La Cité des Données

Design Friction
Design Friction
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9 min readNov 18, 2016

Retour sur notre événement de Design Fiction sur le thème des données de la ville intelligente (Smart City), dans le cadre du festival Scopitone organisé par Stereolux. Au rendez-vous, une déambulation narrative (Walkshop), un atelier créatif (Workshop), et une exposition participative, pour imaginer et débattre ensemble des enjeux d’une ville qui, en 2036, serait devenue un peu trop “intelligente”.

Se faire bousculer les idées avec des fictions itinérantes

Après une courte introduction aux notions de donnée et de ville connectée, les participants sont partis explorer les quartiers et rues emblématiques de Nantes. Cette déambulation empreinte de fictions projette les participants en 2036, dans la Cité des Données, ville du tout connecté. Jalonnée d’anecdotes marquantes et de questions propres aux problématiques de la ville intelligente, cette balade permet aux participants de s’immerger dans la thématique. Conjuguant un pied dans le présent et un regard porté vers le futur, ce parcours narratif donne à voir un environnement familier sous un autre jour, où les transports seraient devenus intelligents et la culture, elle, algorithmique.

Chacun observe, écoute, questionne et en vient à travailler en groupes sur de courts exercices visant à se familiariser avec la pratique du design fiction. Ces exercices reprennent la mécanique du jeu de rôle et de la mise en situation. « Et si vous deveniez un génie du mal ? » Quel serait votre but et comment utiliseriez-vous les données pour mettre en œuvre vos projets maléfiques ? « Et si vous deveniez un capteur ? » Quelles sont les données que vous collecteriez avec ou sans autorisation ?

Autant de mises en bouche pour prendre conscience des zones d’ombre de la ville connectée, stimuler sa créativité, et commencer à construire sa propre vision de la ville intelligente.

Faire chauffer ses neurones sur la question des algorithmes

Après la déambulation, retour à l’espace de workshop pour rentrer dans le vif du sujet. Une présentation permet aux participants de découvrir plus en profondeur la pratique du design fiction ainsi que d’en saisir la dimension critique et subversive. En fil rouge de ces réflexions, un point central cristallise les premières interrogations : ces algorithmes, qui traitent les données et régissent les services de la cité, sont-ils perçus comme justes, infaillibles et impartiaux ? Réalise-t-on qu’ils sont conçus par des humains, et donc biaisés par nature ? Que les citoyens subissent le plus souvent le phénomène de boîte noire (blackbox), c’est-à-dire qu’ils n’ont pas accès à ces algorithmes, et donc aucun moyen de connaître la manière dont sont exploitées leurs données ? Que ce déséquilibre dans la détention de l’information est quelque peu inquiétant ?

Partant de ce constat, le reste de l’atelier créatif propose d’envisager la ville du futur suivant une logique algorithmique de leur choix, parmi celles que nous leur présentons. Six logiques algorithmiques ont été imaginées pour l’occasion :
- La logique de la ville sécurisante et sécuritaire, où la ville se soumet plus ou moins volontairement à des impératifs de sécurité, qui en est devenue la valeur cardinale.
- La logique de la personnalisation agile, où la ville s’adapte aux désirs et aux volontés de chacun, à la volée et sur le moment, grâce à une infrastructure adaptative.
- La logique des communautés autarciques, où les communautés se sont repliées sur elles-mêmes et pour lesquelles la ville s’est redessinée afin de minimiser les frictions entre ces différents groupes.
- La logique du bien-être, où la santé des habitants est assurée par une ville qui sait aussi bien guérir que prévenir.
- La logique du tout-marchand, où chaque parcelle de la ville, physique ou numérique, est monétisée et monétisable.
- La logique de la nostalgie, où les habitants se sont détournés des fantasmes de prédiction ou d’anticipation, pour se recentrer sur la Ville et la vie d’hier.
Un impératif pour chacune de ces logiques connectées : réfléchir à leurs implications à l’échelle du quotidien !

