U-Me New Media Digital Humanities Week THATCamp, University of Maine 2013

À l’école des humanités numériques

Ce texte accompagne un échange avec des membres de la communauté éducative (formateurs, professeurs, cadres) autour de la manière dont les humanités numériques interrogent la posture de l’enseignant.

Franck Bodin
Digital Praxis
Published in
11 min readDec 6, 2016

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Au commencement étaient les humanités

Le courant humaniste apparaît dans le courant du XIVème siècle dans un occident qui s’apprête à entamer sa “Renaissance”. Pétrarque (1304–1374), poète et érudit florentin, parcourt l’Europe d’alors. Au cours de ses voyages il retrouve d’anciens textes de Cicéron, rencontre savants et lettrés de son temps et fait l’éloge de la philologie. Son projet consiste à :

“retrouver le très riche enseignement des auteurs classiques dans toutes les disciplines et, à partir de cette somme de connaissances le plus souvent dispersées et oubliées, de relancer et de poursuivre la recherche que ces auteurs avaient engagée.”: Alain Artus.

Altichiero (1330–1395) : Portrait of Francesco Petrarca

Les humanités naissent de l’étude des textes antiques, de la confrontation des savoirs et des enrichissements apportés par les lettrés du XIVeme aux travaux des anciens. Cette révolution culturelle s’appuie ensuite sur une révolution technologique qui favorise sa diffusion : l’invention de l’imprimerie. Gutenberg est à l’origine de nombreuses innovations qui lui permettent de mettre au point la presse à imprimer. Le 23 février 1455, La Bible de Gutenberg ou « Bible latine à quarante-deux lignes » (B42) est le premier livre imprimé en Europe à l’aide de caractères mobiles.

Une évolution continue des technologies du livre

Dans l’histoire de la construction et de la diffusion des savoirs, technologies du texte et révolutions épistémologiques coïncident et s’alimentent l’une l’autre. Cette dynamique trouve un de ses aboutissements au XVIIIeme siècle avec la publication de l’ Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers. Cet ouvrage, où dialoguent l’ensemble des disciplines et des techniques, est aussi le fruit d’un idéal de diffusion et de partage de la connaissance, propre aux Lumières et hérité des humanistes.

Encyclopédie, ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers

Très tôt, dans son histoire encore récente, l’informatique a permis un encodage, une mémorisation, une restitution et une exploitation du texte. C’est le sens de l’apport des travaux de Roberto Busa au monde de l’informatique. Plus qu’un outil de production et de diffusion de l’écrit, le numérique (c’est-à-dire la capacité technique à mettre en nombre le monde) est un environnement de lecture à part-entière. Lire avec le numérique c’est la possibilité de consulter, rechercher, annoter, exploiter, traiter, partager, mémoriser… un texte ou un corpus. À titre d’exemple, Réseau Canopé propose aux enseignants des formations sur la lecture en environnement numérique. En tant que technologie du texte, le numérique interroge donc notre rapport au savoir et redéfini de manière contemporaine l’approche humaniste.

Kenneth Goldsmith rappelle à quel point Internet n’est que texte, à quel point il est important de s’interresser à au contexte et à aux modalités de composition du texte.

Parfois, la démarche constistant à prendre en compte le processus de création du texte prime sur l’écriture en elle même, au sens ou elle instaure un nouveau rapport à l’écrit au point d’augmenter l’acte de lecture lui même. Sur ces nouveaux objets les médiateurs et leurs dimensions pédagogique les médiateurs de Réseau Canopé sont déjà au travail. Ils proposent dispositifs et formations :

Les humanités devenues numériques

Définir ce que sont les humanités numériques aujourd’hui nécessite de se référer au texte fondateur du mouvement : le manifeste des Digital Humanities traduit en 2010 lors du That Camp de Paris, publié en 2011 et mis à jour en janvier 2012.

https://tcp.hypotheses.org/318

Il y apparait que les humanités numériques naissent du

“… tournant numérique pris par la société (qui) modifie et interroge les conditions de production et de diffusion des savoirs.”

