Réaction VS réflexion : quand l’usage du storytelling en politique devient un défi démocratique.

“I gotta feeling, ooooh oooh” chantonnaient les Black Eyed Peas en 2009 avec ce hit planétaire enraciné en haut des charts peu après l’élection de Barack Obama, maître d’une nouvelle forme de communication narrative 100% “feelings” : le storytelling. Un anglicisme de plus pour désigner “l’art de raconter”, de faire passer un message, une idée ou une mesure en faisant appel aux émotions de son public. Notre société, déjà dopée aux émotions et donc avide de belles histoires, était pourtant loin d’avoir atteint un pic dans le domaine cette année-là. L’avons-nous même atteint aujourd’hui à l’ère du “chief happiness officer” et d’un Trump élu sur la base d’un storytelling “OGMisé” à la colère et à la peur ? Rien n’est moins sûr. Or n’est-ce pas dans ces émotions, personnelles, que réside le danger pour une démocratie basée sur la volonté générale ? Y a-t-il un “bon” storytelling pour notre société ? Le problème réside-t-il dans sa pratique globalisée ? Cette méthode de communication pourrait-elle être en fait la solution ?

Bienvenue dans : le storytelling pour les démocraties nulles.

Story…what?

Bassinés par ce terme en France depuis plus de 10 années (ressenties 50), il me semblait nécessaire d’en trouver les responsables. Il s’est avéré qu’il y en a principalement un : Christian Salmon.

Chercheur au Centre de recherches sur les arts et le langage du CNRS et écrivain, il publie en 2007 : Storytelling, La machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits (La Découverte).

En voici un petit aperçu : “depuis qu’elle existe, l’humanité a su cultiver l’art de raconter des histoires, un art partout au coeur du lien social. Mais depuis les années 1990, aux Etats-Unis puis en Europe, il a été investi par les logiques de la communication et du capitalisme triomphant, sous l’appellation anodine de « storytelling » : celui-ci est devenu une arme aux mains des « gourous » du marketing, du management et de la communication politique, pour mieux formater les esprits des consommateurs et des citoyens.” À la suite de la parution de cet ouvrage, cette nouvelle technique de communication est devenue une référence, puis l’attaque “ultime” de décrédibilisation d’adversaires politiques entre eux alors qu’il est pratiqué par chacun.

Une recette manipulatoire

Ce qui dérange dans le storytelling en politique est qu’il tire ses méthodes du monde de l’entreprise et d’une logique capitaliste de séduction : un objectif de vente basé sur l’affect du consommateur et non pas sur des arguments rationnels. Or, les émotions empêcheraient la distance nécessaire à notre esprit critique dans la prise de décision. Autrement dit, le storytelling est la stimulation de nos émotions, de notre part d’irrationnel plutôt que de notre raison. Mais désirons-nous choisir nos représentants politiques comme nous choisissons notre programme Netflix de notre soirée Netflix & Chill alors que les actions de ces derniers auront de réelles conséquences sur nos vies, quotidiennement et sur le long terme.

Par ailleurs, le risque de considérer les programmes politiques comme secondaires dans l’ordre de nos critères de choix de candidat à la présidentielle par exemple, derrière notre ressenti de ce dernier est que le désenchantement politique et démocratique continue sans que l’on sache vers quoi il se dirige. Comment allons-nous tous réagir lorsque tous les politiciens se présentant comme des alternatives ou comme le changement dans leurs discours bien ficelés auront échoué ?

De l’émotion pour nous faire acheter, de l’émotion pour nous faire voter

Comment expliquer que ces méthodes fonctionnent si bien sur nous ? D’une part, les promesses du capitalisme et de la consommation n’ayant pas été tenues avec des inégalités qui demeurent, les attentes ont changé.

Nous étions dans une société où les heures de travail ont été réduites afin que les citoyens consomment toutes sortes de choses vendues comme sources de sensations et nous voilà dans une société où le rythme de vie s’est encore accéléré et où chacun des instants de “vide” se doit d’être exploité. Aujourd’hui notre attention est à vendre. Cependant pour la majorité, les conditions de vie ne sont pas meilleures voire pire.

