Je me raconte des histoires…
Ou l’importance des histoires dans notre réalité
« Non mais frère, lâche l’affaire, tu te racontes des histoires là… » Boum. La sentence est tombée.
Qui n’a pas vécu ce moment traumatisant, où un ami, soit disant pour ton bien, te fait comprendre que tout le scénario que tu as méticuleusement construit dans ta tête ne va, en fait, jamais se réaliser ?
On sait tous qu’il a raison, ce fameux pote, et pourtant, on s’entête à y croire, à tout ce petit cinéma : « Comment ça l’emoji palmier que la personne sur qui j’ai un crush depuis six mois m’a envoyé par texto ne veut pas dire qu’elle est folle amoureuse de moi et qu’elle veut fonder une famille acheter une maison et adopter un labrador au poil long ? Pardon ??? »
Mais alors, si c’est si mauvais pour nous de croire à ces mensonges, et si le retour à la réalité est si brutal, pourquoi continuons-nous à le faire ? Pourquoi le fait de raconter des histoires nous est-il si fondamental ? Après y avoir réfléchi, je me suis rendu compte qu’il y avait deux explications, paradoxales, et pourtant complémentaires.
La première chose, c’est que les histoires nous servent souvent à fuir une réalité trop difficile à supporter. Quand on parle d’histoire, on entend souvent le concept de fiction, c’est-à-dire littéralement l’inverse de la réalité. Les histoires sont des inventions, qui naissent de l’imagination : « Toute ressemblance avec des situations réelles ou avec des personnes ayant existé ne saurait être que fortuite. » Quand on va au cinéma ou qu’on lit un livre, c’est souvent parce qu’on ressent un besoin d’évasion. Alors on met pause sur notre vie pour aller visiter celle des autres, on quitte notre monde pour en découvrir de nouveaux. Dans le dernier épisode de la première saison de Dix pour cent, alors que l’agence ASK est au bord de la faillite, Arlette et Andréa, désemparées, décident d’aller au cinéma, cette fois-ci juste pour le plaisir. Arlette lance, comme une dernière lueur d’espoir : « Eh ba tu vois, quand ça va pas, y’aura toujours le cinéma ! » En cela, les histoires sont fondamentales à notre survie, toujours là pour nous divertir des moments les plus douloureux du quotidien.
Mais les histoires nous sauvent aussi d’une autre manière. Le philosophe allemand Nietzsche en parle lui-même. Pour ce nihiliste, le monde n’est qu’une forme de chaos, dénué de tout sens. Or, l’inconséquence et l’inutilité des choses peuvent être ressenties comme insupportables par beaucoup d’entre nous : « le mal est de trois sortes : le hasard, l’incertain, le soudain. » Alors, nous pouvons tous être tentés de devenir des « aquoibonistes », comme le chante Serge Gainsbourg. À quoi bon vivre, si rien n’a de sens ? Et c’est justement là qu’interviennent les histoires : ce sont des mécanismes de défense face à l’absurdité de l’existence, que Nietzsche appelle « la terreur de l’incompréhensible. » Se raconter des histoires, c’est tenter de donner un sens à ce qui n’en a pas, c’est apposer un semblant de logique et de causalité à ce qui n’est que pur hasard. On se berce d’illusions parce qu’on voit la réalité comme un cauchemar. C’est un peu comme le jeu auquel nous avons tous joué enfants, où il faut relier les points pour ensuite former un dessin : la vie n’est qu’une accumulation de points, et nous essayons de les relier entre eux pour faire apparaître une « bigger picture », qui donnerait l’impression rassurante d’une cohérence globale.
Les histoires sont donc une sortie de secours, quand la réalité nous plonge dans le stress et la détresse. Mais paradoxalement, raconter des histoires n’est pas qu’un moyen de fuir la réalité. C’est aussi un moyen de l’affronter.
En effet, on passe notre temps à chercher des histoires. Chercher des histoires, c’est chercher des problèmes, c’est poser des questions, et c’est espérer obtenir des réponses. Pour changer la réalité, on doit d’abord oser la voir telle qu’elle est. Et justement, l’impact d’un film, d’un livre ou d’une pièce dépend aussi de sa capacité à résonner avec notre réalité, pas seulement à nous en détacher. Une histoire nous touche parce qu’elle nous parle : elle est comme un miroir, qui en plus de nous refléter, nous permet d’avancer. Une bonne histoire, c’est celle qui nous montre tel qu’on est, mais aussi tel qu’on pourrait devenir.
En ce sens, la notion de catharsis est aussi fondamentale. C’est une manière de se connecter à son intériorité pour atteindre une forme d’authenticité. La fiction permet de débloquer des émotions qui ont pris leur source dans des expériences réelles. Les histoires sont donc, paradoxalement, un moyen de se rapprocher de la réalité.
Le philosophe Paul Ricoeur appuie cette idée dans son ouvrage « Temps et récits ». Il considère qu’il est nécessaire pour tout être humain de se raconter. Selon lui, vivre des expériences n’est pas suffisant : il faut en plus les narrer a posteriori, pour leur donner un sens, c’est-à-dire une signification aussi bien qu’une direction. « Les choses ne nous sont données que dans les récits ; dans ce sens l’homme est enchevêtré dans des histoires. » L’histoire est donc le passage obligé vers la réalité. Les deux fusionnent pour devenir interdépendants : l’une s’inspire de l’autre pour exister, et l’autre a besoin de la première pour s’ancrer avec force.
En conclusion, raconter des histoires permet de rendre la réalité à la fois plus supportable, et plus intense. C’est un moyen de prendre du recul face à la vie, dans un premier temps, pour ensuite l’appréhender avec plus de justesse. Alors, peu importe ce que te dit ton pote, il faut continuer de le faire. Juste histoire de.