Le dispositif de l’aveu : ce que Nekfeu doit à Saint-Augustin.

Se raconter est chose difficile et compliquée. Contrairement à notre apparence physique, relativement stable et reconnaissable, notre vie intérieure est un flot continu et instable de pensées, pulsions et émotions ; si bien que lui redonner une unité, la rendre compréhensible à autrui demande un véritable travail de construction du discours sur soi. Ce travail est d’autant plus difficile quand il s’agit de raconter nos recoins d’ombres, ceux que nous ne souhaiterions pas montrer à un inconnu. Longtemps encadré par le dispositif de la confession dans les sociétés occidentales de culture chrétienne, l’aveu de nos actes et de nos pensées inavouables n’a pas pour autant disparu avec la séparation de l’Eglise et de l’Etat. Une innovation dans la littérature pourrait bien être à l’origine d’un dispositif moderne de l’aveu, encadrant le difficile récit de nos représentations désagréables. Dans cet essai, nous tenterons d’effectuer une modeste comparaison entre l’oeuvre fondatrice de la tradition autobiographique, Les Confessions de Saint Augustin, et une sélection de passages dans l’oeuvre de l’artiste contemporain Ken Samara (Nekfeu). Le choix du rap comme objet d’étude n’est pas anodin ici : il est précisément, par sa dimension éminemment lyrique, une des formes d’expression contemporaines du moi les plus abouties. Il s’agira donc d’étudier ici ce que Samara, fer de lance de la nouvelle génération du rap français, doit au moine Augustin et au style de l’autobiographie pour le récit de l’insoutenable.

Force est de constater que nous vivons à l’heure de la narration continue de nos vies : nous feuilletonons nos vies dans nos stories Instagram, nous mettons en scènes nos succès personnels sur nos walls Facebook, nous glorifions et nous sanctionnons notre environnement proche ou lointain en 140 caractères. Nos nouvelles idoles sont des célébrités, dont les vies nous sont distillées chaque jour dans l’écosystème médiatique. Nous connaissons mieux la vie de l’américaine Kimberly Kardashian et ses déboires que celle de nos “amis” facebook. Pourtant, le premier homme moderne a avoir vouloir voulu se donner à voir était un père fondateur de l’église catholique : le moine Augustin d’Hyppone, né en 354 à Thagaste (actuelle Annaba, Algérie). Son oeuvre la plus connue, Les Confessions, est en effet le premier récit autobiographique de la littérature occidentale à proprement parler. Saint-Augustin, comptant parmi les plus grands esprits de son temps et primat de l’Eglise catholique, décide de s’y mettre à nu pour construire un modèle du “bon” chrétien dans une époque troublée de l’Empire Romain. Cet ouvrage fondamental pour l’émergence du moi en occident, articule les différents stades de la vie d’Augustin dans une auto-accusation et retrace le chemin d’un pécheur vers le bien et la foi, par la rencontre de Dieu et de la grâce. Par ce récit, Saint-Augustin souhaite se rendre utile à l’humanité en portant un regard rétrospectif sur sa vie et lui conférant un sens a posteriori.

Tel est le fruit que j’attends de ces confessions, où je vais me montrer, non tel que je fus, mais tel que je suis. […]. C’est donc à ceux que vous m’ordonnez de servir que je me montrerai, non pas tel que j’ai été, mais tel que je suis désormais, tel que je suis aujourd’hui […]. Voilà dans quel esprit je souhaite qu’on m’écoute.

Dans cet ouvrage, un passage en particulier attire notre attention : le vol des poires, intervenant dans le livre II qui retrace l’année des 16 ans d’Augustin. Dans ce passage, Augustin raconte le vol des fameux fruits avec une bande de jeunes vauriens, qu’il jettera ensuite aux porcs. Cette expérience fondatrice lui sert à montrer que l’homme peut faire le mal seulement pour jouir de faire le mal, sans nécessité. Comme le fruit goûté par la première femme et le premier homme, métaphore du péché originel, cet épisode romancé est un des premiers dispositifs d’aveu de la littérature française.

