Photo de Mario Purisic, Zaghreb, Croatie

La responsabilité de la génération Y à instituer de nouveaux imaginaires

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7 min readOct 14, 2016

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« Le problème, tu vois, en ce moment, c’est que personne n’a trop l’air de savoir où l’on va, alors même qu’on y file de plus en plus vite !! Alors nous, bien obligés de s’adapter tu comprends, pas d’autre choix…. »

Cette phrase, je l’ai entendue il y a quelques semaines, lors d’une discussion un peu animée en plein milieu d’une fête d’anniversaire qui rassemblait famille, amis et amis d’amis, dans un joyeux bordel.

On y fêtait une trentaine, à 200 km de la capitale, et parmi nous donc, des provinciaux et des parisiens, quelques étrangers, des bobos et des prolos, des fonctionnaires, des chômeurs, des petits frères encore à l’école, des enthousiastes et de grands inquiets, pleins d’autres… une belle brochette de singularités en somme, propre à tout regroupement un tant soit peu large d’individus.

À l’intérieur de ce singulier cela dit, en forme de dénominateur commun, nous partagions presque tous quelque chose de fondamental ; nous étions membres de cette fameuse « Génération Y », concept occidental qui travaille depuis quelques temps les sociologues, les médias et le monde de l’entreprise. Et les politiques alors ? Un peu au moins ?

Qu’on regarde de plus près l’image de cet individu « Y » — mis au monde entre le début des années 80 et la fin du millénaire, affranchi des rapports de classe, genre, culture ou autres par celui de la génération en tant que telle, et on y distinguera vite un certain fantasme.

Elle n’existe pas comme entité cette génération Y, et dans son documentaire «Génération Quoi ?» diffusé il y a quelques temps sur France 2, Lætitia Moreau a bien compris qu’il fallait évidemment tenter de la définir dans le multiple (1).

Malgré cela, il est vrai que nous partageons tous un même socle pré-individuel. Bien distinct de celui des générations précédentes, il révèle à l’échelle planétaire des ruptures majeures depuis ces trente dernières années :

  • La prétendue fin des idéologies, en fait le fameux «There is no Alternative» néo-libéral imposé à la quasi-totalité des sociétés humaines dans le cadre de la mondialisation (2) et plus encore à travers la « stratégie du choc » qu’a très bien décrit Naomi Klein en 2007 (3).
  • Le dévoilement de la contrainte écologique au grand public et avec elle la remise en cause de la modernité même à travers l’usage de nos savoirs et nos techniques. (4)
  • Enfin et surtout, la révolution numérique dans laquelle l’invention du web par Tim Berners-Lee s’inscrit dès la fin des années 90.

Nous avons tous grandi au travers ce socle là. Nous, occidentaux mondialisés, enfants des classes moyennes pour la plupart (mais cela vaut bien évidemment pour toutes les autres) nous sommes en train d’assister sidérés à l’échec du cadre même dans lequel nos parents avaient inscrit toutes les attentes (et contre-attentes) qu’ils nous ont léguées, consciemment ou non.

Contrairement à ce qu’affirmait Fukuyama à la fin des années 80 (5), l’Histoire ne s’est en effet pas achevée avec la fin du communisme et la « victoire » de la démocratie libérale. Ce qui restait de ce mythe a d’ailleurs définitivement volé en éclat lors du choc de la crise financière de 2008, nous laissant tous, Y, X et Boomers témoins des limites du modèle.

D’aucuns, face à la violence du traumatisme, semblent encore préférer ou subir son refoulement — si nous avons tous été affectés en effet, la sidération du moment n’a aujourd’hui encore pas totalement cédé sa place au mouvement, à la réaction, et surtout à la mise en place d’un véritable nouveau récit, comme celui de l’Économie Sacrée, que décrit Charles Eisenstein par exemple. Quand elle semble le faire, c’est pour l’instant aussi bien pour le meilleur que pour le pire.

Et ce pire évidemment, il saute aisément aux yeux, il se matérialise notamment dans la montée des populismes et la poussée des extrémismes de tout bord, dans le repli communautaire religieux, politique ou social, dans le délitement des puissances publiques au profit des entreprises privées, dans l’augmentation des inégalités et surtout dans la défiance des citoyens face aux pouvoirs politiques et médiatiques, incapables de réguler celui de l’économie qu’ils s’accordent pourtant souvent à dénoncer.

Qui suis-je ? Et comment vais-je m’inscrire dans la société ?

Et la majorité d’entre nous alors, pris au milieu de tout cela ? Nous, qui essayons en ce même moment de trouver chacun notre place dans la société (pour y représenter, en France, jusqu’à 40 % de la population active dans quelques années), de fonder nos propres familles pour les plus vieux, quel sens pouvons nous y trouver ?

Nous qui n’avons jamais directement participé à des conflits majeurs et vivions il y a encore peu dans le mythe de la croissance perpétuelle comme réponse à tous nos problèmes. Nous sommes en crise nous aussi, de l’indigné espagnol au «G.Y.P.S.Y» unhappy (7), en passant par les acteurs du printemps arabes, les étudiants grévistes du Québec, du Chili, de Turquie ou du Brésil pour n’en citer que quelques uns, une large part des Y à travers le monde se cherche autant qu’elle remet en question l’ordre établi.

