Des sorcières aux femmes de ménage : le futur du travail au féminin

Série d’été | « Les figures de l’ouvrage » (1/9) | Barbara Ehrenreich

Mon nouveau livre Du Labeur à l’ouvrage. L’artisanat est le futur du travail va paraître le 18 septembre prochain aux éditions Calmann-Lévy.

Les quelques semaines qui précèdent sont l’occasion, à travers cette série d’été, de vous faire découvrir les auteur.e.s qui m’ont influencée dans l’écriture de ce livre. J’en ai sélectionné neuf, et j’ai décidé de les appeler les « figures de l’ouvrage ». Ces neuf personnalités éclairent chacune à leur manière, par leur vie et leurs idées, le chemin qui reste à faire du labeur à l’ouvrage.

Voici le premier épisode de cette série, consacré à Barbara Ehrenreich. Viendront ensuite David Graeber, Silvia Federici, Henry George, Jane Jacobs, John Ruskin, Mariana Mazzucato, William Morris et Hilary Cottam.

Une pionnière du journalisme d’investigation

Barbara Ehrenreich, journaliste, auteure et militante féministe américaine, a eu plusieurs vies. J’ai commencé à la lire il y a environ quinze ans, en découvrant Nickel and Dimed: On (Not) Getting By in America, un livre paru à la fin des années 1990 et consacré aux travailleurs pauvres aux Etats-Unis (eh oui, déjà dans les années 1990 !).

La lecture de ce livre a été pour moi une révélation. J’y ai découvert qu’on pouvait travailler sans gagner assez d’argent pour vivre dignement, que les femmes étaient les premières victimes du travail précaire, que l’humiliation et la pauvreté allaient toujours de pair, et que le système de santé américain était sacrément mal fichu. C’est un livre captivant que je n’ai pas pu lâcher.

Depuis le début des années 2000, ce livre est aussi devenu un classique. Il figure régulièrement au programme des écoles. Il est une référence pour quiconque veut comprendre les pièges auxquels les travailleurs pauvres sont confrontés quotidiennement : spirale de l’endettement, accidents de parcours qui peuvent être fatals, difficulté à se loger. Journaliste d’investigation, décidée à mener une enquête minutieuse, Ehrenreich a travaillé tour à tour comme serveuse dans un restaurant en Floride, femme de ménage dans le Maine et, enfin, vendeuse dans un supermarché Walmart dans le Minnesota. Au fil de ces trois terribles expériences, elle expose une réalité contre-intuitive : quand on est pauvre, tout devient plus cher.

Les détails terribles abondent dans le livre. Alors qu’elle est femme de ménage dans le Maine, Ehrenreich évoque la méfiance qu’éprouvent les clients envers ceux qui viennent faire le ménage chez eux. Ils laissent parfois des « pièges » destinés à prendre les personnes malhonnêtes la main dans le sac. Ils laissent traîner de l’argent et installent des caméras pour filmer les « coupables ». Ils laissent des instructions incompréhensibles. Quand ils sont présents, ils traitent les employés de ménage avec mépris. Ces derniers en éprouvent du ressentiment et, du coup, ne font pas le maximum.

Le travail d’investigation d’Ehrenreich a inspiré de nombreux journalistes dans le monde. Ceux qui vont travailler dans un centre Amazon pour voir comment sont traités les employés. Ceux qui s’inscrivent sur Frichti pour décrire comment la plateforme traite les coursiers. Se faire embaucher par une entreprise pour faire une reportage sur les conditions de travail est même devenu un genre à part entière. Et c’est à Ehrenreich qu’on le doit.

En 2010, Florence Aubenas a mené le même type d’enquête en France dans Le Quai de Ouistreham. Le livre d’Aubenas est intéressant aussi, mais je regrette beaucoup qu’elle n’y ait pas une fois mentionné le travail d’Ehrenreich et la dette que nous lui devons tous. (Il est impossible que la journaliste Florence Aubenas, voyageuse, lectrice et connaisseuse du monde anglo-saxon, n’ait pas lu Nickel and Dimed et ne s’en soit pas inspirée pour son Quai de Ouistreham. Pourquoi ne pas lui avoir rendu hommage ?)

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Les services de proximité et le futur du travail

Le monde du travail que décrit Ehrenreich est quasi-invisible dans les médias, et peu représenté dans la fiction. Les services de proximité —ménage, service dans l’hôtellerie et la restauration, coiffure, soins esthétiques, soins médicaux, aide à domicile, etc. — correspondent pourtant à un monde où de nouveaux emplois se créent tous les jours. Un monde où l’on ne parle jamais de “fin du travail”. C’est même l’inverse de la fin du travail. Dans nos villes toujours plus denses et peuplées, avec nos populations vieillissantes, les services de proximité sont en très forte croissance.

Le problème, c’est que les services de proximité ne font pas partie de notre imaginaire sur le travail. Pour l‘opinion publique, hors de l’usine et du bureau, point de salut. C’est sans doute aussi parce que le monde des services de proximité a toujours été plus ou moins exclu des grandes institutions qui ont fait la force des travailleurs au XXe siècle : les syndicats, la Sécurité sociale, le crédit bancaire, ou encore les congés payés. Même s’ils sont peu menacés par les machines, ces emplois sont donc aussi mal payés et peu considérés. Ils souffrent d’une confusion historique entre travail gratuit et travail payant. Et ils sont plus souvent exercés par des femmes.

