Immigrants, vaut-il mieux «blanchir» votre CV?

Diversity&Inclusion
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6 min readJun 7, 2017

Certains finissent même par préférer avancer masqué… Photo: DR

Par Olivier Schmouker

La dernière fois que j’ai évoqué dans un billet du blogue «En Tête» le fait que la discrimination était omniprésente dans le recrutement des entreprises québécoises, un lecteur dont le nom avait indubitablement une saveur maghrébine avait réagi au quart de tour : «Je m’en étais toujours douté! Je suis né à Rimouski, je suis Québécois, et pourtant je dois traîner mon nom comme un boulet. C’est clair, prochaine fois que je postule, je change mon nom. Pas le choix…», avait-il dit, en substance.

Ce commentaire m’avait touché. Comment pouvait-on en arriver là? La situation était-elle aussi pourrie que ça? J’avais tout de même du mal à y croire, et puis je suis tombé sur une étude intitulée Whitened résumés: Race and self-presentation in the labor market. Une étude signée par : Sonia Kang, professeure de comportement organisationnel à l’École de management Rotman à Toronto (Canada); Katy DeCelles, professeure de gestion des affaires à la Harvard Business School (HBS) à Boston (États-Unis); András Tilcsik, professeur de management stratégique à Rotman; et Sora Jun, doctorante en comportement organisationnel à la Stanford Business School à Palo Alto (États-Unis). Une étude, surtout, qui ne laisse planer aucun doute quant à la gravité de la situation…

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Les quatre chercheurs de Rotman, Harvard et Stanford ont eu l’idée de créer pléthore de CV de candidats Américains fictifs, d’origine soit afro-américaine, soit asiatique. Et ils ont postulé à quelque 1.600 postes affichés sur des sites Web d’emploi concernant 16 métropoles américaines. Dans certains cas, le CV était envoyé tel quel, l’origine afro-américaine ou asiatique du candidat étant évidente. Dans d’autres, le CV était “blanchi”, en ce sens que l’origine du candidat était carrément gommée (ex.: le prénom asiatique “Lei” était transformé en “Luke”): impossible, dès lors, de deviner qu’il s’agissait d’un Afro-américain ou d’un Asiatique.

Résultats? Tenez-vous bien :

> Avantage au blanchiment. 25% des candidats d’origine afro-américaine ont reçu un appel lorsque leur CV a été blanchi. En revanche, seulement 10% d’entre eux ont reçu un appel lorsque leur CV n’a pas été blanchi.

> Avantage encore au blanchiment. 21% des candidats d’origine asiatique ont reçu un appel lorsque leur CV a été blanchi. En revanche, seulement 11,5% d’entre eux ont reçu un appel lorsque leur CV n’a pas été blanchi.

Ce n’est pas tout! Regardez un peu ce que l’expérience a également mis au jour :

> Hypocrisie managériale. Les entreprises qui clament haut et fort sur leur site Web qu’elles attachent une grande importance à la diversité ethnique de leur main-d’oeuvre… discriminent tout autant que les autres! Oui, vous avez bien lu : elles appellent aussi peu que les autres dès lors que l’origine ethnique du candidat est évidente sur son CV.

«C’est là l’une des grandes découvertes de notre étude, a souligné Mme DeCelles, dans un article paru sur le site de la HBS. Un candidat d’origine afro-américain ou asiatique pourrait se dire qu’il a tout intérêt à ne pas blanchir son CV lorsqu’il postule à un poste ouvert par ce genre d’entreprise, mais ce faisant, il commet, en vérité, une erreur : comme il sera tout autant discriminé que s’il avait postulé auprès d’une entreprise n’affichant pas a priori une telle ouverture d’esprit, il sera, par conséquent, plus vulnérable à la discrimination.»

Du coup, le blanchiment de CV est-il devenu incontournable, en Amérique du Nord? Les quatre chercheurs ont interrogé sur ce point des personnes directement concernées par le sujet, des 18–25 ans d’origine afro-américaine ou asiatique qui recherchent activement un emploi. Cela leur a permis d’apprendre que :

> 1 CV sur 3 est aujourd’hui blanchi. Très précisément, 36% des personnes interrogées ont pris l’habitude de systématiquement blanchir leur CV. Ce qui témoigne de l’ampleur du phénomène.

> Noms et passions blanchis. En général, les candidats d’origine asiatique nord-américanisent leur nom (comme on l’a vu, un “Lin” devient un “Lyn” ou un “Lynne”) ainsi que leurs activités récréatives (la grande tendance, ces temps-ci, consiste à dire qu’on est passionné par les activités de plein air, comme le vélo de montagne, la planche à neige, ou encore le kayak de mer, autant d’activités typiquement nord-américaines…).

