Biotechs en phase précoce et Accès au Marché, un enjeu stratégique

Alexandre Demailly
Digicare
Published in
6 min readJun 8, 2020

A la fin du mois de Mai 2020, France Biotech, l’association des entrepreneurs de l’innovation en santé en France, a annoncé la création d’un groupe de travail « Market Access » destiné à replacer cette thématique, trop souvent délaissée ou mal appréhendée par les entreprises en phase précoce, au cœur des différentes préoccupations de l’écosystème Biotech. La prise en compte des problématiques d’accès au marché peut avoir des conséquences majeures sur le plan de développement d’un produit et être, in fine, une question de vie ou de mort pour une entreprise. Ainsi, nous devons saluer cette initiative majeure et pionnière d’un acteur de l’écosystème en faveur de la sensibilisation aux enjeux de l’accès au marché et espérer qu’elle sera la première d’une lame de fond conduisant à une implémentation opérationnelle de ces problématiques au sein des start-up santé.

L’objectif de cet article, s’adressant aux entrepreneurs d’aujourd’hui et de demain, est de contribuer modestement à ce mouvement.

Il nous apparaît tout d’abord nécessaire de rappeler l’intérêt de développer une stratégie d’accès au marché dans les biotechs. Dans le passé, les entreprises pharmaceutiques commençaient traditionnellement à développer une stratégie d’accès très tardivement : à partir de la fin de la phase III, après que l’essentiel des développements cliniques menés ne fut axé que vers l’obtention des autorisations de mise sur le marché. La logique de ce paradigme pouvait alors se résumer caricaturalement de la manière suivante : « Pourquoi donc dépenser temps et argent à préparer l’accès au marché d’un produit qui ne sera peut-être pas approuvé par les autorités régulatrices ? », comme l’expliquait Colin Wight dans son article « Why Biotech needs to get Market Access Right » en 2017. En raison d’un coût accru de l’innovation scientifique et de payeurs autour du globe de plus en plus exigeants, ce paradigme a désormais volé en éclat dans des grandes entreprises pharmaceutiques, au sein desquelles, la stratégie d’accès au marché est impliquée de plus en plus tôt dans le développement du médicament, comme l’illustre le schéma présenté ci-dessous, issu du rapport « Ensuring access to medicines: How to stimulate innovation to meet patients’ needs? »

Le modèle particulier de création de valeur des Biotechs (n’allant généralement pas jusqu’à la commercialisation de leurs produits en raison de collaboration avec les entreprises pharmaceutiques de grande taille, à travers le rachat notamment), et leur schéma de financement (les investisseurs en seed ou série A, au stade de développement précoce de l’entreprise, sont amenés à sortir du capital avant la commercialisation du médicament et n’envisagent donc pas la chaîne de valeur dans sa totalité) ne doivent pas être des freins à l’adoption de cette nouvelle manière d’appréhender l’accès au marché, plus intégrée au développement du médicament.

En effet, développer, préparer et travailler l’accès au marché très en amont pour des biotechs, en se posant très tôt la question de la génération des preuves médico-économiques, par un design d’essais cliniques adaptés notamment, peut avoir un impact massif sur plusieurs points :

  • De nombreuses publications ont démontré qu’une utilisation précoce de l’évaluation médico-économique (se définissant comme une analyse comparative de différentes stratégies thérapeutiques sur la base de leurs coûts et de leurs résultats en santé) pouvait rationaliser les dépenses de R&D, ce qui est un enjeu majeur dans les biotechs, qui ont des time-to-market extrêmement longs et des dépenses massives dans ce secteur. N’est-il ainsi pas judicieux d’arrêter ou de modifier le développement d’un projet dont on sait qu’il s’adressera à des patients dont le besoin médical sera entièrement couvert lorsqu’il arrivera sur le marché ?
  • De manière moins instinctive peut-être, mais dans la droite ligne de la rationalisation de la R&D, les questions de propriété intellectuelle, qui sont primordiales pour la construction de la valeur d’une entreprise de biotech, peuvent également être éclairées ou réorganisées à l’aide de connaissances médico-économiques.
  • Enfin, d’un point de vue plus business peut être, et même si comme nous le disions, la chaîne de valeur est souvent décomposée en plusieurs investisseurs successifs, le fait de mettre en place très tôt une stratégie de génération de preuves médico-économiques ne pourra qu’éclairer et renforcer la proposition de valeur de la biotech lorsqu’elle cherchera des partenaires commerciaux ou des investisseurs.