« Il y avait un arbre, un poirier, dans le voisinage de notre vigne, qui était chargé de fruits attrayants ni par leur forme ni par leur saveur. Nous allâmes en jeunes vauriens le secouer et le dépouiller au beau milieu de la nuit (où, suivant une malsaine habitude, la fin d’un jeu sur les places publiques nous avait conduits) et nous en retirâmes de grandes brassées ; elles n’étaient pas pour nos agapes mais plutôt pour jeter aux porcs, et même si nous en mangeâmes quelque chose, ce qui comptait alors pour nous fut la délectation de l’illicite »

En soit, l’épisode raconté par Augustin n’est qu’un événement anecdotique de sa jeunesse, avant sa découverte de la philosophie puis de la foi. Néanmoins ce petit méfait ne permet pas uniquement à Augustin de reconstituer une narration suivie et homogène de son vécu : cet épisode est prétexte à la démonstration de l’idée de la corruption naturelle de l’homme. Le dispositif d’aveu n’a donc pas pour finalité de reconstruire le récit en soi, mais de lui donner un sens et de l’insérer dans une histoire plus grande, de le rendre audible une réalité sourde, réprimée par le moi. Ainsi, dans la conception augustinienne, le récit de soi, et en particulier des parts d’ombres de la construction du moi, doit avant tout avoir une utilité au reste de l’humanité, sans quoi elle n’est que vanité. Les actes répréhensibles par la morale et par le sujet en lui-même deviennent donc acceptables en ce qu’ils constituent une leçon pour le reste des hommes. La mise en récit du moi sert alors un but pédagogique et esthétique en redonnant une cohérence au chaos des mouvements de l’âme.

Le rap, forme d’expression vocale ayant émergé aux Etats-Unis dans les années 1970 est un des reflets de l’émergence de l’hyper-individualisation dans nos sociétés contemporaines et de l’exacerbation du moi qui caractérise la contemporanéité. Parmi ses nombreuses influences, le style musical hérite d’une longue tradition lyrique et, parcequ’il fait la place belle à l’expression de l’individualité, de certains codes du style autobiographiques. Plus de 1500 ans après, on retrouve ainsi chez Ken Samara un dispositif d’aveu comparable à celui qu’invente Saint-Augustin.

Si chez Saint-Augustin il s’agit pour l’auteur de donner à voir ses pulsions libidineuses pour construire le modèle du chrétien, pour Samara il s’agit de construire un idéal du rappeur, figure moderne du poète lyrique. A travers divers textes, Samara semble crée une mythologie personnelle, passant par la sublimation d’un épisode de douleur dépassé, afin de projeter un double idéal de lui-même.

Dans Mauvaise Graine (Cyborg, 2016), on peut voir une construction du dépassement d’une agressivité fondamentale, servant l’émergence de la figure de “bon” artiste, qui est avant tout homme “bon”. Samara évoque dans le morceau deux épisodes de consultation psychanalytique, à six ans pour un comportement agressif et à seize ans pour un comportement de “mauvais garçon”.

À six ans, j’ai dû voir un psy, j’ai dû voir un psy
À seize ans, j’ai dû voir un psy, mauvaise graine

Le texte semble reproduire la structure freudienne de l’individu : un Ça agressif inconscient mené par les pulsions libidineuses, un Surmoi intériorisant les interdits parentaux et un Moi construit progressivement, garant de stabilité et de réussite individuelle. Le morceau illustre le travail de représentation et de rationalisation du moi pour libérer un savoir traumatisant : le jeune Samara est un individu irrationnel, agressif et impulsif. Dans le texte intervient la figure de la mère de Samara qui déplore ses tendances au vol et à l’agressivité. Le récit de Mauvaise mène alors à une rédemption car :

On est les mêmes sur scène ou en loge
Les mêmes, pieds nus ou en Nike
Mon ami, le talent, ils font qu’en parler, nous, on l’a

Par la mise récit de tendances agressives répressibles par le Surmoi et le Moi, Samara parvient à la construction d’une identité stable, se représentant en idéal de poète lyrique inspiré. La mauvaise graine devient arbre solide aux racines profondes, avec un moralité à laquelle le public peut s’identifier.