Le numérique se définie à partir de son caractère pervasif. Comme l’indique Dominique Boulier : il concerne l’ensemble de nos activités et par voie de conséquence :

“… l’ensemble des Sciences humaines et sociales, des Arts et des Lettres.”

Par ailleurs, il peut-être utile de compléter ce propos en indiquant que les humanités numériques convoquent et interrogent nécessairement de nombreuses disciplines et de techniques connexes. Ces dernières sont, elles aussi, interpellées par le contexte transciplinaire propre au numérique : informatique (programmation) , mathématiques (algorithimie), sciences de l’information, design... Ce que laisse entrevoir le paragraphe suivant spécifient qu’elles…

“…désignent une transdiscipline, porteuse des méthodes, des dispositifs et des perspectives heuristiques liés au numérique dans le domaine des Sciences humaines et sociales.”

On notera enfin que les évolutions épistémologiques, repérées et travaillées par les humanités numériques, trouvent leurs origines dans les environments numériques eux-même. En temps que technologie du texte, le numérique redéfinie bien l’économie contemporaine du savoir.

Outre sa proposition de définition, le manifeste à l’initiative de Jeffrey Schnapp s’appuie sur un certain nombre de valeurs proches de celles aux fondements de l’École républicaine. Les signataires du document se constituent en :

“communauté multilingue et multidisciplinaire”

Il s’agit donc d’une communauté accueillante où, à la manière de l’Encyclopédie, chaque discipline et chaque technique issue de l’intelligence humaine peut occuper une place. Chaque contributeur potentiel est également accueilli, sans aucune distinction. Les participants travaillent au…

“…progrès de la connaissance, (au) renforcement de la qualité de la recherche dans nos disciplines, et (à) l’enrichissement du savoir et du patrimoine collectif…”

Il apparait donc incontournable de promouvoir un

“accès libre aux données et aux métadonnées”

et d’en favoriser

“la diffusion, (..) la circulation (le) libre enrichissement”

Chercheur, enseignant, élève, chacun peut à son niveau d’intervention bénéficier et surtout particper à l’enrichissement et à la production du savoir, à travers les environnements numérique, en toute rigueur scientifique et méthodologique.

Par conséquent, les humanités numériques peuvent être définies comme le propose Elie Allouche par

“un effort/projet collectif tourné vers intelligence du numérique, mise au service des savoirs et de la culture”

Il s’agit donc d’une démarche encore en construction. Par voie de conséquence, elle implique une posture à la fois volontariste, active, réflexive et critique de la part des acteurs de l’Ecole.

Les humanités numériques une approche inspirante du numérique à l’école

Avec les Humanités Numériques, il s’agit de mettre le numérique à la hauteur des enjeux portés par les missions de l’École (construction et diffusion des savoirs, lien avec la recherche, éducation à l’esprit critique et formation du citoyen, nouvelles formes de patrimonialisation, etc.)

Elie Allouche

Les approches des humanités numériques sont une source d’inspiration et de réflexion pour l’école. S’il n’est pas possible de transposer directement les travaux et la méthodologie des humanités numériques dans la classe. Il est possible d’en produire une synthèse spécifique et d’en proposer une adaptation afin de donner du sens aux démarches pédagogiques intégrant le numérique comme environnement de travail. Il s’agit bien de dépasser la compréhension technisciste du numérique associée aux outils, aux infracstructures, aux objets, aux services pour placer l’élève dans une démarche d’apprentissage par la pratique de “learning by doing, immergé au sein un environnement devenu numérique.

Un milieu, une culture, un espace d’expression de valeurs

Cette approche méthodologique proposant une visée émancipatrice impose non seulement une prise de hauteur par rapport à la dimension technique du numérique, mais elle suppose également de se projeter dans une approche constructive du fait numérique sans le réduire à la dépendance excessive, consumériste et dévitalisante qu’il peut engendrer.

Les Humanités Numériques envisagées dans un contexte scolaire s’inscrivent dans une vision où le numérique est envisagé comme un phénomème global qui permet à l’élève d’entrer en société, de se faire citoyen, de se construire et de participer à une culture commune.

