Séries Instagram : Peut-on réinventer le storytelling à coups de vidéos courtes et de hashtags ?

Eté, série BD Instagram créée par Camille Duvelleroy, en partenariat avec Arte

Londres. Samedi. Un jeune homme en costume, blessé à l’abdomen, se retourne, puis s’effondre. Fin. Voici le résumé (détaillé) du premier épisode de Shield Five, la première web-série diffusée sur Instagram en février 2015. Il faut dire que c’est déjà beaucoup en 15 secondes, la durée de chacun des 28 épisodes que compte cette fiction. Depuis la mise en ligne de cette série il y a presque quatre ans, le réseau social a beaucoup évolué, notamment avec la création de ses Stories, et a ainsi permis de faire émerger de nouvelles manières de raconter des histoires. Mais qu’est-ce qui change réellement dans un récit diffusé sur le réseau social de ceux qu’on appelle les « Millenials » ? Qu’est-ce que les contraintes techniques de la plateforme permettent de faire émerger ? Assiste-t-on à une réelle réinvention du storytelling sur Instagram ? C’est ce que j’ai essayé de comprendre, en m’appuyant non seulement sur mon ressenti de téléspectateur-internaute, mais surtout sur le retour d’expérience d’auteurs et de réalisateurs qui ont travaillé sur des séries sur Instagram. J’ai dans cette perspective notamment interrogé Camille Duvelleroy, qui a scénarisé la série Eté. Prêts pour une plongée dans un monde de hashtags, de filtres, de photos et de vidéos qui se bousculent au sein de ce que la scénariste décrit comme « le réseau de l’image » ? C’est parti !

Toucher une audience jeune dans son univers, en reprenant ses codes pour mieux l’engager

Dans un premier temps, il semble que pour les auteurs, le choix de raconter une histoire sur Instagram tient avant tout au fait de vouloir toucher ses utilisateurs, des internautes jeunes et engagés, dans le flux desquels un récit va pouvoir s’inscrire, au milieu de centaines de contenus « personnels ». Comme le rappelle Camille Duvelleroy, la première différence d’Instagram par rapport à une autre plateforme comme Netflix est que « l’audience est déjà là : On s’inscrit dans le flux du quotidien des gens et on ne crée pas un espace dédié décorrélé de tout ». En effet, on ne vient pas à l’origine pas sur Instagram pour visionner une série, mais plutôt pour prendre des nouvelles de ses connaissances ou des personnalités que l’on « admire » (ou plus exactement que l’on suit). C’est également ce que confirme Kathleen Grace, Présidente de la société « New Digital Form », à l’origine de la série The Real Assistant qui déclare : « We honestly were thinking about Snap, but then Insta Stories launched and we were like, ‘Oh, we can put it here, and this is a little different, and there’s an engaged audience’».

Cette volonté de s’adresser à une catégorie de la population bien spécifique implique cependant de reprendre ses codes, autant sur le fond que sur la forme. Ainsi, même si comme on va le voir par la suite il ne s’agit par d’une généralité, de nombreuses séries Instagram s’inspirent de l’univers de la plateforme, comme The Real Assistant qui raconte l’histoire de l’assistante personnelle d’une influenceuse-diva. Mais c’est dans la forme que les séries Instagram diffèrent des autres séries dites digitales. En effet, le réseau social impose ses formats : les stories d’une part, avec un format vertical, vidéo, de flux, et particulièrement éphémère, et les albums d’autre part, qui permettent un plus de libertés mais qui ont également leurs contraintes propres, notamment en termes de durée de vidéo (passée de 15 secondes à 1 minute au maximum). Comme le rappelle Camille Duvelleroy pour qui « la contrainte est créative par essence », l’enjeu est donc de faire de ces figures imposées par la plateforme Instagram « un format plus qu’une contrainte ».

“Make the Most of Instagram” : Différentes approches en termes de réalisation pour tirer profit des contraintes de la plateforme

Un format vidéo carré pour Eté, un format 16 :9 traditionnel pour Shield 5 et The Out There, ou encore un format vertical « type story » pour Happiness Manager. Les réalisateurs de séries Instagram ont toutefois des approches différentes pour tirer profit des contraintes formelles de la plateforme.

Pour ceux qui choisissent un format assez « traditionnel » de série, c’est-à-dire en 16 :9 ou en 4:3, la volonté première semble être celle de se démarquer parmi les autres contenus que propose la plateforme. C’est ce qu’explique la créatrice de la série The Out There Hannah Lehmann : « It needed to stand out and look like it could belong to Netflix [to avoid to] get lost in the huge amount of video content already on the app ». C’est la même motivation qui a poussé les créateurs de Shield 5 à adopter ce format : « Nous voulions dépasser les attentes, comme les gros plans, et faire du film de genre avec des effets spéciaux, des explosions en CGI et des poursuites. C’était aussi une façon de reconnaître que les gens regardent beaucoup de films à grand spectacle sur leurs téléphones ou tablettes et même leur donner envie de voir Shield Five sur grand écran ». Pour ces créateurs, l’idée semble donc être se démarquer avec un contenu « premium », et d’apporter un contenu « cinématographique » sur Instagram.

