La place de la Psychologie dans le Design UX

Quentin Kuntzmann
Design UX — Francophone
12 min readAug 6, 2020
Photo by Lidya Nada on Unsplash

Tant sur le plan personnel que professionnel j’ai régulièrement fait face à de nombreuses interrogations vis-à-vis de mon titre de psychologue. En effet, il m’arrive très régulièrement d’être confronté à des questions du type :

“Tu es psychologue donc tu analyses les gens et leur inconscient ? Tu ne serais pas en train de m’analyser là ?”

— Les gens

À la rigueur ces interrogations m’amusent. Elles illustrent l’image stéréotypée du psychologue (ou devrais-je dire psychanalyste ?) à l’écoute d’un patient allongé sur le divan, voguant dans son inconscient telle une sonde spatiale explorant les confins du cosmos à la recherche de réponses à des questions existentielles. Cependant, lorsque j’aborde plus concrètement ce que je fais au quotidien autrement dit “Je suis concepteur d’expérience numérique c’est-à-dire que je cherche à concevoir des produits et services numériques utiles, utilisables et engageants, qui apportent des solutions à des problèmes rencontrés par les utilisateurs tout en répondant à leurs besoins, attentes et comportements” je me retrouve alors confronté à des réactions dubitatives. En effet, les gens ne comprennent pas ce que vient faire un psychologue dans ce type d’activité. Pourtant l’expérience utilisateur est fortement emprise par différentes disciplines de la psychologie.

Le plus surprenant est que même lors d’entretiens d’embauche mon titre de psychologue a déjà posé question auprès de recruteurs et ce pour différents postes y compris dans le domaine de l’UX et ça, c’est vraiment moche !

“Design is a funny word. Some people think design means how it looks. But of course, if you dig deeper, it’s really how it works.”

— Steve Jobs

Qu’on se le dise d’emblée, l’UX est clairement un buzzword qui se voit décliné à toutes les sauces donnant lieu à beaucoup de “UX bullshit”. Beaucoup d’entreprises, agences et professionnels proclament “faire de l’UX”. Il est facile de le constater comme par exemple dans les très nombreuses offres d’emploi qui mentionnent “UX”.

Une très grande majorité des postes tels que : développeur, graphiste, web-designer ou intégrateur web, etc. devraient pouvoir être garants de cette fameuse expérience utilisateur. D’ailleurs celle-ci est souvent réduite à la seule création de visuels, de maquettes ou d’identité visuelle. Ces offres d’emploi ne font aucunement mention (ou à de très rare exception) d’interaction avec des utilisatrices et utilisateurs. Il existerait ainsi une UX dénuée de ces pourtant riches échanges avec les utilisateurs (qui sont le cœur même de l’UX, la vraie) faite par des “UX Designer de bureau” ce qui fait, vous en conviendrez, un très bel oxymore.

Deux personnes échangeant sur les caractéristiques d’une interfaces devant un ordinateur

L’objectif ici est d’apporter des pistes sur la considérable contribution de la psychologie à l’expérience utilisateur tant par les connaissances, théories et modèles qui s’y rattachent que par les méthodologies qui sont directement inspirées de la psychologie cognitive ou plus largement des sciences humaines. J’aborderais aussi très succinctement les dérives possibles.

Concrètement, c’est quoi l’UX ?

Mais déjà, pour ceux qui se posent la question : concrètement c’est quoi l’UX ?

“Beauty and brains, pleasure and usability — they should go hand in hand”

— Don Norman

Commençons par les origines de ce qu’il faudrait d’ailleurs qualifier de “pluri-discipline” qui peut autant être considérée comme une notion, un concept ou une philosophie. Le terme est apparu dans les années 90 avec le très célèbre psychologue cognitiviste (premier lien étroit 😉) et fervent adepte de la Conception Centrée sur l’Utilisateur, Don Norman, auteur du célèbre ouvrage “The Design of Everyday Things”. Ce dernier souhaitait aller plus loin que les visions de “Human Interface” ou de “usability” qu’il jugeait trop limitées. Bien que l’UX ne dispose pas d’une définition stricte et faisant pleinement consensus retenons que celle-ci renvoie à trois composantes (Mahlke, 2008) :

  • Les qualités instrumentales : utilisabilité, contrôle, facilité d’apprentissage…
  • Les réactions émotionnelles : réactions physiologiques, jugements cognitifs…
  • Les qualités hédoniques : esthétique, aspect symbolique (e.g. valeurs véhiculées), facteurs motivationnels.