Alors que cela soit pour une marque ou une personnalité politique, les discours ont intégré que pour convaincre il fallait désormais faire appel à l’empathie de son interlocuteur, lui offrir une vision du monde, lui permettre de s’identifier en dénonçant ou en s’engageant à changer les choses.

L’outil ? Le “blackmirror”

Toujours est-il que du matin au soir, nous passons notre temps à vivre des ascenseurs émotionnels… que nous adorons ! En scrollant sur Instagram, sur Twitter, sur Facebook, on peut passer du dernier mème “moi-même démission” illustrant Macron en gilet jaune, au dernier rapport sur la famine au Yémen en passant par la dernière rumeur de grossesse d’une Kardashian-Jenner.

Le tout est, en parallèle, amplifié par un décryptage de l’information adapté à cette tendance. Alors la poule ou l’oeuf diront certains… Les médias sont-ils responsables de notre addiction aux faits divers, aux mauvaises nouvelles, à la dramatisation et à la peopolisation de la vie nos représentants politiques ou répondent-ils simplement à la “demande” et à “ce qui marche” comme me l’expliquait un journaliste de RTL il y a quelques jours.

D’autant plus que désormais nous donnons plus de crédibilité à nos émotions grâce à l’essor de la psychanalyse notamment. Nous cherchons à les comprendre, à les expliquer et les considérons de moins en moins comme insignifiantes. Alors, il semble crédible de penser que nous sommes davantage sensibles à ces stimuli.

Ajoutez un peu de fake news et le manque grandissant de confiance en nos politiciens et vous avez : 2018, avec rien qu’en fin d’année : cinq semaines de contestations globalisées témoignages d’un ras-le-bol général et un attentat que certains pensent commandité par le président lui-même, entre autres choses.

Une solution possible

Mais comme nous l’avons déjà dit, l’émotion empêcherait la distance et seule, elle pourrait s’avérer dangereuse. Selon Jean-Paul Sartre “l’émotion est subie” et nous place dans une position passive : réagir plutôt qu’agir. “La conscience qui s’émeut ressemble assez à la conscience qui s’endort” expliquait-il. Or, s’émouvoir n’est pas une erreur, une faute ou quelque chose à bannir. Tout simplement, comme tout, lorsque c’est isolé et extrême cela n’est plus constructif et bénéfique. Par exemple, on peut dire ce que l’on veut du mouvement des gilets jaunes mais s’ils n’avaient pas continué leurs rassemblements, la taxe carbone aurait-elle été annulée ? Et à l’inverse, s’ils maintiennent un cap de réaction plutôt que de réflexion, qui sait jusqu’où leurs revendications seront entendues et si elles initieront un changement profond ?

Alors et si l’on ajoutait à tout cela de la raison ? Et si les acteurs de nos démocraties, c’est à dire chacun d’entre nous faisait cohabiter émotion et raison de manière plus égale ? Mais pas n’importe comment ! Et si notre raison était guidée par l’intérêt général et notre affect était l’impulsion qui permettait l’action ?

L’accélération de nos modes de vie et de nos attentes nous laisse être guidés par nos émotions et le storytelling qui les éveille, sans plus laisser le temps que nécessite la réflexion. Mettons-nous en colère des injustices, oui, mais travaillons en profondeur à trouver une solution pour les régler, ayons peur du futur, d’accord, mais cherchons donc à anticiper les besoins et préserver les ressources… bref vous avez l’idée ! Le storytelling, lorsqu’il est utilisé à bon escient, peut provoquer l’élan essentiel au changement mais il requiert de la réflexion pour que l’évolution s’opère.

Pour finir et parce qu’il est parfois nécessaire de revenir aux sources, je me suis intéressée à l’étymologie du mot émotion. Il vient du latin “motio” qui désigne le mouvement. Chère démocratie, il serait dommage qu’un trop plein d’émotions t’en fasses perdre ton latin.

Barbara BOYE

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