The Out There se veut une être une série courte mais Premium, “which looks like it could belong to Netflix”

D’autres ont choisi la stratégie opposée, celle de reprendre les codes de la plateforme et de jouer avec eux. C’est notamment ce qu’explique Gaël Soucheteau, réalisateur de la série Slash Happiness Manager : « A la fois une contrainte et une source de créativité, le format vertical implique un découpage technique bien différent de celui d’un format classique 16:9. En effet, tourner en vertical permet de voir l’action d’une façon originale et ainsi d’adopter une nouvelle écriture filmique. Le fait qu’il soit étiré en hauteur comme le corps humain le rend très intéressant pour filmer une personne seule ou un face à face intense. ». En effet, ce format peut permettre de développer un nouveau langage visuel, comme l’a fait The Real Assistant, avec des splits screens avec un plan large en haut de l’image et des gros plans sur les visages des personnes en bas de l’image, permettant de créer de nombreux ressorts comiques grâce à la réalisation et au montage. Dans ce cas, pour se démarquer des autres contenus de la plateforme, les créateurs de séries Instagram tels que « Bustle » ont utilisé des moyens comme des intro et des outro très reconnaissables et avec un design très différent des contenus Instagram générés par les « simples » utilisateurs. Cela a ainsi permis d’à la fois avoir un contenu qui ressemble à celui généré par les Instagramers mais qui réussit à s’en différencier.

Enfin, certains créateurs ont choisi d’aller encore plus loin dans l’utilisation des contraintes d’Instagram, comme Camille Duvelleroy avec le projet La File La Fila, qui avait pour but d’« hacker Instagram » en instaurant de l’artificialité dans le contenu sur une plateforme ne le proposant normalement pas, grâce à un système (dit « interactif mécanique illusionniste ») obligeant l’utilisateur à tourner son téléphone pour suivre l’histoire.

On l’a vu, Instagram pose donc de nombreux enjeux de réalisation qui permettent d’innover dans la forme visuelle des contenus en s’adaptant aux contraintes de la plateformes (ou en tentant de les dépasser). C’est donc maintenant l’heure de se demander si ce renouvellement permis par la plateforme existe aussi en termes de storytelling.

Utiliser les fonctionnalités d’Instagram pour jouer avec la narration, sans en bouleverser les règles fondamentales

Dans un premier temps, il semble que les caractéristiques inhérentes à Instagram soient à l’origine d’un renouvellement du storytelling sur cette plateforme, en particulier lié à la durée des vidéos. En effet, même si la durée maximale des épisodes des séries publiées sur Instagram est passée de quinze secondes à une minute, il s’agit toujours de contenus extrêmement courts. Anthony Wilcox, le réalisateur de Shield 5, affirme que le format 15 secondes conférait aux épisodes « des qualités inattendues : on les regarde en boucle, comme un long GIF d’excellente qualité. À la première vision, l’effet de boucle donne l’illusion de ne pas savoir quand l’épisode finit ou même qu’il est plus long ». Toutefois, l’élément le plus important liée à la durée des épisodes est le fait que celle-ci oblige chaque seconde des épisodes à faire avancer l’histoire afin d’amplifier l’engagement des spectateurs pour le contenu et d’éviter qu’ils swipent le contenu. C’est notamment ce qu’a bien compris Kathleen Grace qui affirme ceci : « People aren’t going to take the thumb off the screen. (…) Because people are clicking through the pieces, it makes you have to tell a story faster. You have to get the information out a lot more quickly. So the split screen gives you that efficiency and allows potentially for a joke within a joke ». Ainsi, Instagram demande un storytelling plus rapide mais la réponse à cela semble plus se trouver dans la réalisation que dans la structure du récit.

Toutefois, l’autre avantage que permet Instagram est de pouvoir marier plusieurs types de contenus pour faire avancer la narration sur le même support. Là où Skam utilisait les posts Instagram de ses personnages comme des compléments à l’histoire principale qui se suivait avant tout en vidéo, les contenus « Instagram-natives » peuvent utiliser des images complémentaires, comme le rappelle le scénariste Adam Dewar, « pour combler les blancs et donner des éléments évidents (noms, professions, lieux) que vous n’avez pas le temps de glisser dans un épisode de 15 secondes ». Ainsi, dans sa série Shield 5, des photos primordiales pour l’histoire est publiée entre chaque épisode et permet au public de jouer avec l’intrigue, comme un puzzle, au sein d’une narration qui serait difficilement compréhensible sans ces indices (qui font dès lors entièrement partie de l’histoire). C’est également la logique utilisée par Dan Altmann dans sa série WeBuyGold qui utilise les Stories pour explorer plus en profondeur certains détails de l’intrigue principale (publiée dans les albums) » : « If you want to just move [the plot] forward, then you can watch the post. If you want a full, comprehensive, interactive experience, you watch the Story and post ». Enfin, la manière dont les différents épisodes d’une série apparaissent sur un compte Instagram peut également être utilisée dans la narration. C’est notamment ce qu’a fait Camille Duvelleroy avec Eté, « une coquille narrative possible uniquement sur Instagram », puisque celle-ci fonctionne comme un palindrome, de sorte que l’histoire puisse se lire dans les deux sens selon la manière dont on suit la série. Il est donc bien possible d’utiliser les fonctionnalités d’Instagram pour inventer de nouvelles formes de narration.