Selon Karapanos (2009, merci Céline 👏) et Lallemand (Méthodes de design UX, 2015), une quatrième composante viendrait s’ajouter à celles-ci : la composante temporelle. Celle-ci viserait à tenir compte non seulement du moment de l’interaction homme-système qui est le cœur de l’UX mais plus largement des moments qui précèdent et suivent cette interaction.

Une expérience utilisateur globale & temporelle, 2017 — Illustration par Geoffrey Crofte

Ainsi, si l’on prend l’exemple de l’achat d’une Tesla (NB. cet article n’est malheureusement pas sponsorisé par Elon Musk) alors l’expérience utilisateur — qui est ici intégrée à une expérience client ou CX plus large — débute avant même le processus d’achat sur le site. Elle débute avec l’image et les valeurs que la marque véhicule. Elle continue lors du suivi de livraison et se poursuit lors du rechargement aux bornes, de la conduite, de l’interaction avec l’écran central et même après l’avoir garé pour vaquer à d’autres occupations. L’UX revêt donc des temporalités : anticipée, momentanée, épisodique et cumulative.

Autrement dit, l’expérience utilisateur désigne la qualité de l’expérience vécue par les utilisateurs et utilisatrices dans toute situation d’interaction. Elle qualifie l’expérience globale ressentie lors de l’usage (et même lors de l’anticipation et après usage) d’une interface, d’un appareil digital ou plus largement de l’interaction avec tout dispositif ou service. Elle renvoie également à une façon de concevoir tout en mobilisant des méthodes qui visent à répondre à des problèmes réels d’utilisateurs tout en tenant compte de leurs comportements, attentes et besoins.

“L’UX design est un processus de conception méthodique, itératif et centré sur l’humain, visant à façonner des expériences utilisateurs.”

- Carine Lallemand

Cependant, même si l’UX est plutôt récente, le début des démarches centrées utilisateurs remontent aux années 40 où des psychologues anglais et américains ont dû étudier les facteurs humains afin d’optimiser l’utilisabilité des cockpits d’avions militaires et ainsi réduire le risque d’erreur et donc d’accident.

Quel rapport entre psychologie et Design UX ?

Malheureusement, les apports de la psychologie au Design UX sont souvent réduits à des principes honteusement simplifiés et parfois même erronés. Ainsi des recherches internet sur le lien entre UX et psychologie renvoient souvent vers les mêmes résultats :

  • les principes de psychologie de la perception, autrement appelée Gestalt et dont l’idée fondatrice est d’ailleurs souvent erronée en “ le tout est plus grand que la somme des parties” alors qu’initialement il s’agirait plutôt de dire “le tout est différent de la somme de ses parties” — mais là, je chipote un peu,
  • la loi de Hick : que l’on pourrait résumer par le temps qu’il faut pour prendre une décision en fonction du nombre de choix à disposition
  • ou le chiffre magique de Miller, le fameux 7 +/- 2 éléments en mémoire de travail (démontré depuis comme étant une large sur-interprétation et remis en question par Jeanne Farrington dans Myths Worth Dispelling: Seven plus or minus two)

Je ne vais pas vous cacher que ces différents apports de psychologie, couplés à des guidelines ergonomiques (e.g. les heuristiques de Nielsen ou les critères de Bastien et Scapin), sont suffisants pour concevoir des interfaces visuellement esthétiques et plutôt utilisables.

Cependant, créer des interfaces qui vont venir engager, convertir et créer de vraies expériences implique d’aller plus loin dans la compréhension du principal organe de notre système nerveux central : le cerveau. Cette compréhension profonde de l’esprit humain distingue aujourd’hui les conceptions qui connaissent des succès démesurés de celles qui n’y accordent que peu d’intérêt et qui par extension n’accordent pas un budget suffisant à un travail sur l’expérience utilisateur et donc à de la recherche utilisateur.

La récompense —Un des outils pour jouer avec notre cerveau, Photo by Joanna Kosinska on Unsplash

Ce merveilleux et encore mystérieux organe possède bien évidemment des mécanismes et des processus qui vont sous-tendre la façon dont les utilisateurs et utilisatrices vont vivre une expérience avec un produit ou un service.

