Explorer l’histoire du design numérique, en nourrir l’imaginaire

Benoît Drouillat
Designers Interactifs
6 min readJun 24, 2018
Xerox Alto, l’un des premiers ordinateurs personnel et le premier à utiliser la métaphore du bureau

Mettre le design en équation, c’est-à-dire chercher à en objectiver à tout prix le processus, c’est la vaine entreprise de la conception centrée sur l’utilisateur et de l’UX. A contrario, nourrir l’imaginaire et la culture du design, c’est non seulement en construire le sens mais aussi en assurer le rayonnement. Une part de son ancrage réside dans l’histoire, une autre dans ce que Nicolas Nova a nommé les visions technologiques (Futurs ? La panne des imaginaires technologiques, Les Moutons Electriques, 2014). La diffusion de l’informatique à travers les interfaces graphiques, les objets numériques et les situation est l’un des phénomènes culturels majeurs de la fin du XXe et de ce début du XXIe siècles. Ces objets et ces interfaces font partie de notre patrimoine industriel, au même titre que les précédentes révolutions industrielles ont façonné notre environnement. C’est un aspect méconnu et négligé du design numérique, pourtant passionnant à explorer.

Douglas Engelbart, The Mother of All Demos, image issu d’une présentation de Jean-Baptiste Labrune.

L’histoire du design et celle des techniques sont des sujets d’études très bien documentés, mais étonnamment, l’histoire du design numérique n’a fait l’objet que d’un ouvrage et quelques articles dispersés. The Evolution of Human-Computer Interaction (Jonathan Grudin, 2017) parcourt les grandes phases chronologiques de l’informatique, en abordant de nombreuses thématiques (intelligence artificielle, web, mobilité, internet des objets, informatique ambiante, interfaces graphiques…). La formalisation d’une histoire du design numérique demeure une entreprise encore relativement récente dans les champs académiques et professionnels.

Comme le rappelle Stéphane Vial, il est malaisé, à l’aune des jalons qui ont été posés autour des découvertes majeures en informatique, de distinguer l’histoire de cette discipline et celle du design numérique. Pour Stéphane Vial,

« l’histoire des “devices” n’est pas l’histoire du design numérique. L’histoire du design numérique est l’histoire des gestes de design qui se sont produits au cours de l’histoire de l’informatique. » — Court traité du design, PUF, 2010

Semi-Automatic Ground Environment (SAGE) program (1954), image issue d’une présentation de Jean-Baptiste Labrune.

L’histoire du design interactif ne se réduit pas à décrire la succession des technologies numériques qui ont eu un impact sur les usages. Dans les premiers mois d’existence de *designers interactifs*, en 2007, nous avons organisé un cycle de conférences qu’Etienne Mineur inaugura avec “(une) Histoire du design interactif”, en deux parties. En voici l’enregistrement, que nous avons conservé dans nos archives :

Pour Anker Helms Jørgensen et Brad A. Myers (“User interface history”, CHI ‘08), qui prônent une histoire des interfaces, la finalité d’une telle démarche consiste à la fois à en élargir le cadre — trop resseré autour des interfaces graphiques — et à contribuer à l’éditification d’un champ de références partagées. Car l’émergence des interfaces graphiques, au début des années 1970, ne résume pas à elle seule l’histoire des interfaces et du design interactif. Etienne Mineur insiste par exemple beaucoup sur les jeux vidéos.

L’interface du Xerox Star

Paul E. Ceruzi reconnaît dans son ouvrage Computing, a concise history (MIT Press, 2012), que selon l’époque et le contexte technologique, le récit historique n’est pas cadré selon les mêmes perspectives. Dans les années 1990, il serait ainsi dominé par le couple hardware/software et une poignée de grandes entreprises comme IBM et Microsoft. Dans les années 2000, la perspective serait celle d’Internet, avec Google, Yahoo ! etc. Aujourd’hui, il s’agirait des terminaux mobiles, du cloud computing et de l’intelligence artificielle… avec les GAFAM. L’histoire du design interactif ne se réduit pas à l’histoire des grandes entreprises qui ont « fait » le design interactif (Xerox, Apple, Microsoft, Sony, etc.). L’apparition de l’informatique personnelle n’est pas tant due à la miniaturisation et à l’accessibilité des composants électroniques qu’à la vivacité des contre-cultures qui ont contribué à façonner des scénarios d’usages différents de ceux imaginés par les ingénieurs.

L’Apple I (1976)

Une histoire du design interactif peut s’envisager de façon classique comme un récit du passé, marqué par des innovations, des ruptures chronologiques et des hommes, à partir des sources disponibles (ouvrages, articles, vidéos, photographies, objets). On peut ainsi bâtir la réflexion historique selon l’exigence chronologique et selon différents axes thématiques. Par exemple : une histoire des styles d’interaction, une histoire des pratiques de design, une histoire des usages, etc. Ces articulations thématiques permettent de démultiplier les points de vue et de favoriser l’analyse critique.

Le périmètre d’étude de l’histoire du design interactif peut s’ordonnancer autour d’un cadre très vaste :

  • l’histoire des pratiques de design (IHM, design d’interaction, web design, etc.)
  • l’histoire des objets technologiques et interactifs dans lesquels le design a joué un rôle
  • l’histoire des techniques d’interactivité (ou styles d’interaction)
  • l’histoire des usages

Revisiter le passé est l’un des puissants moyens d’inspirer le(s) futur(s) du design numérique. Débarrassé de toute nostalgie et de tout fétichisme, il peut s’épanouir par cet héritage et surtout élargir ses frontières. C’est une source inépuisable d’enseignements, qui peut être mobilisée dans tout projet. L’histoire du design numérique n’est pourtant encore qu’une somme de ressources dispersées ; elle n’est quasiment pas enseignée dans les écoles alors qu’elle est incontournable. C’est pourquoi nous plaidons pour que le design trouve la juste place qui lui revient dans les politiques culturelles en France et ailleurs.

Une frise chronologique réalisée par Geoffrey Dorne dans le cadre de l’ouvrage Le Design des interfaces numériques en 170 mots-clés (Dunod, 2013)

Références bibliographiques

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Benoît Drouillat
Designers Interactifs

Head of Design Saint Gobain | President *designers interactifs*