L’apport des humanités numériques à l’École

Franck Bodin
Digital Praxis
Published in
10 min readDec 10, 2016

--

Une mise en commun profitable à tous

L’apport le plus immédiat des humanités numériques en direction de la communauté enseignante consiste à ouvrir, par le numérique, les accès aux travaux de la recherche en matière de pédagogie. L’initiative de l’open édition ou édition ouverte, s’attache à publier dans un format ouvert et souvent gratuit les travaux proposés par les chercheurs, sous forme de carnets, de revues ou de livres numériques.

La richesse des publications mises à disposition permettent à l’enseignant d’enrichir sa réflexion dans l’ensemble de l’exercice de ses gestes professionnels : expertise disciplinaire, didactisation des contenus… en contexte numérique ou non. Parallèlement le caractère contributif de la plateforme invite le pédagogue qui le souhaite à participer au travail intellectuel. Il peut par exemple alimenter son propre cahier de recherche. En la matière, parmi de nombreuses autres, citons les propositions d’Elie Allouche et de l’IFÉ.

Les carnets traitant des questions pédagogiques côtoient les réflexions des scientifiques (médiologues, sociologues, philosophes) qui désormais publient une partie de leurs travaux sous licence ouverte. Ces derniers comme Louise Merzeau, Antonio Casilli et bien d’autres questionnent les mutations à l’oeuvre avec le numérique et livrent leurs réflexions au format creative commons sur des questions aussi centrales que les biens communs, l’identité numérique ou l’évolution du marché du travail…. Par cette mise en commun, ils éclairent de leur point de vue le travail des enseignants. Leurs apports permettent de comprendre les transformations anthropologiques, sociales, politiques, épisthémologiques, cognitives à l’oeuvre avec le numérique.

http://creativecommons.fr/

À titre d’exemple, outre ses analyses sur la notion de présence numérique, Louise Merzeau livre un point de vue très éclairant sur le statut de nos mémoires à l’âge du numérique. Sa réflexion interroge de fait le travail des enseignants dont l’une partie des activités repose sur la mémoire. La mémoire personnel de l’enseignant, des élèves, le travail de mémorisation sont bouleversés par les environnements numériques.

Le sociologue Antonio Casilli traite lui de la question du travail à l’heure du numérique à travers le concept de digital-working. En analysant le modèle des plateformes, il tente de déterminer qui travaille pour qui : l’usager, le service, l’annonceur. Ici, il est question d’émancipation du sujet numérique. Là encore, l’école est interrogée. Existe-t-il un enjeu à former des individus conscients, actifs et citoyens au sein des environnements numériques ?

Les enjeux éducatifs autour des disruptions numériques sont analysées très en profondeur par le philosophe Bernard Stiegler. Il appelle à une disruption positive articulée autour de la participation au domaine des communs. Ce que d’autres, à l’image d’Hervé Le Crosnier ou du collectif SavoirsCom1 désignent aussi par communs de la connaissance. S’agissant du domaine éducatif on pourrait même parler de commun de l’éducation.

Dans le cadre de ses activités pédagogiques, l’enseignant peut bien entendu mettre à disposition de chacun et soumettre à l’amélioration de tous ses propositions didactiques et ses cours grace aux licences ouvertes. Pour ce faire Réseau Canopé propose deux outils à la communauté enseignante :

  • Le service de scénarisation pédagogique Canoprof qui intègre les CC.
  • Le réseau social de co-création et d’échange de ressources Viaéduc.

La communauté des humanités numériques met à disposition de tous les résultats de ses travaux, sous forme de services et de logiciels qui peuvent accompagner les activités des enseignants en leur permettant collectivement d’écrire, de publier annoter. Antoine Courtin dresse dans un tableau, inspiré de la chimie, un panorama typologique de ces ressources et/ou outils :

Antoine Courtain https://medium.com/@seeksanusername/tableau-p%C3%A9riodique-des-outils-ressources-pour-les-humanit%C3%A9s-num%C3%A9riques-43da3f5ff9ff#.xwumdssb7

S’inspirer des travaux des Humanités Numériques pour travailler à l’École

Comme le souligne Elie Allouche :

le numérique (est) à la hauteur des enjeux portés par les missions de l’École (construction et diffusion des savoirs, lien avec la recherche, éducation à l’esprit critique et formation du citoyen, nouvelles formes de patrimonialisation, etc.)

