Les jeux vidéos japonais, ou les derniers gardiens du story-telling vidéo-ludique.

Les Phantom Thieves de Persona 5, l’un des jeux-vidéos les plus acclamés de ces dernières années.

On parle souvent d’auteurs dans le cinéma, surtout lorsque c’est pour encenser le caractère artistique du medium et l’opposer aux aspects beaucoup plus commerciaux de films ayant pour volonté première d’amasser le plus d’argent (Scorsese serait définitivement en accord avec cette introduction). Ces auteurs repoussent les codes du story-telling pour proposer une vision unique sur des thèmes universels. Mais heureusement la figure de l’auteur n’est pas exclusive au cinéma, car un autre art vit également de figures emblématiques faisant avancer l’industrie vidéoludique vers une forme totalement nouvelle, innovante et exigeante de story-telling: le jeu vidéo.

Non, je ne vais pas vous parler de Call of Duty ou de World of Warcraft, qui malgré mon respect, ne partagent pas les critères d’appréciation des jeux dont je vais faire mention ici. Ici, je vais vous parler d’art, de vision, de risques. Les personnes auxquelles je vais m’intéresser s’appellent Hideo Kojima, Yoko Taro, ou encore Fumito Ueda. Ces personnes sont japonaises, et ont participé à ériger le jeu vidéo au même rang que le cinéma, la littérature, la peinture, ou la musique: au rang d’art. Mais qu’est-ce qui fait la spécificité des jeux vidéos japonais ? Qu’est-ce qui ancre un Final Fantasy VII dans l’histoire, lorsqu’un énième Battlefield se fait déjà presque instantanément balayer des mémoires ? Pourquoi l’histoire d’un Dragon Quest V, me touche plus que la campagne solo d’un Ghost Recon ? C’est parce que l’histoire, au premier sens du terme, est au coeur de la création pour les développeurs japonais.

Final Fantasy X a été mon premier jeu vidéo, sur Playstation 2. Sorti en 2001, le joueur suit le périple de Tidus, transporté 1000 après son époque actuelle détruite par l’entité démoniaque nommée Sin. Dans cette nouvelle temporalité, Tidus intégrera l’équipe de Yuna, une jeune invocatrice de créatures divines qui semble être la seule personne capable d’empêcher Sin de recommencer sa folie destructrice.

Final Fantasy X est peuplé de personnages uniques

C’est une quête se déroulant sur plus de 70 heures, qui peuvent rapidement tripler lorsque vous vous adonnez aux quêtes annexes qui enrichissent le récit. Mais pour vous engager dans un périple de plus de 200 heures, les équipes de Square Enix utilisent finalement des techniques très traditionnelles de la narration: une introduction accrocheuse, des personnages torturés et contradictoires tout en restant attachants, et bien sûr une histoire avec son lot de rebondissements et de surprises reposant sur une structure en 3 actes (un très long second acte, certes). Il n’y a finalement que l’interactivité qui ajoute une identification toute particulière au personnage. Au lieu de suivre Tidus, vous êtes Tidus. Vous ne regardez pas Tidus se faire briser le coeur lorsque Yuna est forcée à se marier à l’antagoniste. Votre coeur est brisé parce que votre dulcinée est piégée dans un mariage forcé.

Lorsque vous jouez à un Final Fantasy, l’histoire est au centre de l’expérience. Contrairement à bon nombre de jeux occidentaux qui pensent l’histoire au service du gameplay, ce qui finalement donne naissance à des jeux comme Fortnite ou Overwatch, les créateurs japonais eux voient la façon de jouer comme au service d’une histoire forte et émotionnelle. C’est également parce que les japonais ont une forte tradition orale autour des histoires, que leurs jeux traduisent aussi bien cet amour de la dramaturgie.

Mais qu’est-ce qu’une bonne utilisation de la dramaturgie, sans un univers derrière ? Le world-building des jeux japonais est un véritable travail d’orfèvre que ce soit dans leur direction artistique ou dans leur mythologie propre. Le monde de Yoko Taro, par exemple, est on ne peut plus unique. Créateur des jeux Dräkengard, NieR et NieR: Automata, Taro a presque créé un univers partagé entre ces trois jeux, tant ils se répondent thématiquement et esthétiquement. Ils partagent le même sens du fatalisme, du nihilisme mais dégage pourtant une telle humanité que ces jeux en deviennent tragiques. La volonté première de Taro, c’est de vous immerger dans un monde avec ses propres règles, sa propre faune et flore, ses propres sons … Seul le jeu vidéo permet une telle exploration d’un univers propre à son créateur. L’univers et l’histoire sont d’ailleurs les éléments les plus importants des jeux-de-rôles dit RPG, genre dans lesquels s’inscrit tous ces jeux portés par une vision artistique et narrative sans concession. Le genre du RPG permet d’endosser un rôle, et dele faire évoluer tout au cours d’une quête. Les japonais, notamment avec des sagas emblématiques comme Final Fantasy ou Kingdom Hearts (toutes d’ailleurs chapeautées par Tetsuya Nomura, un auteur), sont les maîtres de ce genre. C’est dans l’ADN du RPG, d’avoir une histoire puissante pour que le joueur s’investisse plusieurs heures dans le jeu.

NieR: Automata est une quête philosophique et existentialiste sur la place de l’Homme sur Terre.

Certaines œuvres ne respectent pour autant pas les règles de la dramaturgie classique, préférant s’en éloigner pour ajouter une certaine touche de poésie. Mais cela est toujours au service d’une volonté de raconter une histoire avant tout, et de provoquer des émotions à ses joueurs. Shadow of the Colossus, par exemple, propose à son joueur de tuer 12 Colosses gigantesques afin de sauver sa bien-aimée d’une terrible maladie. Assez linéaire, le jeu se démarque pourtant par une direction artistique mystique, brumeuse et atypique servie un gigantisme vertigineux. L’homme vs. Goliath, l’infiniment petit vs. l’infiniment grand … L’œuvre promet de grands combats épiques amplifiées par sa musique grandiose. Un homme derrière: Fumito Ueda.