Parallèlement, dans Mal Aimé (Feu, 2015), Samara fait le récit d’un épisode dépressif se traduisant par une pulsion suicidaire.

Toute l’année sous pression, le corps agité de soubresauts
Ma mère m’a dit : “Arrête de t’érinter, faut que tu rentres tôt”
J’ai dit : “Oui, maman” et j’ai pris le prochain vol pour Toronto
À l’autre bout du monde, assommé sur un pont je pense à sauter
Quand soudain, sauvé, mon bigo se met à sonner
Ça me surprend, j’oublie mes tendances dépressives
J’oublie pourquoi j’étais sur c’pont pourtant c’tait précis

De la même manière, on retrouve la figure de la mère, puissance interdictrice, agent critique ainsi que le motif des tendances libidineuses entrant en conflit et provoquant un moi instable. Le morceau conclut sur une épiphanie, une renaissance de l’individu en artiste accompli ayant trouvé le chemin vers le bonheur, but ultime de la vie “bonne” selon Aristote :

J’avais des doutes mais maintenant
Toute l’année c’est le mois de mai

La construction de Mal Aimé est donc comparable aux Confessions de Saint-Augustin. Samara mobilise le dispositif d’aveu d’un épisode extrêmement douloureux, inacceptable et incohérent avec le désir de préservation du moi (la volonté de se suicider) pour redonner par le récit une utilité à ce passage : celle de l’accomplissement d’un destin d’artiste par la sublimation de la douleur inhérente à la confrontation du ça et du surmoi.

Dans Plume (Feu, 2016), la construction de la figure du poète lyrique apparaît très clairement puisque Samara déclare :

Alors j’ai épousé ma plume
Pour affronter les tempêtes et repousser la brume

Y’en a qu’une et elle m’absorbe
Comme la goutte d’encre sur laquelle j’mets l’accent

J’suis là pourtant mais j’suis absent, ouais
J’ai épousé ma plume

Samara crée donc Nekfeu, figure idéale du poète lyrique, double imaginaire lui permettant de surpasser l’instabilité permanente du sujet par la construction d’une projection immuable. Tous les épisodes douloureux ou honteux du moi trouvent alors une cohérence dans cette figure imaginaire , donnant une cohérence rétrospective aux comportements divergents du poète.

En somme, l’oeuvre de Saint-Augustin est loin d’avoir épuisé l’effet qu’elle a eu sur la culture Occidentale, puisque l’expression individuelle n’a jamais été aussi présente dans une société. L’invention de l’autobiographie est aussi celle d’un dispositif d’aveu permettant à l’individu de rendre utile le récit de l’inacceptable par l’esthétisation des épisodes chaotiques. Ainsi, quand Augustin créait le modèle du bon chrétien, sauvé par la foi et transformé par elle, Ken Samara crée une figure de poète lyrique idéal : loyal à ses amis, dévoué à son oeuvre et autorité morale. Par là, on comprend l’importance de la mise en récit pour l‘individu moderne : le récit de soi sert de repoussoir au chaos et permet la représentation d‘un moi idéal, indispensable à la stabilité de l’individualité, menacée en permanence de destruction. Il est donc essentiel pour l’homme de raconter des histoires, et en particulier de raconter la sienne. Le travail autobiographique suppose un public, qu’il soit réel ou fantasmé, et donc de mise en cohérence des évolutions chaotiques de notre vie intérieure, pour la rendre intelligible à autrui. C’est donc en supposant un regard extérieur que l’individu parvient à une forme de rationalité sur son intérieur, réflexivité que ne lui fournit pas le flux habituel de ses pensées, conscientes ou inconscientes. La mise ne récit introduit alors une forme d’événement pour l’individu, une occasion précieuse de projection qui pourrait expliquer pourquoi la société de l’hyper-individualisation raffole tant des histoires et industrialise leur fabrication : l’individu ne peut se maintenir quand dans la confrontation à l’altérité.

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Gaëlle Perrier
Digital storytelling & nouvelles écritures

Chief Tea Officer — Back from Mars —also writes stories sometimes -