Comme le précise Bernard Stiegler, le numérique est un “Pharmakon” : Un poison (aliénation) et un remède (transindividuation). Selon Dominique Cardon, il est aussi une culture (un espace de création, de lien, un commun). C’est dans cette perspective que le rapport Jules Ferry 3.0 livre ses conclusions et propose des pistes pour envisager concrètement ce que pourait-être une déclinaison des Humanités Numériques à l’École.

Que nous dit le rapport ?

Dans ces recommandations les auteurs insistent sur la nécessité de développer et d’enseigner les littératies numériques. Ce travail s’opère dans les discipline en agissant directement au sein des milieux numériques. Le site québecois Habilo Medias propose une définition des littératies numériques

La littératie numérique n’est pas une catégorie technique qui décrit un niveau fonctionnel minimal de compétences technologiques, mais plutôt une vaste capacité de participer à une société qui utilise la technologie des communications numériques dans les milieux de travail, au gouvernement, en éducation, dans les domaines culturels, dans les espaces civiques, dans les foyers et dans les loisirs.

https://habilomedias.ca/litt%C3%A9ratie-num%C3%A9rique-et-%C3%A9ducation-aux-m%C3%A9dias/informations-g%C3%A9n%C3%A9rales/principes-fondamentaux-de-la-litt%C3%A9ratie-num%C3%A9rique-et-de-l%C3%A9ducation-aux-m%C3%A9dias/les-fondements-de-la-litt%C3%A9ratie-num%C3%A9rique
https://habilomedias.ca/litt%C3%A9ratie-num%C3%A9rique-et-%C3%A9ducation-aux-m%C3%A9dias/informations-g%C3%A9n%C3%A9rales/principes-fondamentaux-de-la-litt%C3%A9ratie-num%C3%A9rique-et-de-l%C3%A9ducation-aux-m%C3%A9dias/les-fondements-de-la-litt%C3%A9ratie-num%C3%A9rique

En lien avec cette définition les recommandations 6 et 7 du rapport indique l’importance de :

Recommandation 6

Prévoir au moins un projet coopératif appuyé sur des outils numériques par classe et par année

Les chefs d’établissement ont la responsabilité d’accompagner de tels projets, d’identifier et de pérenniser ces collaborations.

Favoriser les situations pédagogiques dans lesquelles les élèves sont à l’initiative et s’adressent à l’extérieur de l’école à partir de leur travail coopératif

Recommandation 7

Encourager et systématiser les expériences de publication dans les établissements notamment autour de sites Web, de blogs, de réseaux sociaux pérennes, d’ENT…

Former les élèves à l’usage des licences ouvertes (de type Creative Commons) et aux décisions éditoriales qu’elles impliquent (ré-utilisation, partage, circulation) et en regard à réfléchir aux usages de documents sous régime de propriété exclusive.

En terme de formation au numérique en direction des publics enseignants les auteurs ajoutent :

Recommandation 8

Former les équipes pédagogiques, notamment dans le cadre des ESPE, mais aussi au titre de la formation continue, à l’usage et l’enrichissement des biens communs de la connaissance.

Participer à un travail autour des communs permet, en premier lieu, de donner un sens à son action au sein des milieu numériques. C’est aussi, dans un deuxième temps en appliquer et en construire positivement les rêgles et participer à une oeuvre intellectuelle qui dépasse le seul individu. C’est donc aussi participer à un processus d’individuation. C’est à dire qu’en construisant avec les autres une oeuvre collective, il devient possible de développer et de se réaliser soi-même. Telle est l’analyse que livre Bernard Stiegler à travers sa lecture de Gilbert Simondon. Ces réfexions traversent déjà un certain nombre de propositions formulées au sein de Réseau Canopé sous l’idée de Classe Contributive.

