Quelle histoire !

Jules ROUX
Digital storytelling & nouvelles écritures
7 min readDec 15, 2019

Extraordinaire, fiction, réalité, vrai, vraisemblable

La scène est tirée du documentaire Citizenfour (2014), réalisée par Laura Poitras. Edward Snowden se prépare à quitter sa chambre d’hôtel à Hong Kong pour se diriger vers l’aéroport. Le risque qu’il prend ce faisant est majeur. Sortir, c’est s’exposer à une arrestation très probable. Il doit donc tout faire pour ne pas être repéré. Il doit être méconnaissable.

Après s’être teint les cheveux, Snowden se tourne vers la réalisatrice qui le filme pour l’interroger sur sa tenue : doit-il garder sa barbe ou bien la raser ? Doit-il se cacher sous un parapluie quand il marchera dans la rue ?

En fond sonore, un journaliste de la BBC commentant les récentes révélations de Snowden : « Quelle histoire formidable… Elle pourrait être directement tirée d’une nouvelle de John le Carré. »

Edward Snowden, un personnage digne d’une fiction de John le Carré, dans Citizenfour (Laura Poitras)

Cette remarque est loin d’être anodine. Elle montre bien la tendance qui existe à comparer un événement réel extraordinaire (au sens littéral du terme, qui sort de l’ordinaire) à un récit de fiction. Ici, les révélations faites par Snowden semblent si incroyables que le journaliste les rattache à un roman d’espionnage. De même, les questions que se posent Snowden rappellent aisément celles que pourrait se poser le personnage de Jason Bourne dans la saga littéraire et cinématographique éponyme. On regarde et on lit donc la scène par le prisme de la mémoire d’œuvres de fiction que l’on peut avoir. La réalité (un fugitif cherchant à demeurer incognito) paraît trop incongrue pour ne pas être l’œuvre d’un auteur de fiction. Et le fait qu’elle rappelle des scènes d’œuvres de fiction ne fait que renforcer ce sentiment.

En d’autres termes, l’extraordinaire est souvent associé au récit fictionnel. C’est cette notion que nous souhaitons interroger : quel est le lien entre extraordinaire, récit, fiction et réalité ? Comment notre appétence pour la fiction influe-t-elle sur la façon dont on perçoit l’extraordinaire ? Comment et pourquoi accepte-t-on l’extraordinaire comme vraisemblable dans un récit ?

Le récit généré par l’extraordinaire

On peut envisager la notion de récit de deux façons : forme ou fond. D’un point de vue formel, un récit est un agencement arbitraire et spécifique des faits qui composent une histoire. Dès lors, il peut exister plusieurs récits à partir d’une même chronologie de faits. Du point de vue du fond, un récit trouve son origine, d’après le psychologue américain Jerome Bruner, dans un écart à la norme établie ou à l’ordre des choses. Il faut qu’il y ait une rupture d’une régularité pour que le récit puisse advenir. On retrouve ici la notion d’extraordinaire évoquée plus tôt et qui est donc caractéristique et nécessaire au récit.

Mais un récit peut aussi bien être fictionnel que réel. On peut raconter une histoire vraie ou en inventer une de toute pièce. Dans les deux cas, l’histoire est transmise par le récit. Le récit est le véhicule de l’histoire. Dès lors, si l’extraordinaire est le fondement de tout récit, peut-on distinguer récit réel et récit fictif ?

La fiction, plus extraordinaire que le réel ?

Ainsi qu’on l’a vu avec l’exemple de Citizenfour, plus un récit de faits nous paraît extraordinaire, plus on a tendance à l’associer à un récit de fiction. La fiction est larger than life. Elle peut s’inspirer du réel, mais les situations, les personnages qu’elle présente dépassent la réalité. Ainsi, les dialogues d’un film de fiction, fût-il même inspiré de faits réels, ne peuvent reproduire les conversations de la vie réelle : ils sont plus condensés, plus efficaces, plus signifiants.

La fiction nous fait croire à l’extraordinaire, à l’incroyable : You’ll believe a man can fly promettait l’affiche du film Superman de 1978. L’extraordinaire est alors vraisemblable, même s’il est très éloigné du réel et du vrai.

“You’ll believe a man can fly” promet l’affiche de Superman (Richard Donner)

Mais cela est le cas pour autant que les éléments fictionnels développés paraissent cohérents et répondent aux règles de construction d’un récit fictionnel.

Le réel, trop extraordinaire pour la fiction ?

Or, il arrive que des faits réels ne répondent pas aux exigences de ces règles lorsqu’ils sont mis en récit. On se retrouve alors dans une situation paradoxale : le vrai n’est pas vraisemblable. La réalité dépasse la fiction, elle dépasse les codes de la fiction. Elle devient larger than fiction.

Un exemple récent permet d’illustrer cette thèse. Le principal reproche fait au film Proxima (2019) d’Alice Winocour, film par ailleurs très bien reçu, réside dans la vraisemblance d’une scène où le personnage d’Eva Green (Sarah) sort de son espace de quarantaine la veille du départ de sa fusée pour retrouver sa fille et lui dire au revoir. Les spectateurs ont jugé que cette sortie n’était pas crédible et pas réaliste. Pourtant, l’événement relaté est bien réel : dans la vraie vie, l’hôpital où se déroule la quarantaine n’est pas une prison. Les astronautes ont le droit de sortir et exercent ce droit. Ainsi, cette scène, bien qu’étant une retranscription exacte de la réalité, apparaît comme trop extraordinaire pour être jugée crédible dans le cadre d’une fiction.