Shield 5 allie adroitement contenus vidéos de 15 secondes et autres éléments visuels qui permettent de mieux comprendre l’intrigue, à travers des indices variés (coupures de presse, emails, etc.)

Cependant, selon Camille Duvelleroy, « Instagram pose plus des enjeux de réalisation que de narration. Les règles d’écritures du récit restent les mêmes ». C’est un élément qui revient souvent dans les déclarations des créateurs, qui affirment quasiment tous qu’écrire pour Instagram n’est fondamentalement pas différent qu’écrire pour une autre plateforme. C’est notamment le cas pour Hannah Lehmann : « I approached the storytelling in the way l would if writing a longer form series — the character arcs developing and shifting as the episodes continue. The storylines l’ve chosen in the episodes are the most important ‘moments in time’ for these characters in getting their wants and needs across ». Au fond, les règles d’écriture fondamentales de contenus, au moins du point de vue de leurs auteurs, ne sont pas bouleversées sur Instagram.

La réelle plus-value d’Instagram : Voir le public réellement s’approprier et interagir avec le contenu

Ce qui est fondamentalement différent sur Instagram, c’est en réalité la discussion qui se créé autour d’un contenu une fois celui-ci publié. C’est en effet « les interactions que le public a avec le contenu et a avec le public à propos du contenu » qui ont le plus marqué la créatrice d’Eté à propos de la diffusion de sa série sur Instagram : les utilisateurs s’approprient l’intrigue et les problématiques qu’elle soulève, et ont une vraie discussion sur les personnages. Pour elle, « c’est une partie du récit. C’est une forme d’interactivité en tant que soi [puisque] le récit est vivant ». En ce sens, il semble qu’Instagram permette de recréer une des caractéristiques initiales du linéaire, à savoir rassembler des gens devant un même contenu et créer une expérience de visionnage collective (et non individuelle comme souvent sur le numérique). Toujours selon Camille Duvelleroy, « Instagram est un des derniers endroits où on débat vraiment, très orienté sur le commentaire », ce qui rend la conversation qui suit le récit tout aussi important que le récit en lui-même, donnant dès lors un rôle important au community manager (qui peut expliquer des choses que les spectateurs n’auraient pas compris, leur donner des indices et éventuellement les tromper, etc.). C’est également l’avis de Dewar, « impressionné par l’implication des spectateurs » et étonné qu’ils commencent « à élaborer des théories de complot sur tel personnage, auxquelles [il] n’avait jamais pensé ».

Enfin, et c’est peut-être un des aspects les plus importants pour un créateur qui cherche à ce que son contenu soit le plus vu possible, cette interactivité donne de la visibilité aux séries Instagram. C’est ce que rappelle Hannah Lehmann : « The neat thing about having the show on Instagram is that people can tag their friends, revisit the page and rewatch it anywhere ». Cette caractéristoque peut donc permettre de faire émerger des talents qui, en explorant les codes et en jouant avec les contraintes d’Instagram, se créent un nouvel espace d’expression touchant directement la population présente sur le réseau social, à travers un contenu qui se veut assez exceptionnel (et qui peut le rester à du moment où les séries restent des exceptions parmi le flux de contenus présents sur le réseau social).

The Real Assistant reprend les codes d’Instagram à la fois sur le fond (l’histoire de l’assistante d’une influenceuse) et sur la forme (format vertical), tout en jouant avec eux pour créer de vrais ressorts comiques

Dès lors, Instagram représente avant tout un nouveau canal de diffusion de contenus, plus libre, à l’heure où l’hyper-distribution de ceux-ci devient indispensable. Il représente, comme le rappelle Adam Dewar, « une plateforme (…) permettant d’atteindre un large public » avec des contenus, comme le court métrage, qui restent difficiles à diffuser et à faire émerger. Comme on l’a vu précédemment, cela suppose comme sur toute autre plateforme de s’adapter aux codes du réseau social et de jouer avec eux afin de réussir à faire quelque chose de nouveau (car sur Instagram, l’aspect novateur semble primordial pour se démarquer). Dans cette perspective, il reste beaucoup de choses à inventer sur Instagram, notamment selon Camille Duvelleroy, autour de documentaire, afin de « réinventer le réel et l’apporter sur une plateforme où les gens ne s’attendent pas forcément à voir ce type de contenu ». Toucher une population qui a fui les diffuseurs traditionnels avec des contenus novateurs est donc un véritable enjeu. Il reste toutefois, dans le cas d’Instagram, soumis au bien-vouloir de la plateforme qui contraint les créateurs avec ses algorithmes, les empêchant de connaître à l’avance quelle pérennité auront leurs œuvres, ce qui peut malheureusement avoir un effet d’auto-censure.

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