LE RECIT DE L’INTIME EN PODCASTS

COMMENT RACONTER LES VIES ORDINAIRES DE PERSONNES EXTRAORDINAIRE?

« Notre condition est d’être une histoire qui se raconte, et dont tout le monde connait la fin » écrivait Jean Claude Carrière dans Tous en scène (2007). Raconter des histoires est une pratique qui remonte bien avant l’invention de l’écriture. En effet, la narration orale est un média qui s’est construit avec la parole elle-même.

Vous savez ? Ce besoin de parler, raconter, transmettre pour se souvenir, pour apprendre, pour la suite et pour les autres, pour les générations futures que nous sommes aujourd’hui.

LA RADIO, UNE INSPIRATION

Narration orale, parler, raconter, média… forcément, vous pensez audio et radio ? Et bien vous faites bien ! C’est sur ce chemin que je souhaite vous emmener.

Que vous soyez fan de feu Patrick Cohen sur France Inter, séduit par le ton agressif de Jean-Jacques Bourdin ou fasciné par l’impertinence d’Edouard Baer, la radio est un peu cette présence qui vous accompagne à des moments précis de votre journée, une présence que vous retrouvez avec plaisir à heure fixes. Dans un monde d’image, l’audio fait du bien, nous permet de faire plusieurs choses à la fois, nous distrait, nous informe, nous apprend. Sa plus grande force : cette capacité à nous raconter des histoires et à capter notre attention.

La fiction auditive existe depuis de nombreuses années : romans et feuilletons radiophoniques, correspondances de guerres… Autant de rendez-vous hebdomadaires qui ont rythmés le quotidien de nos grands-parents. Des histoires que l’on distillait lentement, au fil des semaines. On vous parle d’un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaitre… Aujourd’hui, il nous faut toujours plus, plus d’histoires, plus d’épisodes, plus d’anecdotes, plus de personnages.

UN MEDIA EN PHASE AVEC SON TEMPS

La radio s’est adapté à l’évolution de nos pratiques et de nos usages. Elle est devenue la source d’inspiration d’un format né au début des années 2000 : le podcast. Ce dernier s’appuie sur la force de l’audio pour assurer le lien entre une pratique antique : raconter des histoires, et un moyen de diffusion moderne : le numérique. Pour un bénéfice : pouvoir écouter nos histoires et émissions favorites à la demande. Une évolution technologique qui nous permet de lier storytelling et telling stories.

Ces nouveaux formats viennent se nicher dans les interstices du quotidien, moments autrefois dédiés au silence. A l’heure de l’infobésité, de la surmédiatisation, où nous sommes sur-sollicités, par les marques, la pub, les gens, tout le temps, en pleine bataille pour notre attention, le podcast est un format qui permet l’évasion. Parmi les thématiques les plus engageante, le récit de l’intime remporte l’adhésion du plus grand nombre.

RACONTER L’INTIME

Tendance directement importée des Etats-Unis, c’est un contenu qui rencontre un immense succès outre-manche, avec plus de 2,5 millions de téléchargements chaque semaine pour un podcast comme « This American Life ». Le concept est simple : une personnalité anonyme raconte un épisode marquant de sa vie personnelle.

Pourquoi raconter sa vie? Et qui ça intéresse?

L’être humain adore parler de lui-même. Dès les premiers temps de l’humanité, l’homme a cherché à se représenter, à trouver l’expression de lui-même, à symboliser son existence. La psychanalyse viendra au XIXe siècle explorer l’intime de l’individu.

« L’intime est le lieu où se noue et se joue le dialogue du corps et de l’esprit. Dialogue incessant dont j’ai souvent à peine conscience, qui s’effectue en sourdine, inspire ce que je suis ; il affleure à ma conscience, il peut se mettre en mots, m’ouvrant alors à un échange. Mais sa part le plus grand reste tapi à l’ombre de moi-même. Ce socle de solitude intérieure me différencie de l’autre, qui cependant m’a aidé à le constituer. » explique la psychanalyste Cécile Sales dans Les enjeux de l’intime, 2010.

Le récit de l’intime permet de raconter le monde par le prisme de l’individu, le rendre intelligible au travers d’expériences singulières ayant une portée universelle. En écoutant les autres, nous apprenons sur nous-même et sur le monde (chaotique) qui nous entoure. Évoquer l’intimité aujourd’hui pose d’autant plus de questions que son territoire semble se réduire comme une peau de chagrin.

Et si, le podcast devenait alors le chemin vers soi-même ?