> Indices ethniques gommés. En général, les candidats d’origine afro-américaine suppriment toute référence au terme “noir”, voire tout indice d’un quelconque lien avec la culture “noire” (il semble que certains vont même jusqu’à retirer de leur CV des accomplissements remarquables, comme le fait de diriger une chorale religieuse, de peur que cela ne trahisse leur origine ethnique).

Comme il est affligeant d’en arriver là, vous ne trouvez pas? D’être contraint d’être faux, pour avoir une chance de décrocher une entrevue d’embauche. D’être obligé d’avancer masqué dans la vie, pour ne pas être repoussé du revers de la main. Bref, d’être forcé de vivre dans le mensonge.

La question saute aux yeux : «Comment corriger le tir au plus vite?» Oui, comment pourrions-nous faire en sorte que les candidats venus de tous les horizons — en particulier, les nouveaux immigrants — puissent plus aisément apporter leur précieuse contribution à la société — leur dynamisme, leurs idées neuves, leurs savoir-faire, etc?

D’après les quatre chercheurs de Rotman, Harvard et Stanford, il est du devoir des entreprises de prendre le taureau par les cornes, comme suit, par exemple :

> Refonte totale du processus de recrutement. Les entreprises gagneraient à revoir de fond en comble leur processus de recrutement, en veillant à ce que les idées reçues à propos des origines ethniques des uns et des autres ne jouent plus du tout dans les choix, y compris de manière inconsciente. «Cela pourrait aller jusqu’à l’instauration d’une politique de présélection à l’aveugle : il serait demandé aux candidats de supprimer d’eux-mêmes de leur CV toute indication concernant leur origine ethnique, leur âge, leur sexe et leur classe sociale», suggèrent-ils.

> Adoption de quotas. Les équipes des ressources humaines chargées du recrutement pourraient également veiller à ce que des quotas soient respectés à chaque étape du processus d’embauche. Ces quotas pourraient concerner l’origine ethnique, ou tout autre critère jugé sensible (âge, sexe, etc.). «Clamer haut et fort dans une publicité qu’on attache une grande importance à la diversité ethnique et culturelle de ses employés ne suffit pas. Il faut mettre en place des mesures en ce sens au sein de son processus de recrutement, et veiller à ce que celles-ci soient scrupuleusement respectées», estime Mme DeCelles.

Voilà. La discrimination à l’embauche est bel et bien une réalité en Amérique du Nord, et le Québec n’y échappe pas, loin de là. Ce qui est déplorable non seulement pour les personnes qui en souffrent au premier chef, contraintes d’être fausses pour avoir une chance de trouver un emploi, mais aussi pour les entreprises elles-mêmes, qui se privent de talents exceptionnels, pour ne pas dire d’avenir, par pure bêtise.

À chaque entreprise, donc, d’en prendre conscience. Puis, d’agir en conséquence. Ne serait-ce que pour se donner la chance de dénicher la perle rare qui fera verdir de jalousie ses concurrents, et par suite de se propulser vers demain au lieu de continuer de faire du surplace.

Quant aux personnes victimes de discrimination à l’embauche, que ce soit en raison de leur nom à consonnance étrangère ou pour tout autre motif, il convient non pas de «tricher» dans leur CV, mais d’user plutôt de stratégie, en faisant une «force» de ce qui semble être a priori une «faiblesse». Comme ceci, à mon avis :

> Qui entend ne plus souffrir de discrimination à l’embauche se doit d’agir en fin stratège. Il lui faut tout d’abord réaliser que même les entreprises qui proclament leur attachement à la diversité ne tiennent pas toujours parole. Il doit ensuite bien se renseigner sur la diversité effective au sein de l’entreprise visée : y trouve-t-on autant, sinon moins, d’employés d’origine ethnique étrangère que dans le reste de la population? autant, sinon moins, de milléniaux que dans le reste de la population? etc. Enfin, il doit ajuster son tir en fonction des informations ainsi glanées : par exemple, s’il est Vénézuélien et note une sous-représentation des employés d’origine sud-américaine, il peut souligner subtilement dans son CV les avantages liés à son origine dont pourrait tirer profit l’entreprise (facilité à parler plusieurs langues, facilité d’adaptation, etc.). Et le tour sera joué (du moins, en grande partie)!

En passant, l’écrivain français Marc Levy a dit dans Les Enfants de la liberté : «On est tous l’étranger de quelqu’un».

Originally published at www.lesaffaires.com.

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