Pour commencer, j’aimerais rappeler quelques caractéristiques fondamentales de notre cerveau. Celui-ci a vraisemblablement été façonné par les pressions sélectives de dizaines de milliers d’années d’évolution et tout semble indiquer que celui-ci fonctionne encore comme à l’âge de pierre (cf. les travaux de psychologie évolutionniste). Autrement dit, nous interagissons avec des systèmes complexes (e.g nos smartphones) avec des cerveaux qui n’ont quasiment pas évolués depuis la vie à la fin du pléistocène supérieur (il y a environ 12 000 ans).
Il s’agit également d’un organe qui, bien que consommant 25% de l’énergie nécessaire au fonctionnement de notre corps pour seulement 2–3% de notre masse totale, possède des ressources attentionnelles et cognitives limitées ainsi qu’un nombre très important de biais cognitifs. (cf. Codex des biais cognitifs de Buster Benson, et sa version française)

Au vu de ses caractéristiques, il est essentiel que les produits et services (numériques, ou non, même si j’ai tendance à toujours être focus sur le numérique) soient en adéquation avec le fonctionnement de notre cerveau. Si l’on prend pour exemple les interactions d’un utilisateur ou d’une utilisatrice avec un système alors vont se jouer une recherche et un filtrage de l’information, des recherches et des inférences de sens (par exemple un bouton sur un site web n’est qu’une “tâche de couleur avec des formes arbitraires dessus”), des créations, complétions, modifications ou renforcements de connaissances ou de schémas mentaux en mémoire et qui influenceront les interactions futures.
Les interactions laissent également se dérouler une confrontation entre le modèle conceptuel (de l’utilisateur-rice) et un modèle de conception (du/ de la concepteur-rice) via une communication indirecte au travers de l’image du système (les aspects et éléments visibles doivent permettre à l’utilisateur de comprendre l’intention du concepteur). C’est ici que se joue une des problématiques qui constitue le cœur de l’UX. En effet, les professionnels de cette pluri-discipline vont tout mettre en œuvre pour aider les concepteurs et donc leur modèle de conception afin que celui-ci matche avec le modèle conceptuel des utilisateurs. Sans ce travail, il est probable que les utilisateurs doivent faire des efforts conscients pour apprendre les associations entre interactions et effets sur le système.

Bon d’accord mais, concrètement, quels peuvent être les contributions de la psychologie au Design UX ?

Pour rappel, l’interaction découle directement d’un fonctionnement coordonnées de nos fonctions cognitives (perception, attention, mémoire, langage, prise de décision, résolution de problèmes) mais aussi du fonctionnement de notre motivation et de nos émotions. Ainsi des connaissances en psychologie cognitive peuvent donc s’avérer essentielles. Je ne vais pas vous faire un cours détaillé sur chacune de ces fonctions et mécanismes psychologiques. Je vous renvoie vers un de mes livres préférés qui n’est autre que The Gamer’s Brain (2017) de la très célèbre Célia Hodent, docteure en psychologie qui a été Directrice de l’UX d’un jeu (qui n’a que “très modestement percé” nommé Fornite) dans lequel elle y consacre près de 100 pages sur 250 (soit 40%) de son livre maintenant disponible en français sous le nom “Dans le cerveau du gamer”. Pour celles et ceux qui ne connaîtraient pas Fortnite et n’aurait pas saisi l’ironie il s’agit d’un jeu de type Battle Royal comptabilisant près de 350 millions de joueurs inscrits. Dans son ouvrage, l’auteure y explique de façon très claire les différentes fonctions cognitives mais y aborde aussi la motivation et les émotions (cet article n’est pas non plus sponsorisé par C. Hodent).

Evil UX : De la récompense à la manipulation ?

Par ailleurs de nombreux travaux, modèles et théories apparaissent être relativement pertinents pour créer des expériences engageantes. Notons par exemple les connaissances sur la façon dont notre cerveau réagit face à des stimuli tels que les récompenses, la rareté, la preuve sociale, l’aversion à la perte etc…

Bon ou mauvais ? — Photo by DESIGNECOLOGIST on Unsplash

Ces connaissances sont autant d’éléments qui proviennent de la recherche en psychologie cognitive mais aussi de psychologie sociale ou des neurosciences. Par exemple les travaux du psychologue Daniel Kanheman se révèlent particulièrement intéressants à connaître notamment ceux sur le fonctionnement de nos deux “vitesses de la pensée” (qui lui ont valu un prix Nobel d’économie). Notons également ses travaux sur des biais cognitifs tels que l’aversion à la perte ou à la dépossession (que des sites web comme Booking mettent très bien en pratique). D’autres travaux, très connus des psychologues, comme ceux de Deci et Ryan ou le modèle de Foggs sur la motivation, les expériences de Skinner sur le conditionnement opérant et la réaction du cerveau face à la récompense (cf. son casino à rats) sont autant de références classiques de psychologie qui apportent une plus-value non négligeable au Design UX.