Sarah (Eva Green) en quarantaine dans Proxima (Alice Winocour)

Essayons de comprendre les raisons qui poussent à ce jugement. La première est liée à l’expérience qu’ont développée les spectateurs avec des œuvres de fiction et la manière dont cette expérience façonne leurs attentes. Les spectateurs ont en effet déjà été en contact avec des films présentant une situation de quarantaine. Or, dans la majorité de ces films, l’efficacité de la quarantaine tient au fait qu’elle est respectée à la lettre, une entorse à celle-ci la rendant, de fait, caduque. À partir de ce catalogue de films vus, les spectateurs discernent des schémas qui se répètent et en tirent des codes qui viennent alimenter leurs attentes lorsqu’ils estiment retrouver le schéma. Dès lors, de la même manière que notre expérience de fictions façonne le regard que nous portons sur le réel, elle façonne aussi le regard que nous portons sur la fiction. Le fait que Proxima ne respecte pas les codes (Sarah quitte la quarantaine) sort les spectateurs du schéma narratif qu’ils avaient anticipé et les amène à se poser des questions (si Sarah s’échappe, va-t-elle être surprise par les autorités de l’agence spatiale ? va-t-elle être infectée par des bactéries pendant sa sortie ? va-t-elle pouvoir participer à la mission spatiale ?) si perturbantes qu’elles désamorcent la crédibilité de la scène.

La seconde raison est liée aux codes des récits fictionnels. Dans son livre Save The Cat, Blake Snyder fait la liste des écueils à éviter dans le cadre de l’écriture d’un scénario. Parmi eux se trouve l’écueil de la magie au carré : le spectateur ne peut pas croire à deux éléments magiques dans un même film et risque de sortir de ce dernier si c’est le cas. Dans le cas de Proxima, le spectateur ne peut pas croire au fait que Sarah s’échappe sans être remarquée et que la rupture de la quarantaine n’ait pas de conséquences sur son état de santé/qu’elle puisse reprendre sa mission comme si de rien n’était.

Ainsi, le récit fictionnel ne s’accommode pas nécessairement bien de la réalité. Une des raisons principales expliquant cela est le rapport aux coïncidences. Alors que celles-ci sont nombreuses dans la vie réelle, elles trouvent difficilement leur place dans un récit fictionnel, où chaque élément doit plus ou moins trouver sa place dans une chaîne de cause à effet, et peuvent apparaître comme des facilités d’écriture.

La réalité peut parfois être trop extraordinaire pour être retranscrite telle quelle dans un récit fictionnel/fictionalisé.

Un modèle

De ces différentes observations, on peut tirer le modèle suivant, ainsi schématisé :

Plus un récit tend de l’ordinaire vers l’extraordinaire, plus on aura tendance à lui attribuer des qualités de récit fictionnel. L’histoire est alors à considérer comme étant larger than life.

Néanmoins, arrive un point à partir duquel, une histoire réelle présente trop d’éléments de coïncidence pour répondre aux règles du récit fictionnel. La réalité dépasse alors la fiction et l’histoire est larger than fiction.

Vrai et vraisemblable

Dans le premier cas, une histoire non vraie est pourtant vraisemblable dans le cadre d’un récit fictionnel. Dans le second cas, une histoire vraie n’est pourtant pas vraisemblable dans le cadre d’un récit fictionnel.

Se pose donc en filigrane la question de la vraisemblance. En quoi accepte-t-on de croire en tant que spectateur ? Comment se fait-il que le vraisemblable n’est pas nécessairement vrai et que le vrai peut ne pas apparaître vraisemblable ?

Une réponse possible à ces interrogations est celle de la suspension volontaire de l’incrédulité. Ce concept, forgé en 1817 par le poète britannique Samuel Taylor Coleridge pour évoquer sa propension à accepter des figures surnaturelles dans des textes littéraires, désigne plus largement l’opération mentale effectuée par le lecteur ou le spectateur d’une œuvre de fiction qui accepte, le temps de la consultation de l’œuvre, de mettre de côté son scepticisme. Il s’agit donc d’un contrat que passe le lecteur ou le spectateur avec l’œuvre et son auteur. Il acceptera alors de considérer comme vraisemblables et de croire en des éléments aussi fantasques qu’un homme pouvant voler ou un écolier sorcier.

Néanmoins, ce contrat est influencé par les expériences précédentes du lecteur ou spectateur avec des œuvres de nature similaire, et par les codes qu’il a pu discerner et qu’il s’attend donc à retrouver dans cette nouvelle œuvre. Si ces codes ne sont pas respectés, l’œuvre pourra alors lui apparaître comme invraisemblable.

Ainsi, notre rapport au récit de l’extraordinaire, réel ou fictif, est impacté par nos expériences précédentes de récits. Notre réaction répondra aux codes qu’on a développés et internalisés.

--

--