Catherine Becchetti-Bizot, Inspectrice Générale de Lettres, remarquait, lors de l’édition 2016 du salon Éducatice, que le numérique est un environnement permettant de formaliser la prise de distance réflexive :

Les approches des humanités numériques sont une source d’inspiration et de réflexion pour l’école. S’il n’est pas possible de transposer directement les travaux et la méthodologie des humanités numériques dans la classe. Il est possible d’en produire une synthèse spécifique et d’en proposer une adaptation afin de donner du sens aux démarches pédagogiques intégrant le numérique comme environnement de travail. Il s’agit bien de dépasser la compréhension du numérique envisagé comme simple outil et de placer l’élève dans une démarche d’apprentissage par la pratique le : “learning by doing”.

Cette approche méthodologique se double d’une dimension émancipatrice. Apprendre en faisant au sein des milieux numériques c’est en intégrer les modes de fonctionnement, les règles, les limites, en percevoir les enjeux, notamment citoyens. Cette dimension collective et sociale, se cristallise par exemple dans la production de contenus patrimoniaux à destination de tous.

Concrètement des démarches sont déjà initiées dans les écoles et les établissements du second degré.

Intégrer la démarche de recherche dans la classe

La démarche des savanturiers, initiée par le CRI (Centre de Recherches Interdisciplinaires) s’appuie sur la méthodologie de la recherche. L’objectif du projet consiste à former

“…les élèves à la créativité du questionnement, à la rigueur de la recherche et à la coopération au service de l’intérêt commun. (…) former des citoyens humanistes et acteurs d’une société juste de la production et du partage des savoirs”

Les projets menés avec des classes du premier et du second degré touchent des thématiques très diverses : le cerveau, le droit, l’histoire, jusqu’au numérique lui-même.

La démarche de recherche mise en pratique par les élèves repose sur 8 étapes clés :

S’appuyer sur le travail en réseau

L’un des ressorts de ces projets consiste notamment à faire travailler les élèves (et les enseignants) en réseau. Via les réseaux sociaux numériques il est notamment possible aux élèves de correspondre avec les chercheurs. Par ailleurs. Des collectifs d’enseignants et de classes articulées autour du numérique se forment via les réseaux numériques. De nature ouverte et accueillante, ces communautés sont aussi le lieu d’une réflexion citoyenne propre à répondre aux exigences des programmes scolaires en matière d’éducation morale et civique.

Le dispositif EMC partageons en est un exemple

Cette structuration du travail en réseau, concerne bien entendu les professeurs eux-mêmes. Ici et là, avec le numérique, s’organisent des communautés d’enseignants de différentes natures autour des savoirs, des pratiques ou encore d’intérêts partagés. Comme l’indique Aurélien Berra dans une conférence consacrée à “… L’épistémologie problématique des humanités numériques” les communautés de pratique et de réflexion associant des professionnels d’horizons différents autour des usages du numérique jouent un rôle important.

Ici encore les professionnels de l’éducation ont une place à occuper et des éléments à proposer pour alimenter les débats autour des représentations, des médiations, des transmisions et des constructions du savoir avec le numérique.

Vers des minis laboratoires d’humanités numériques dans les écoles

Apprendre c’est faire. Apprendre en faisant, faire pour apprendre. Réfléchir à ce que l’on fait, critiquer ce que l’on fait, en montrer à chaque fois les apports et les limites.

Parmi les nombreuses productions des humanités numériques un certain nombre proposent via l’exploitation de données ouvertes, des visualisations qui permettent de mieux rendre compte, voir d’augmenter les possibilités de comprehension des phénomènes. Sur son blog, Martin Grandjean met à disposition ses travaux en la matière.

