Ré-infuser une culture graphique dans les produits et services numériques

Benoît Drouillat
Designers Interactifs
4 min readDec 1, 2019
Susan Kare, Apple’s “Macintosh Artist,” relaxes at her desk in 1984. © Norman Seeff

La conception centrée sur l’utilisateur (user centered design, UCD) est aujourd’hui un standard pour le design de produits et de services numériques. Elle a été imaginée par Donald Norman et Stephen Draper pour contre-balancer la conception centrée sur la technologie. De nombreuses technologies sont à la base de nouveaux usages : la blockchain, le machine learning, le cloud computing, la réalité virtuelle… Le design peut être le pont jeté entre ces technologies et leurs usages.

L’écueil de la conception centrée sur l’utilisateur telle qu’elle est utilisée en Amérique du Nord et en Europe aujourd’hui est qu’elle substitue sans nuance l’application de méthodes et de réponses standardisées à la démarche sensible de création du designer. Rares sont les voix qui s’élèvent pour s’en distancier.

Jean-Louis Frechin a développé une critique argumentée de ce qu’il considère être

“des réponses à des problèmes partiels, faciles à objectiver, des prothèses incomplètes érigées en dogme.” (Le design des choses à l’heure du numérique, FYP, 2019, p. 134)

Apple Mac OS, Susan Kare

De son propre aveux, Donald Norman a aussi pointé les faiblesses de la conception centrée sur l’utilisateur. Il en donne 3 raisons : tout d’abord, l’utilisateur ne peut être universel, c’est “une cible en mouvement”. Ensuite, une somme de besoins, d’attentes, d’opinions et de ressentis ne font pas un produit. C’est en revanche l’observation des activités des utilisateurs qui instruit la phase d’écoute et de recherche. Enfin, trop d’attention aux besoins et leur traduction littérale dans la conception peut retirer sa cohésion au design et ajouter une complexité inopportune. De même qu’il n’est pas une somme de features, le design d’un produit ou d’un service ne peut s’appuyer sur la parole des utilisateurs. Ainsi, “les utilisateurs sont objectif et une ambition, ils ne sont pas la solution”, pour reprendre Jean-Louis Frechin (op. cit., p178).

Pour résumer,

Les méthodes d’UX recouvrent plus de spéculations que de réalités et pas assez de design de création. (Op. cit., p136)

C’est ainsi à nous, designers numériques, qu’il revient d’imaginer une démarche qui soutienne réellement l’ambition créatrice pour créer l’esthétique numérique qui manque au XXIè siècle. Dans l’approche de conception centrée sur l’utilisateur, usages, forme et esthétique de l’interface sont traités comme des points d’entrée différents du projet. J’en veux pour preuve la segmentation artificielle des compétences entre UX et UI designers. Il s’agit au contraire d’articuler et d’harmoniser ces composantes dans une approche de création globale.

Pire, où est passée la culture graphique au sein des projets ? Ne l’avons-nous pas sciemment reléguée au second plan ? Enseigne-t-on encore le design graphique dans les écoles où on forme les UX designers, designers d’interaction et designers de services ? Brad Frost a remplacé Cassandre, Muriel Cooper, Susan Kare ou Ruedi Baur. A force d’industrialiser le design de nos projets, lean ux par-ci, design system par-là, nos productions se sont effacées et affadies derrière l’expérience censée devenir l’alpha et l’omega des produits et des services numériques. Cette absence de saveur est largement perceptible dans les produits de nos start-ups qui témoignent aussi d’une perte de symbolique et de sens. Il est regrettable de constater que le design numérique n’a pas produit ce que Des Signes, Fanette Mellier, M/M Paris et beaucoup d’autres sont au design graphique. (Re)prendre un abonnement à l’excellente revue étapes: devient urgent, tout comme il faut nous remettre en question.

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Benoît Drouillat
Designers Interactifs

Head of Design Saint Gobain | President *designers interactifs*