La force de l’audio est de créer un pacte de confiance et une proximité d’écoute. Le format narratif met en avant la parole individuelle et intime, un peu comme si la personne se confiait à nous et uniquement à nous. Nous faisons partie de l’histoire qui nous est délivrée. La narration et le storytelling sont abordés d’une manière directe, personnalisé, via l’utilisation du « je » au travers duquel la présence du narrateur accompagne l’auditeur.

A l’heure où l’écoute est sélective, la narration en tant que relation intime entre auteur et auditeur est plus que jamais décisive.

Plongée dans les vies anonymes et extraordinaires de personnes ordinaires.

Raconter l’intimité de vies anonymes, c’est le pari que le Pureplayer Slate et la plateforme audio Binge Audio ont relevés, au travers de deux séries mettant en scène des individus pas si ordinaire que ça : « Transfer» (Slate) , et « Superhéros » (Binge Audio).

Si le récit de l’intime rencontre un tel succès aujourd’hui, c’est parce qu’il répond avec brio aux principales règles du storytelling. Quelles sont-elles ? Les voici pour vous !

Avant de continuer votre lecture… Faites une pause… Ecoutez ces épisodes ;)

01 MAKE ME CARE ABOUT WHAT YOU SAY: LE HOOK.

Ecouter une histoire, c’est se sentir concerné par ce que raconte le protagoniste. L’intérêt de l’auditeur est d’assister à des moments forts de la vie d’un personnage, et pour ce faire, les thèmes abordés doivent être émotionnellement puissants, annoncés d’entrée de jeu. L’enjeu est de parvenir à capter l’attention.

Ainsi, les Superhéros de Binge Audio nous parlent de leurs souffrances : Vanessa nous raconte l’insouciance de son enfance et sa descente dans l’enfer de la drogue, Paul témoigne du traumatisme de la guerre en Ukraine quand Hélène nous explique le combat qu’elle a mené pour lutter contre la maladie.

Un thème général guide ces trois histoires : « comment survivre ? »

Autre point essentiel pour capter immédiatement l’attention de l’auditeur : le hook.

Ce hook agit comme un call to action, élément décisif sans être intrusif, venant influencer notre décision de cliquer pour écouter. Il est présent dans le titre ou dans les premières secondes de l’introduction.

Ainsi, Transfert nous annonce d’entrée de jeu le bénéfice moral que nous allons pouvoir tirer de l’histoire. C’est tout l’intérêt d’un titre comme « Jusqu’où peut-on chercher l’amour ?» question existentielle que nous nous posons tous depuis la maternelle… Sans le dire, nous percevons immédiatement la leçon que nous allons tirer de cette histoire. C’est la conviction profonde qui anime celui qui écoute et celui qui raconte.

Une autre technique d’une efficacité suprême : l’anecdote.

« Le premier outil, c’est l’anecdote, la description simple des circonstances d’une action. L’anecdote capte l’attention du public et crée du suspens » affirme Ira Glass, fondateur du podcast évoqué plus haut, The American Life. »

L’introduction de Superhéros respectent parfaitement cette règle.

Le narrateur de Superhéros Saison 3 (« VANESSA ») pique notre curiosité au vif dans le prologue lorsqu’il nous dépeint sa rencontre avec le personnage principale :

« Ce jour-là, Vanessa m’a semblé plus nerveuse que d’habitude. Elle m’a alors expliqué qu’elle devait passer le soir même devant le juge pour une question d’homicide involontaire ».

BOUM ! Mais qu’as-tu bien pu faire Vanessa pour en arriver là ? Forcément, nous allons écouter ton histoire jusqu’au bout, en retenant notre souffle. Le suspense est à son comble…

02 I WANT TO KNOW WHAT’S NEXT

Créer une histoire : c’est vouloir connaitre la suite. Dans Transfert, le narrateur est le personnage principal, seul à raconter son histoire, seul face aux auditeurs. Il soulève des questions, auxquelles il répond. Cette méthode suscite curiosité et entretien l’attention.

La technique est la même dans Superhéros. Le personnage principal se confie à un journaliste, physiquement présent dans la pièce et qui intervient dans la conversation. C’est donc lui qui pose les questions et entretient la curiosité.

Les histoires suivent une narration chronologique. Le narrateur situe le contexte, jusqu’au point de rupture, qui marque le début des difficultés et la construction du personnage qui va devoir évoluer. Chaque épisode de Superhéros se termine par une logique de Cliffhanger, : une affirmation qui laisse planer de nombreuses incertitudes, un obstacle à surmonter, un turning point surprenant.

** ATTENTION SPOILERS **

Par exemple, dans le cas de Vanessa, le turning point se trouve au moment où elle décide de consommer de l’héroïne pour la première fois, cette première prise va l’entrainer dans une descente aux enfers qui la mènera jusqu’à l’homicide involontaire.

