« Les gens ne savent pas ce qu’ils veulent jusqu’à ce que vous leur montriez »

Benoît Drouillat
Designers Interactifs
4 min readDec 10, 2019
Joseph-Marie Vien — La Marchande d’Amours, 1763

Le design est en lui-même une interrogation sur ses méthodes et ses productions – et souvent un refus de l’ordre établi. C’est pourquoi nous sommes de plus en plus nombreux à prendre position en faveur d’une approche différente de la conception centrée sur l’utilisateur (user centered design) et à l’UX, dont ont été relevées les lacunes. Cette position, qui est l’essence même du design européan, s’illustre notamment par une différence de philosophie dans la façon de mobiliser et de mener la recherche utilisateur mais aussi d’envisager la finalité du travail de conception. Elle ne conçoit pas sur le ressenti mais sur l’activité, comme “pouvoir d’action”. Le design numérique français incarne cette approche différente, c’est-à-dire

l’art d’imaginer, de proposer et de réaliser ce que le design peut faire pour le numérique : des nouveaux objets, services et des situations utiles et poétiques dans l’essence de l’époque.(Jean-Louis Frechin, Le Design des choses à l’heure du numérique, FYP, p158)

Un produit va bien au-delà de la somme des opinions, émotions et préférences de ses utilisateurs finaux. Pour reprendre Alan Cooper (About Face), les résultats de la connaissance utilisateur ne se traduisent pas par magie en propositions de design. La démarche UX a standardisé et caricaturé la recherche utilisateur en imposant des modélisations qui agissent comme des miroirs déformants. Ces recettes n’ont produit aucune réalisation significative. Ecoute, prototypage, test sont des activités utilisées de façon identique – voire robotique – comme une “routine de design”.

A cela nous proposons de substituer une approche différenciée et nuancée de la conception centrée sur l’utilisateur. Le design numérique s’appuie sur les activités de l’utilisateur davantage que sur la somme des déclarations qu’il a émises. Imaginer que c’est dans la parole et l’écoute des utilisateurs que repose la clé des usages est insidieux et insuffisant, comme le soulignait déjà Nielsen en 2001 :

Pay attention to what users do, not what they say. Self-reported claims are unreliable, as are user speculations about future behavior. Users do not know what they want. “First Rule of Usability? Don’t Listen to Users

(soyez attentif à ce que les utilisateurs font, pas à ce qu’ils disent. Les propos auto-reportés ne sont pas fiables, tout comme les spéculations des utilisateurs sur le comportement futur [de l’interface]. Les utilisateurs ne savent pas ce qu’ils veulent)

On peut aussi se référer à la célèbre citation de Steve Jobs

“Some people say, “Give the customers what they want.” But that’s not my approach. Our job is to figure out what they’re going to want before they do. I think Henry Ford once said, “If I’d asked customers what they wanted, they would have told me, ‘A faster horse!’” People don’t know what they want until you show it to them. That’s why I never rely on market research. Our task is to read things that are not yet on the page.”

(“Certains disent : “donnez aux clients ce qu’ils veulent”. Mais ce n’est pas mon approche. Notre travail est d’imaginer ce qu’ils veulent avant même qu’ils y pensent. Je pense à ce que Henry Ford a dit un jour : “Si j’avais demandé aux clients ce qu’ils voulaient, ils m’auraient dit : ‘un cheval plus rapide !’ Les gens ne savent pas ce qu’ils veulent jusqu’à ce que vous leur montriez. C’est pourquoi je ne m’appuie jamais sur les études de marché. Notre tâche est de lire des lignes qui ne sont pas encore inscrites sur la page.”)

En ce sens, le design numérique propose de donner une place plus vaste à la compréhension du contexte et à l’observation des comportements réels des utilisateurs. Il s’agit d’« identifier les parties prenantes et les détenteurs de savoir réels pour les impliquer » (Jean-Louis Frechin). Cette approche est comparable en certains points à celle du goal-directed design d’Alan Cooper, qui combine l’observation ethnographique, les interviews de parties prenantes et les scénarios d’usage. A ceci près que la modélisation des connaissances issues de la recherche utilisateur comme les personas, experience map etc. ne fait pas partie de la démarche du design numérique. L’aboutissement plutôt qu’une somme de features est une représentation claire des objectifs des utilisateurs fondée sur l’observation directe.

Le design numérique articule 3 dimensions qui offrent un espace de création fécond : les situations (le contexte, l’environnement dans lesquels prennent place les usages), les interactions (création d’un dialogue entre les humains et les machines) et les représentations (le langage des interfaces, avec de multiples parcours possibles). Plutôt que des scénarios balisés et linéaires, il préfère des scénographies d’usages ouvertes, qui offrent un potentiel d’actions et différents chemins possibles, pour enrichir et non appauvrir le sens.

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Benoît Drouillat
Designers Interactifs

Head of Design Saint Gobain | President *designers interactifs*