaires du programme ne savent pas ce qui les attend. Avec Fabrice Clochard, le sociologue et directeur de recherche du Centre, nous avons mené avec eux tout un travail de projection en amont sous forme de focus group. Puis l’équipe de Design Friction a pris le relais. C’est très efficace. Nous disposons aujourd’hui de scénarios concrets et tangibles sur lesquels les industriels — qui tous découvraient pour la première fois la technique du design fiction — peuvent se projeter, et aussi faciliter le travail de médiation au sein de leurs propres équipes R&D.
Ce sont les « fondations » ; notre objectif aujourd’hui — à l’issue de cette phase qualifiée d’« exploratoire » — c’est de co-construire un ou plusieurs programmes de recherche collaboratifs sous l’égide du pôle de compétitivité Valorial — affaire à suivre donc !