Pour Didier, le héros de « jusqu’où peut-on chercher l’amour «, le point de rupture se situe au moment où il tente de se suicider, une décision qui le mènera à surmonter de nombreux obstacles dans sa quête amoureuse. Ces obstacles viennent rythmer la narration et nourrissent la curiosité de l’auditeur. Ils viennent entretenir le suspense.

03 I START KNOWING YOU AND CARING ABOUT YOU: YOU’RE COOL.

Dans une histoire, le paramètre le plus important est le personnage.

Le récit de l’intime le pose en majesté : il se raconte lui-même, ce qui confère précision, authenticité et force à son propos. Le personnage est guidé par un enjeu, une quête dont l’auditeur ne connait pas la teneur. La notion de changement est essentielle, notre protagoniste doit évoluer pour atteindre son objectif. Il échoue, il tente, échoue de nouveau, retente, rate réessaye et ré échoue…

Le personnage se construit au rythme des obstacles surmontés, l’attachement provient de la position de témoin privilégié dans laquelle se place l’auditeur.

Vanessa est l’exemple même du parfait personnage en termes de storytelling.

** ATTENTION SPOILER **

Son enjeu : la quête du bonheur (et survivre dans ce monde de drogués)

Enfant violée à l’âge de 12 ans, elle mène une vie entre drogue, soirée et coucheries. Elle tombe enceinte très jeune (OBSTACLE). Elle donne naissance à sa fille et retombe dans la drogue (OBSTACLE). Elle rencontre un homme addict à l’héroine, extrêmement riche, qui va lui permettre de mener une existence de bourgeois bohèmes. Elle se sépare de cet homme après 10 ans de vie commune et un enfant (OBSTACLE). Puis viens le jour où elle rencontre un homme dans un bar, l’invite chez elle. Ce dernier va consommer la drogue de Vanessa. Il fait une overdose et décède sur le coup. Elle est placée en garde à vue et citer à comparaitre pour homicide involontaire (OBSTACLE)

Elle déménage dans un quartier de Paris beaucoup moins chic et dépense toutes ses ressources pour acheter sa drogue. Elle en vient à se prostituer et à voler, est de nouveau arrêtée et jugée (LE MOMENT OU ELLE EST AU PLUS BAS). Sa mère étant présente au jugement, elle décide de se prendre en main et d’aller voir un psychiatre (TURNING POINT !). Mais elle ne parvient pas à arrêter le substitut médicamenteux à l’héroïne qui lui a été prescrit, et tombe malade. Elle frôle la mort. (OBSTACLE) Un jour, alors qu’elle est au plus mal, elle est hospitalisée.

Après 15 jours d’examens, les médecins lui apprennent que cela fait un mois qu’elle est sevrée… Sa fille a remplacé son substitut médicamenteux à l’héroïne par un placebo. Depuis ce jour elle n’a plus jamais touché à la drogue. MIRACLE ! Le dénouement est à la hauteur de l’histoire, déroutant, passionnant, surprenant.

04 “OH GOSH! THAT’S TERRIBLE! HOW COULD YOU EVEN LIVE AFTER THAT?” — L’INTRIGUE.

L’intrigue est distillée sur la longueur et dévoilée aux auditeurs au fil des épisodes, rythmée par des conflits et des obstacles. Plus les obstacles sont difficiles à surmonter, plus l’histoire est passionnante. Plus l’histoire est grave, plus l’écoute est attentive. Plus les obstacles sont nombreux, plus l’attente vers le dénouement est insoutenable. C’est le cas pour Vanessa, où les enjeux vont crescendo. L’on se dit que la situation ne pourra pas être pire, mais elle ne fait qu’empirer. Le dénouement est d’autant plus fort émotionnellement parlant.

Au final, le succès des podcasts de l’intime réside dans la vision morale de la société que renferme l’histoire et telle que perçu par son auteur. Une bonne histoire c’est la personnalité de l’auteur dans l’histoire, c’est ce que nous apprenons à la fin, ce que nous retenons et qui nous est utile dans notre propre quête. Nous interprétons l’histoire entendu pour l’adapter à notre monde.

Le récit de l’intime fonctionne aussi bien car il repose sur un pilier : l’authenticité. L’expérience personnelle vécue permet la précision. Cette précision nous permet de nous projeter, jusqu’à mêler notre réalité à celle du protagoniste. Nous en venons à transférer nos émotions sur celui qui parle, à comprendre le monde par ce processus d’identification.

Voilà toute la force du récit de l’intime.

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