Ça ne veut pas dire que nous ayons encore des réponses bien arrêtées, mais c’est à partir de ce double questionnement (qui suis-je et comment vais-je m’inscrire dans la société ?) que nous pouvons au moins toucher la responsabilité qui est la notre dans l’émergence d’un modèle palliant les manquements de celui qui nous a porté jusque là.

La plupart d’entre nous sommes en effet bien plus éduqués que nos parents et grands-parents, nous avons grandi de façon privilégiée en bénéficiant du résultat de leurs luttes d’émancipation et du mouvement des droits civiques des années 60 et 70, nous avons évolué avec Internet, ce qui a radicalement impacté nos schémas psychiques ; il est temps de mettre tout cela à profit. Il est temps de sortir du cynisme, de la fatalité ou de la culpabilité, d’affronter nos pulsions régressives et d’investir un véritable désir de changement ; le passage de la compétition à la coopération, du repli à l’ouverture réelle de la singularité dans le multiple.

Il ne s’agit plus de s’adapter encore et encore à un système nocif pour la majorité des hommes et à la planète entière, de se battre de plus en plus rudement pour faire partie des happy few à pouvoir se partager l’ensemble des richesses produites. Il s’agit d’adopter un nouveau système, lequel est déjà en train d’émerger à travers les différentes tendances positives qui agitent aussi le monde en ce moment.

De nouveaux schémas qui redécouvrent et réinterprètent les notions ancestrales de solidarité, de partage, celles de biens communs au bénéfice de tous. D’autres manières de vivre ensemble qui s’articulent autour de la valorisation et la transmission des savoirs et des savoir-faire.

Économie collaborative ou de la connaissance, entrepreneuriat social et solidaire, mouvement du logiciel libre, agro-écologie, altermondialisme, sobriété heureuse, artisanat…

Il y a des millions de révolutions tranquilles (8) en ce moment, il y a des millions de voix à travers lesquelles inscrire la notre, et autant encore à inventer ; il s’agit de faire quelques efforts ; se poser des questions, toujours, rouvrir le dialogue avec ceux qui ne pensent pas comme nous et surtout arrêter de désigner des bouc-émissaires à tout-va. En somme, il s’agit de comprendre que nous sommes véritablement responsables du monde à venir et avec lui du dévoilement — ou non — d’une nouvelle signifiance. Une signifiance suffisamment forte pour définir les contours précis d’un monde plus juste et pour se répandre au-delà de notre seule génération Y.

En guise de courage, et cela est de circonstance car son combat est encore devant nous, on peut se rappeler ces quelques mots du fauteur de trouble fabuleux que fut Rolihlahla Mandela :

« Tous les hommes, même ceux qui semblent les moins sensibles, sont accessibles à la morale, et quand on touche leur cœur ils sont capables de changer. »

1 Diffusé en octobre 2013 dans le cadre de l’émission InfraRouge sur France 2, le documentaire était d’ailleurs décomposé en trois parties en fonction des ages des protagonistes et multipliait les témoignages au sein d’une même classes d’âge, en fonction des origines sociales et du niveau d’étude notamment.

2 Le terme même de mondialisation, « globalization » en anglais a d’ailleurs été introduit en 1983 par l’économiste et professeur de marketing Théodore Levitt.

3 Naomi Klein, The Shock Doctrine. The Rise of Disaster Capitalism, Knopf Canada, Toronto. 2007. (Michael Winterbottom et Mat Whitecross en ont tiré un documentaire en 2010)

4 Le concept de développement durable apparaît ainsi pour la première fois dans le rapport Brundtland, “Notre avenir à tous”, publié en 1987 par la Commission mondiale sur l’environnement et le développement.

5 Fukuyama publia un premier article sur le sujet (The end of History?) au cours de l’été 1989 dans la revue The National Interest (article repris dans la revue française Commentaire n° 47, automne 1989). Il en développe les thèses dans un livre controversé publié en 1992, La Fin de l’Histoire et le dernier homme, dans lequel il défend l’idée que la progression de l’histoire humaine, envisagée comme un combat entre des idéologies, touche à sa fin avec le consensus sur la démocracie libérale qui tendrait à se former après la fin de la Guerre Froide. Source Wikipédia

6 Gen Y Protagonists & Special Yuppies : jeunes cadres dont la description a trouvé écho sur le web depuis l’article «Why Generation Y Yuppies Are Unhappy» publié sur le blog www.waitbutwhy.com en 2013.

7 Voir à ce propos le livre de Bénédicte Manier, Un million de révolutions tranquilles, Éditions les Liens qui Libèrent, Paris, 2013 http://www.editionslesliensquiliberent.fr/f/index.php?sp=liv&livre_id=56

Publié originellement par Lucie Granger, co-fondatrice de Disruptive Factory sur blogs.mediapart.fr le 14 janvier 2014. Dernière édition 18/10/2018.

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