Sketchnote réalisée par Marine Bantignies https://twitter.com/marinebtgs?lang=fr

Si le questionnement autour des Humanités Numériques à l’école interroge les approches du fait numérique, il interpelle également les continuums de la classe (temps/espace/société), la perméabilité des disciplines et le positionnement de l’enseignant. Sur ce point c’est un autre rapport qui vient outiller la réflexion de l’enseignant et du formateur.

https://cache.media.education.gouv.fr/file/2017/55/1/IGEN-Rapport-2017-056-Repenser-forme-scolaire-numerique-nouvelles-manieres-apprendre-enseigner_849551.pdf

Depuis novembre 2020 le ministère ouvre un GTNum consacré à la question des Humanités Numériques à l’École

Vers un dialogue des disciplines : intégrer la démarche de recherche dans la classe

Dans un article publié en octobre 2019 sur le site de Réseau Canopé, Nicolas Turquet précise que

l’humanisme numérique consiste, avant toute définition savante, à replacer l’humain dans un environnement de chiffres, de données, et à veiller à la préservation d’un héritage culturel sur lequel on pense à tort que le numérique ne pourrait agir qu’en force nocive. (…) Toutefois, cela suppose le développement de nouvelles compétences pour des élèves apprentis chercheurs qui doivent pouvoir renouveler leur approche des humanités voire d’en créer de nouvelles.

et complète son propos par une réfexion sur la posture de l’esnseignant.

L’ethos de l’enseignant se trouve profondément modifié : n’étant plus le seul détenteur du savoir, l’enseignant doit non seulement transmettre des savoirs et des méthodes, mais accompagner la démarche de recherche de l’élève, qui se prolonge en dehors de la classe. Il doit endosser un nouveau rôle, être à la fois repère et guide ; il doit être stratège pour conduire l’élève à appréhender le numérique comme outil et objet de réflexion, l’inviter, de surcroît, à comprendre, à éprouver et à maîtriser son environnement.

https://www.reseau-canope.fr/nouveaux-programmes/magazine/numerique/humanites-numeriques.html

L’exemple de la démarche des savanturiers, initiée par le CRI (Centre de Recherches Interdisciplinaires) qui s’appuie sur la méthodologie de la recherche offre un cadreconcret et structurant. L’objectif du projet consiste à former

“…les élèves à la créativité du questionnement, à la rigueur de la recherche et à la coopération au service de l’intérêt commun. (…) former des citoyens humanistes et acteurs d’une société juste de la production et du partage des savoirs”

Des pratiques inspirantes

Des communautés à l’oeuvres

L’un des ressorts de ces projets consiste notamment à faire travailler les élèves (et les enseignants) en réseau. Les plateformes sociales numériques permettent aux élèves de correspondre avec les chercheurs. Par ailleurs. Des collectifs d’enseignants et de classes articulées autour du numérique se forment via ces structures. De nature ouverte et accueillante, ces communautés sont aussi le lieu d’une réflexion citoyenne propre à répondre aux exigences des programmes scolaires en matière d’éducation morale et civique.

Le dispositif EMC partageons en est un exemple

Cette structuration du travail en réseau, concerne bien entendu les professeurs eux-mêmes. Ici et là, avec le numérique, s’organisent des communautés d’enseignants de différentes natures autour des savoirs, des pratiques ou encore d’intérêts partagés. Comme l’indique Aurélien Berra dans une conférence consacrée à “… L’épistémologie problématique des humanités numériques” les communautés de pratique et de réflexion associant des professionnels d’horizons différents autour des usages du numérique jouent un rôle important.

Ici encore les professionnels de l’éducation ont une place à occuper et des éléments à proposer pour alimenter les débats autour des représentations, des médiations, des transmisions et des constructions du savoir avec le numérique.

De mini-laboratoires d’humanités numériques en classes

Apprendre c’est faire. Apprendre en faisant, faire pour apprendre. Réfléchir à ce que l’on fait, critiquer ce que l’on fait, en montrer à chaque fois les apports et les limites.

l’exemple des datasprints pédagogiques :

Des pratiques de classes créatives collaboratives et remix numériques

S’approprier des oeuvres numérisées issues du patrimoine pour, les travailler, les re-retravailler, enrichir et alimenter des communs

Documenter, représenter, cartographier, exploiter les gisements de l’open-science

Débattre, agir sur son territoire, prendre part

Et si nous documentions nos approches :

Via :

  • le GTN Humanités Numériques
  • une bibliothèque partagée

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