Plus encore que de créer des produits/services utiles, utilisables et séduisants, accorder une importance majeure au cerveau humain permet d’aller jusqu’à la “manipulation” de ses utilisateurs et utilisatrices. En effet, les expériences utilisateurs les plus réussies peuvent parfois permettre de tirer un maximum d’argent de la part des utilisateurs en cherchant à influer sur les comportements d’achat (cf. le neuro-marketing) ou en rendant les gens “addicts” aux applications, jeux, services… Pensez par exemple à de nombreux jeu, en apparence gratuits, mais qui génèrent plus d’argent que des jeux payants grâce à des choses comme les lootbox (boites dont l’ouverture peut être payante et contenant des items souvent uniquement esthétique), à la façon dont l’onboarding (= passage ou des explications et/ou tâches à exécuter sont proposées à l’utilisateur pour la prise en main) des applications gratuites est pensé pour inciter à payer ensuite ou encore à la façon dont les réseaux sociaux vont tout mettre en œuvre pour garder l’utilisateur le plus longtemps possible (cf. l’économie de l’attention ; Hook Canvas de Ny Eyal). Cette problématique explique l’essor des démarches qui visent à permettre aux design(er)s de rester éthiques.

Outre les connaissances, les méthodes.

En bonne discipline scientifique, la psychologie dispose de méthodes éprouvées pour valider des hypothèses et qui se révèlent plus que pertinentes par exemple lors de la mise en place de tests utilisateurs. Ici je veux donc parler d’une réelle démarche scientifique. Par ailleurs, les méthodes telles que les questionnaires sont eux aussi soumis à des guidelines qui permettent de questionner avec efficacité et objectivité (ce qui manque à de nombreux questionnaires qui circulent). En effet, la façon de poser les questions et de proposer des réponses influent énormément sur la validité et la véracité des résultats obtenus. Cela vaut aussi pour les entretiens individuels/collectifs qui sont loin d’être de simples échanges improvisés et qui ne sont pas aussi faciles qu’il n’y paraît à mettre en place. Même si sortir du cadre et creuser une question non anticipée peut être très bénéfique (voir quelques techniques de relance proposée par Stéphanie). Par ailleurs, la rigueur scientifique se retrouve aussi dans la façon de traiter les données obtenues.

Aujourd’hui, se sont démocratisées, dans le domaine de l’UX, des méthodes plus poussées telles que les techniques d’eye-tracking qui correspondent à l’enregistrement des saccades oculaires et des temps de fixation sur les zones d’un écran. Ces dispositifs vont permettre l’analyse fine et objective de la perception et de l’attention de l’utilisateur face à l’interface. Des techniques utilisées en neurosciences font également leurs apparitions avec par exemple l’utilisation d’électro-encéphalogramme, d’analyse faciale ou encore de capteurs électrodermaux (qui enregistrent des réactions physiologiques qui traduisent des émotions par exemple et ce via la conductance de la peau).

Attention cependant :

  • l’usage de telles techniques n’est pas la norme, il s’agit de techniques et cadres d’observation peu évidents à mettre en place.
  • “analyse objective” dans la limite du propre cadre de l’analyse, comme toute technique où l’utilisateur·rice se sent observé·e,
  • l’utilisation de technique médicale à des fins commerciales (optimisation de publicité par exemple) ne sont pas autorisée dans certains pays d’Europe, l’éthique autour de ces pratiques étant totalement discutable.

Conclusion

Loin d’avoir été exhaustif, j’espère que ce court article a pu apporter des pistes sur l’immense intérêt de la psychologie pour le domaine de l’expérience utilisateur. Toutes compétences ou connaissances pouvant s’apprendre et s’acquérir, il n’est donc nul besoin d’être psychologue pour exercer dans l’UX. De nombreux autres parcours peuvent contribuer à créer de très bons professionnels dans ce vaste domaine. Il est cependant très important de toujours chercher à apprendre d’autres disciplines pour compléter et étayer sa vision. Il s’agit également, d’après moi, davantage de posséder des savoirs-être tels que l’empathie, de s’efforcer à être toujours le plus objectif possible même s’il est difficile (voire impossible) de l’être complètement ainsi que d’avoir une bonne dose de curiosité qui pousse à toujours apprendre creuser et partager.

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C’est toujours avec plaisir que j’échange sur cette thématique (mais aussi sur d’autres) alors connectons-nous !

Pour aller plus loin

Nous espérons que cet article vous a donné envie de vous interesser à la psychologie si ce n’était pas déjà le cas. Pour aller plus loin, l’équipe de Design UX Francophone vous recommande le Mooc “Introduction à la psychologie

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Quentin Kuntzmann
Design UX — Francophone

UX Psychologist & Cognitive Designer : I use psychology and behavioral science to improve human-system interactions.