Jean-Louis Frechin : « l’UX et la conception centrée sur l’utilisateur sont pratiquées tout autour de la planète de la même façon dans des cliniques à design aseptisées et interchangeables. »

Benoît Drouillat
Designers Interactifs
5 min readNov 27, 2019

Jean-Louis Frechin est l’un des grands designers français contemporains. Architecte de formation, diplômé de l’Ensci, il est le fondateur de NoDesign, la première agence de design numérique. Il vient de publier chez FYP un ouvrage qui fera date, Le Design des choses à l’heure du numérique. Il nous a accordé un entretien.

Jean-Louis Frechin

1. Quelle est selon toi la situation du design numérique en France aujourd’hui ?

Jean-Louis Frechin : Nous avons un marché qui est centré sur la transformation digitale : design thinking, UX, UCD (User Centered Design) et un marché numérique orienté sur la création de valeur(s) autour du produit.

La démarche du design numérique est largement minoritaire, mais elle très présente chez les entreprises orientées produit et dès qu’il y a une forme de complexité, d’innovation ou de questionnement sur le quoi, c’est-à-dire la stratégie et le positionnement produit. Il faut entendre produit au sens contemporaines de systèmes, situation, service. Cependant, on sent bien que depuis 1998, ce terme permet d’intégrer et de nommer ce dont nous parlons. Faire des produits aimables pour les gens. Le design numérique est une démarche globale, profonde et large, holistique qui est en opposition avec l’hyperspécialisation inflationniste du web, ou à chaque nouvelle idée apparaît une spécialité. Il est important d’avoir une vision produit autant pour les entreprises que pour les clients, en cela il est moins une technique qu’une pratique.

On voit ainsi apparaître un nombre d’agences intéressantes IDSL, Souffl, Sphères, Meaningful, Figs, Dataveyes ou Faber Novel.

« Pouvoir d’action, pouvoir de relation, pouvoir d’émotion , tel est le design numérique » –Jean-Louis Frechin

2. Que penses-tu du niveau d’intégration du design au sein des entreprises (et des start-ups) ? Ne devrait-on pas se réjouir de voir autant de designers participer aux projets entrepreneuriaux ?

JLF : Il est en nette progression par rapport à il y a quelques années. Le design grandit dans les entreprises et dans les start-ups. Il est désormais considéré comme important. L’iPhone a changé sa perception au plus haut niveau des entreprises. Les start-ups ont intégré spontanément le design et plutôt positivement parce qu’il est nativement frugal et centré sur l’essentiel. Il y a d’ailleurs de nombreuses start-ups fondées par des designers. Par contre souvent, dans les grandes entreprises, l’intégration du design est traitée comme une simple fonction plutôt que comme une vision. La culture de ses atouts est faible. Il est souvent déployé comme un système de recettes réplicables, notamment chez les entreprises de consulting qui le pratiquent désormais, les entreprises technologiques qui le déploient ou celles qui n’en avaient jamais fait, comme les banques par exemple.

3. Le Design des choses à l’heure du numérique fait entendre une voix originale (et discordante) en France et en Europe. Démarche UX, conception concentrée sur l’utilisateur, design thinking : en quoi ces démarches sont-elles problématiques ?

JLF : Le propos du livre prétend moins être une voix originale, que de nous rappeler qui nous sommes et définir comment nous pourrions faire, créer ici en Europe pour faire les choses à notre manière, c’est à dire innover. L’UCD, l’UX ont créé beaucoup de dégâts en nous faisant regarder ailleurs. Ces méthodes standardisées peuvent avoir un intérêt à court terme, mais elles sont pratiquées tout autour de la planète de la même façon dans des cliniques à design aseptisées et interchangeables. Tout est identique.

4. Quel est ton regard sur la production actuelle en matière de design sur les nouveaux services ? (ex : Alan, Blablacar, Doctolib, etc.)

La production actuelle s’élève, et propose un niveau de résultats minimum acceptable. Mais comme le résume Guillaume Peppy lors de son discours de départ, beaucoup de « Jemelapete.com » qui résument le poids des croyances et des modes au détriment d’une vision produit solide et universelle. C’est donc un peu déceptif. L’ergonomie et les tests utilisateurs ne font pas un produit. Cependant, certaines banques qui partaient de zéro ont significativement progressé. La SNCF a également fait un chemin important, même si l’ont sent le poids de ses tensions internes dans son catalogue d’applis. Les opérateurs comme orange ou Bouygues ont évolué, en passant d’une culture de communication papier à une culture de service. Mais beaucoup reste à faire pour être au-dessus du lot, et se distinguer, pour combler l’écart entre ça marche, c’est utile et c’est désirable et indispensable. Le design exprime la vision d’une entreprise mieux que toutes les actions de communication.

Dans le domaine des services publics, il y a encore beaucoup à faire. On assiste ainsi à une confusion entre transition numérique, acculturation interne et services aux citoyens. Les méthodes et recettes marchandes de transition digitale comme le design thinking, le User Centred Design sont-elles adaptées pour produire de l’intérêt général ? Mais là encore cela progresse. Mais nous avons effectivement des champions, si Blablacar n’est manifestement pas une « design company », Alan, Withings, Parrot, Doctolib, et surtout Captain Train/Trainline ont développé le concept de service numérique singulier de façon intéressante, désirable. Kapten est également très abouti, tout comme Vestiaire Collective. On attend d’ailleurs beaucoup Qwant sur ces sujets. Cependant, amusez-vous à compter le nombre d’applications françaises que vous utilisez vraiment dans votre smartphone…. Il faut passer à la vitesse supérieure vision, projet, produit. Je ne suis pas de ceux qui disent qu’il vaut mieux un mauvais design que pas de design du tout.

5. Que pourrait du coup apporter un designer à des start-ups, avec ce recul critique et le rejet de la démarche UX ? Quel positionnement ? Quelle démarche alternative ?

JLF : C’est tout le propos du livre. Rappeler ce que le design peut faire pour nous ! Faire des produits pour les gens doit désormais aller plus loin que l’identification des besoins, un chausse-pied ergonomique ou un coup de peinture. Le design est avant tout la recherche de sens et de cohérence et sa mise en œuvre au cœur d’un produit. Le produit est la valeur de l’entreprise dans la main des gens. Cette démarche de projet, c’est-à-dire apprendre à appréhender l’inconnu n’est pas une démarche alternative, elle est l’essence du design européen. Mettons le numérique dans l’histoire du design et des productions, pour enfin innover tout simplement.

« Les Designers d’aujourd’hui doivent démontrer une capacité à devenir les spécialistes des problèmes qui leur sont posés. Leur objectif est alors d’instruire la résolution de l’énigme, mais surtout de choisir la manière, la rationalité ou l’intuitivité avec laquelle ils vont proposer une solution. » – Jean-Louis Frechin

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Benoît Drouillat
Designers Interactifs

Head of Design Saint Gobain | President *designers interactifs*