Frédéric Kaplan montre comment à partir de la numérisation de données et du traitement numérique calculatoire de fonds d’archives, il est possible de proposer une reconstitution historique d’une richesse inégalée.

https://fkaplan.wordpress.com/2013/03/14/lancement-de-la-venice-time-machine/

Ces données traitées et exploitées à l’aune de d’expertises multiples concernent l’ensemble des disciplines, jusq’aux arts

De manière plus modeste mais toujours interdisciplinaire, il est possible, en classe d’élaborer une multiplicité de visualisations de données.

Produire des cartographies au croisement des disciplines

En associant des outils de structuration d’informations généralement utilisés en mathématiques, comme les tableurs, à des services de cartographies propres aux géographes, il est possible de visualiser sous forme de cartes interactives des éléments du patrimoine et ou des informations puisées dans les oeuvres littéraires. Ce travail est déclinable en classe.

Ce type de proposition est par ailleurs mis en valeur lors du PNF lettres 2016 qui porte sur le récit.

Créer des infographies

Les productions d’infographies informatives sont à la jonction des spécialités qu’elles éclairent et des arts-appliqués. Objets d’un travail de design, elles convoquent des compétences de sélection d’information, d’analyse, de synthèse, de mise en forme propres aux nouvelles littératies à des compétences pointues de mise en forme visuelle et scénaristiques. Ce que certains désignent par le terme de storytelling.

http://brigitteprof.brigitteleonard.com/2016/08/18/maclasse2016-activite-twitter-partir-lannee-pied/

Ces infographies peuvent aussi être le résultat d’un travail de fouille numérique de textes, élaboré par la classe. En fonction des critères et des objectifs retenus il est possible de produire de nouvelles informations utiles à la compréhension, à l’analyse sémantique, voir stylistique d’un texte ou d’un corpus.

Exemple de résultat de fouille de texte à partir de l’outil en ligne Voyant Tools

Travailler pour les autres, c’est agir en citoyen numérique

Participer à la production de communs de la connaissance est un véritable enjeu. S’il peut être difficile de mettre une classe au travail autour de la rédaction d’un article de Wikipédia. Il reste de possible de travailler de manière plus simple, mais tout aussi riche à l’encyclopédie collaborative. La solution consiste par exemple à participer à l’enrichissement de Wikimedia Commons. Ce travail peut-être effectué par des élèves très jeunes, dès l’école élémentaire.

Cologne Hauptbahnhof as seen from the central platform of the main hall par Martin Falbisoner photo du jour du 03/12/2016

Participer à un travail autour des communs permet, en premier lieu, de donner un sens à son action au sein des milieu numériques. C’est aussi, dans un deuxième temps en appliquer positiviment les rêgles et participer à une oeuvre intellectuelle qui dépasse le seul individu. C’est donc aussi participer à un processus d’individuation. C’est à dire qu’en construisant avec les autres une oeuvre collective, il devient possible de développer et de se réaliser soi-même. Telle est l’analyse que livre Bernard Stiegler à travers sa lecture de Gilbert Simondon.

Valoriser une approche critique du savoir

Le travail pédagogique par l’analyse de controverses est une piste examinée dans l’académie de Creteil. Ce type de travail mené en interdisciplinarité depuis longtemps par les professeurs documentalistes est aujourd’hui mis à l’épreuve dans le domaine scientifique au collège et au lycée. A l’heure de la viralité numérique des rumeur, il s’agit d’une modalité de travail propre à développer chez les élèves des compétences efficientes et indsipensables en matière de littératies numériques. C’est à dire le lire/écrire avec le numérique.

Les appels autour des humanités numériques à l’école

À travers la France le Réseau Canopé soutient ou organise de nombreuses initiatives propres à donner du sens aux utilisations du numérique en classe parmi les plus connus, on retrouve en ligne une partie des travaux et des productions réalisées lors d’évènement comme :

D’autres sont organisés par le ministère de l’éducation nationale

Le Conseil National du Numérique appelle lui à la création d’un “bac humanités-numériques” dans son rapport “Jules Ferry 3.0, Bâtir une école créative et juste dans un monde numérique”

Des enseignants et des personnalités soulignent l’importance prise aujourd’hui par la thématique des humanités numériques et de la manière dont elle concerne l’École.

--

--