Les participants échangent activement sur les logiques retenues par leurs groupes respectifs et les concepts commencent à se dessiner. Montres, bracelets, lunettes connectées, l’influence de la tendance actuelle des technologies portables (wearable technology) se fait sentir !

Dans la lignée des travaux de The Extrapolation Factory en matière de démocratisation de la posture du Speculative Design, sont mis à la disposition des participants des composants et des objets divers du quotidien, parfois farfelus. Après une première phase de brainstorming, bidouiller et reformuler ces objets leur permet de développer et concrétiser leurs idées et autres scénarios d’anticipation, dans une synergie créative où le concept pousse vers l’objet, quand l’objet inspire le concept.

Passer à l’action : l’heure de la conception et du prototypage rapide

Inspiré par la logique d’une ville qui aurait concentré ses efforts sur la sécurité, le premier groupe de participants nous présente son prototype : le bracelet Zen. Étant une extrapolation des bracelets qui permettent d’accéder à des festivals d’un simple mouvement de poignet, celui-ci est devenu l’incontournable pass pour entrer dans les lieux et participer aux activités de la ville. Le voyant s’allume lors de son utilisation, en fonction du degré de fiabilité ou de dangerosité de son porteur. Ainsi, dans une logique de transparence qui se veut rassurante, ce degré de fiabilité est identifié et identifiable, pour chacun et par tous. L’usager peut alors vivre “zen” : grâce à une identification et une géolocalisation permanentes, il n’a plus à se soucier des barrières à l’entrée dans l’enceinte de la Cité, ni à se méfier des autres.

Toutefois, le produit n’est pas sans poser certaines questions. La ville mesure d’elle-même la fiabilité du profil social de la personne en suivant l’ensemble de ses activités et en en déduisant arbitrairement la possible dangerosité. Zen est autant la promesse d’une sûreté publique renforcée que la source de dérives liberticides, promesse laissée à la seule appréciation des algorithmes urbains.

Le second groupe s’est interrogé sur les différents moyens de paiement qui pourraient exister, dans un monde où tout se monnaie, où chaque parcelle d’urbanisme est devenue un prétexte à la transaction. L’argent, le corps, les données, les biens, l’espace et le temps. C’est sur ce dernier que s’arrête leur choix, pour concevoir Time Value, une montre-badge connectée qui comptabilise les heures de travail, afin de pouvoir ensuite les utiliser comme monnaie d’échange contre des services.

Cependant, avec un tel système, ne serait-on pas poussé vers l’inefficacité, de manière à allonger chaque tâche ? En faisant du temps de travail le seul critère de rémunération, ne parviendrait-on pas à un point de saturation au-delà duquel on ne pourrait plus gagner davantage, sous peine de ne plus avoir de temps pour dépenser l’argent gagné ? Ainsi, ne pas prendre en compte le degré de qualification nécessaire pour effectuer un travail donné, ou sa pénibilité, est-ce réellement juste ? Quelle est la place que nous souhaitons donner au travail dans nos vies et pourquoi ? Autant de questions soulevées par ce projet.

Focalisé sur la problématique de la santé et sur la manière dont la ville intelligente assure le bien-être de ses habitants, le troisième groupe nous présente Etamine, un concept de service de santé à caractère rétributif et punitif. Parvenus à l’âge de la majorité, les citoyens sont dans l’obligation de se faire marquer avec un e-tatouage Etamine, personnalisé et visible par tous, qui leur permettra de suivre en temps réel leurs informations métaboliques. En fonction de leurs modes de vie, ils bénéficient ensuite d’avantages au quotidien grâce aux partenaires du réseau Etamine, ou bien se voient au contraire infliger des malus qui les incitent à reprendre la voie du bien-être.