Les différentes études réalisées sur le sujet, auprès des entrepreneurs montrent que la plupart d’entre eux ont connaissance de ces différents enjeux et la volonté de mettre en place une stratégie d’accès au marché data-driven. Pourtant, ils sont encore peu à le faire en phase précoce. Nous pouvons expliquer cela par différents facteurs :

  • Un problème de capital humain et financier, qui tend à s’effacer à mesure que l’entreprise progresse dans le développement de ses produits mais qui est particulièrement prégnant à un stade précoce. La sous-traitance à des entreprises de conseil, très pratiquée par les jeunes Biotechs, l’est davantage pour des points réglementaires ou cliniques directement indispensables à la survie et à la progression de l’entreprise.
  • L’ancrage écosystémique local très fort de la plupart des biotechs françaises est incontestablement une force mais ne doit pas les priver de vision internationale. Il peut s’avérer complexe pour une Biotech française d’informer le développement de son produit en fonction des exigences, opportunités et implications de potentiels marchés étrangers très importants, asiatiques par exemple.
  • L’incertitude relative à la technologie développée : le caractère particulièrement innovant des produits et la construction très progressive des preuves d’efficacité clinique mais aussi de qualité de vie offerte aux patients, sont des freins au développement de modèles médico-économiques précoces.

Le développement de ces modèles médico-économiques précoces, encore peu démocratisés dans les biotechs françaises, est un enjeu pourtant majeur de la mise en place opérationnelle des stratégies d’accès au marché. Les différences entre les modélisations précoces et les modélisations classiques destinées à démontrer la valeur des produits et à se positionner en support aux négociations des prix et des modalités de remboursement, sont nombreuses et ont été abordées par plusieurs auteurs. Nous pouvons citer : l’horizon de temps et les destinataires du modèle, les décisions que le modèle permettra de prendre, les influences sur la performance de la technologie développée et les données intégrées au modèle. Par ailleurs, son caractère évolutif à mesure de la progression du développement clinique du produit est également un particularisme notable.

Ainsi, le nombre et l’importance de ces différences font de la modélisation médico-économique précoce une discipline à part, sur laquelle il pourrait potentiellement être intéressant de multiplier les travaux, à la fois venant des payeurs et des industriels de manière à aider les start-ups à relever le défi de la mise en place de modèles de ce type. Parmi les autres propositions que nous pourrions faire afin de favoriser l’implémentation de stratégies précoces d’accès au marché, nous pourrions également imaginer l’invention de nouveaux modèles collaboratifs permettant le partage de ressources et compétences humaines entre plusieurs entreprises innovantes. Enfin, l’un des points les plus importants sera probablement le soutien de l’écosystème (qui devra intégrer de plus en plus dans ses réseaux des sociétés spécialistes des stratégies précoces d’accès). Ainsi, l’initiative de France Biotech que nous évoquions en début d’article est précieuse car elle est la première et ne sera, espérons-le, pas la dernière.

Les réflexions présentées dans cet article sont majoritairement issues de mon mémoire « Stratégies d’Accès au Marché et Start-up Santé : un panorama de la production de preuves médico-économiques au sein des entreprises de HealthTech françaises », mémoire soutenu dans le cadre du Master EMAM de l’Université Paris Dauphine et disponible sur demande. L’ensemble des opinions présentées dans cet article rédigé pour le média Digicare me sont personnelles. N’hésitez pas à m’envoyer un message sur LinkedIn pour me faire part de vos avis et commentaires ou pour discuter du sujet !

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