Fumito Ueda est né en 1970, et s’est déjà imposé comme l’un des grands auteurs de la scène vidéo-ludique japonaise avec Ico et Shadow of the Colossus, tous deux sortis sur Playstation 2, puis The Last Guardian sur Playstation 4. Avec ses univers lumineux, mystérieux et mélancoliques, Ueda a dorénavant un style reconnaissable parmi les milliers d’œuvres qui existent aujourd’hui. Et n’est-ce pas le propre d’un auteur que d’avoir une voix unique ? Fumito Ueda ne cache d’ailleurs pas s’inspirer de l’art abstrait pour ses œuvres. Il déclare dans une interview qu’il pense l’art en termes d’idées, plutôt qu’en termes de représentations et que c’est en proposant des idées uniques qu’il a façonné l’esthétique de ses jeux.

Shadow of the Colossus possède une imagerie unique portée par Yoko Taro

L’émergence d’une telle voix dans une industrie qui est par essence en recherche constante de profit est un miracle. Mais le Japon est rempli de ses miracles. Le jeu vidéo, d’une façon encore différente du cinéma, est un art collaboratif. Plus de 800 personnes peuvent travailler sur le même jeu, mais alors, comment assurer une vision cohérente et forte du début à la fin du développement? En mettant des raconteurs d’histoires à la tête du développement des jeux, en mettant sa confiance en la créativité de ces auteurs … et c’est ce que le Japon fait. Beaucoup de jeux japonais ont un Creative Director directement issu de l’écriture et donc avec une forte expérience de la narration et du world-building. Hideo Kojima, par exemple, est un mastodonte de l’industrie. Créateur et scénariste de la saga à succès Metal Gear Solid, tous ses jeux sont imprégnés d’un univers unique, d’une galaxie de personnages inoubliables et d’une histoire à l’ampleur politique folle. Kojima a récemment sorti le jeu vidéo Death Stranding, encensé par la presse. Il est intéressant de voir la mention “A Hideo Kojima game” sur la jaquette, confirmant le rôle de capitaine de Kojima sur son jeu, pour finalement donner naissance à la proposition unique qu’est Death Stranding.

Les jeux occidentaux sont en retard sur ce point de vue. Un Call of Duty, un Fortnite ou même un Ghost Recon ne sont pas portés par des auteurs: ils sont portés par des entreprises, par des équipes. Ce n’est pas un mal en soi, mais rappelons nous que quelques centaines de personnes peuvent travailler sur le même jeu. Sans une ligne directrice, sans un capitaine de navire ayant une sensibilité artistique majeure, comment voulez-vous ne pas faire des jeux vidéos aseptisés, reposant sur les mêmes mécaniques et surtout ne provoquant aucune émotion. Les entreprises telles que Microsoft ou Sony ont beau tabler sur l’innovation, rien ne connectera mieux les joueurs à l’œuvre qu’ils ont entre les mains qu’une belle histoire, qu’un univers dépaysant et qu’une vision d’auteur forte créant une esthétique cohérente et satisfaisante.

Les jeux vidéos occidentaux possèdent une imagerie très similaire. Ici, Call of Duty: Modern Warfare (haut) et Ghost Recon: Breakpoint (bas)

Ajoutons tout de même une nuance. Récemment, j’ai pu ressentir avec des jeux occidentaux ce que les œuvres japonaises m’ont procurées: de l’émotion, de l’excitation et une immersion artistique totale. Cela a commencé avec The Last of Us, épopée survivaliste crépusculaire au cœur d’une Amérique gangrenée par des infectés. Le jeu est une expérience viscérale, possédant une histoire émotionnellement profonde et déchirante portées par des personnages superbement bien écrits. Le directeur créatif est Neil Druckmann, et c’est sa vision qui a donné naissance à The Last of Us. Dans la vidéo de la chaîne Youtube Lessons from the Screenplay, Michael Tucker donne une interview à Druckmann où il explicite de manière limpide sa vision de The Last of Us, sa compréhension des personnages mais surtout comment il utilise le medium du jeu vidéo pour créer une histoire émotionnelle. En utilisant l’interactivité rendue possible par la manette, Neil Druckmann connecte instantanément son audience avec ses personnages et les immerge dans son univers. La suite, on la connait tous: des ventes dithyrambiques, un accueil critique époustouflant et surtout un jeu qui ne quitte pas les mémoires des joueurs, malgré ses 6 ans d’âge.

Le jeu vidéo est le meilleur medium pour raconter des histoires. À travers son interactivité, il peut permettre au joueur d’être maître de ses actions et de vivre pleinement les émotions créées par ces oeuvres, tout en s’inscrivant dans une structure dramatique puissante. Mais encore faut-il mettre l’histoire, au coeur de ces oeuvres. J’ai toujours joué aux jeux vidéos pour les univers fantastiques dans lesquels ils m’imergeaient. Je me souviens encore de Midgar de Final Fantasy VII, d’Illusiopolis de Kingdom Hearts II où encore de cette planète détruite de NieR: Automata, et je reste persuadé que mes plus beaux moments devant ma console sont ceux qui ont été conçus par des auteurs, ayant une vision du monde provocante et radicale, mais nécessaire et stimulante. Le jeu vidéo se doit d’être le medium étendard du story-telling aujourd’hui, et il ne pourra le faire que lorsqu’il aura remis ses conteurs d’histoires au centre du processus de création.

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