Mais voudrait-on déléguer aux autorités notre droit d’ouvrir ou non le bac à crème glacée de nos congélateurs, en fonction de notre courbe de poids ? Et contre la promesse d’une bonne santé garantie, serait-on prêt à le faire ? Que penser du caractère publiquement humiliant d’un tel système, affichant sur les visages de chacun un témoin de sa bonne ou mauvaise santé ? De telles questions ouvrent des perspectives qui ne sont pas si éloignées d’une certaine réalité. Etamine nous interpelle sur le bien-fondé d’un monde où le banal, tel que l’obligation de contracter une assurance onéreuse dans les mois qui suivent les fêtes de Noël et leur lot de cholestérol, côtoie la dystopie, à l’image d’une interdiction temporaire de procréer pour les plus malades.

Le dernier groupe s’est, quant à lui, plongé dans le quotidien d’une ville régie par la logique des communautés autarciques, faisant cohabiter en son sein plusieurs communautés distinctes aux interactions volontairement limitées. Leur réflexion a fait émerger Filterbook, un dispositif de bancs connectés, de lunettes et de bracelets individuels et intelligents. En fonction des bancs sur lesquels s’assoient les citoyens, et donc des caractéristiques du quartier (animé/calme, communauté prédominante, typologies de magasins…) dans lequel ils passent du temps, ils se voient proposer d’appartenir à la communauté qui leur correspond, par le biais du bracelet connecté. Ils portent ensuite les lunettes filtrantes, qui vont occulter de leur champ de vision tout ce qui concerne les communautés différentes de la leur : personnes, lieux, services…
Tout ceci est brouillé pour ne laisser passer que ce qui concerne leur groupe d’appartenance attitré. Ils sont libres cependant de changer de communauté si la curiosité leur en prend, découvrant de fait une autre vision du monde.

On peut déceler dans ce projet une extrapolation du système des publications ciblées déjà présent en ligne, dans lequel l’utilisateur s’enferme peu à peu dans une bulle d’informations, en fonction d’une identification supposée de ses goûts. Ceci ne restreint-il pas dramatiquement le champ de la découverte ? N’est-ce pas une négation de la pluralité des centres d’intérêt d’un individu ? Peut-on, et surtout doit-on toujours s’identifier une communauté d’appartenance ? Filterbook met le doigt sur le souhait, parfois tacite, de vivre dans « son » monde, au point d’en faire disparaître les autres, volontairement ou non.

Faire réagir grâce à une exposition participative

L’ensemble des scénarios et des objets imaginés par les participants n’auront pas manqué d’ouvrir le débat pendant l’atelier, l’exposition de restitution devait elle aussi aller dans ce sens.

Nous avons pris le parti d’organiser une scénographie, au Passage Sainte-Croix, qui s’attache à capter un maximum de réactions de la part des visiteurs du festival Scopitone. Pendant trois jours, ceux-ci ont pu découvrir le Design Fiction, approfondir leur connaissance de la smart city et examiner les prototypes des participants au workshop. Les visiteurs avaient également la possibilité de réagir à ces artefacts en écrivant et partageant leurs pensées sur des murs de réaction, des journaux intimes scénarisés ou en interview. Qui surveille les surveillants ? Dans quelle mesure peut-on accepter de renoncer à ses libertés pour garantir la sécurité de tous ? Qu’est-ce qui crée la diversité et en quoi est-elle enrichissante ? Dérangeante ? Quelle valeur donne-t-on et souhaite-t-on donner à notre temps de travail ? Dans quelle mesure un dispositif qui prône le bien-être pour tous génère-t-il de l’exclusion et de la discrimination ? Autant de questions qui ont animé des débats constructifs parmi les quelque 600 visiteurs de l’exposition.

Au sortir de cet atelier, nous espérons pouvoir mener de nouvelles expéditions au sein de nouvelles Cités des Données, pour compléter l’éventail des visions spéculatives et critiques quant aux futurs des villes connectées. À noter qu’une version interactive de l’exposition va arriver prochainement en ligne !

Nous tenons à remercier Stereolux Lab, le Passage Sainte-Croix, Florelle pour ses captations sonores ainsi qu’Alberick pour ses photographies de l’atelier, et bien sûr tous les participants pour leur engouement et leurs créations !

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A humble design practice producing speculative and critical scenarios for the upcoming presents. We deconstruct realities to build new perspectives.