Tout cela mérite notre attention pour une raison précise : ce monde des services de proximité, qui a si longtemps été maintenu à la marge, est en train de devenir central au XXIe siècle. C’est pour cela qu’il faut inventer des nouvelles institutions pour ces travailleurs du futur : de nouvelles formes d’organisation syndicale et de négociation collective, des nouvelles protections sociales, un mode d’organisation du travail autour des valeurs de l’artisanat pour valoriser ces services davantage.

Le sujet me tient à coeur. Voici, ci-dessous, un article que j’ai écrit il y a quelques temps sur les valeurs de l’artisanat et les services de ménage (en anglais).

Les sorcières et le futur du travail

Comme je l’ai écrit plus haut, Ehrenreich a eu plusieurs vies. Il y a plus de quarante ans, elle a aussi écrit un petit pamphlet sur un sujet singulier : comment la médecine moderne a progressivement éclipsé la sorcellerie entre le XVIe et le XIXe siècles. C’était bien avant Silvia Federici, universitaire spécialiste du sujet, ou Mona Chollet, qui rend hommage à Ehrenreich dans son beau livre Sorcières : la puissance invaincue des femmes (2018).

C’est en lisant tous ces livres sur les sorcières que j’ai découvert que Barbara Ehrenreich était également, avec Deirdre English, l’auteure de cette oeuvre passionnante qu’est Sorcières, sages-femmes et infirmières : une histoire des femmes soignantes. Publié en 1973, ce texte court et vif est une étude de « la professionnalisation forcée de la médecine au cours des siècles et son corollaire : la diabolisation des guérisseuses populaires au XVIe siècle en Europe, la mise à l’écart des sages-femmes au XIXe ». Il rappelle que le mot « sorcière » a été forgé pour déconsidérer des femmes qui, en réalité, remplissaient des fonctions essentielles dans la société : sages-femmes, guérisseuses, tisserandes du lien social, garantes des communs.

Engagées à l’époque dans le Mouvement pour la santé des femmes, Barbara Ehrenreich et Deirdre English ont cherché à comprendre les racines historiques de la professionnalisation du corps médical. Elles établissent un lien entre les chasses aux sorcières et la destruction de la profession de sage-femme aux États-Unis. Pour elles, les chasses aux sorcières ont représenté une étape clé de la monopolisation politique et économique de la médecine par les hommes de la classe dominante. Une fois les “sorcières” disparues, la médecine a relégué les femmes dans les fonctions subalternes d’infirmières dociles et maternelles, à l’image de la célèbre Florence Nightingale.

Pour que la médecine masculine s’établisse et devienne dominante, il a fallu non seulement interdire la pratique de la médecine par les femmes, mais aussi décrédibiliser et dévaloriser tout savoir féminin. Les sorcières ont donc été dépeintes comme les amantes du diable — indécentes, criminelles et sales.

La médecine masculine a alors pu s’établir solidement. Elle n’était pas plus efficace que la médecine des sorcières disparues, au contraire. Cette nouvelle médecine était même faite de superstitions dangereuses et d’actes violents (dont les saignées ne sont qu’un exemple), qui tuaient les patients plus souvent qu’ils ne les soignaient. Elle a aussi pris le contrôle du corps des femmes et de leur appareil reproductif, puisque dans le passé les sorcières décrites par Ehrenreich et English étaient les maîtresses de la reproduction humaine, de la contraception, des avortements et des accouchements.

Le pouvoir ayant été ainsi redistribué, on a pu orchestrer le retour des femmes dans la médecine et imposer une nouvelle figure, celle de l’infirmière docile, discrète et soumise à l’autorité masculine. Les médecins (hommes), détenteurs du savoir, n’apparaissent plus que par intermittence et peuvent se consacrer à penser et décider. Les femmes, quant à elles, s’occupent du reste : être présentes, « accompagner » les patients, nettoyer, panser et tenir la main. On a décidé que l’écoute était du côté de l’infirmière, tandis que le médecin n’avait ni à écouter les patients ni même à leur expliquer quoi que ce soit.

A bien des égards, le travail d’Ehrenreich a été précurseur. On comprend un peu mieux aujourd’hui le rôle qu’a joué la chasse aux sorcières dans la structuration (masculine) des métiers d’aujourd’hui. On comprend aussi mieux comment le soin et l’intuition ont été dévalorisés tandis que le savoir et la raison ont pris le pouvoir.

Un fil rouge relie les différents travaux de Barbara Ehrenreich. En lisant Nickel and Dimed puis Sorcières, sages-femmes et infirmières, j’ai compris qu’en matière de travail, le genre n’est pas neutre et que les métiers promis à un bel avenir sont aujourd’hui essentiellement féminins.

Le futur du travail devra donc transcender cette histoire de genre pour nous profiter à tous. Si c’est dans les services et le soin que sont les emplois de demain, il ne faudrait pas que les hommes en soient exclus. Il faudrait qu’ils puissent eux aussi soigner, panser et exprimer leur intuition. Pour cela, nous devons apprendre à les valoriser et à les accompagner du labeur à l’ouvrage.

Rendez-vous la semaine prochaine pour le deuxième épisode de cette série : Les « bullshit jobs » ou la labeur à son paroxysme (David Graeber).

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Laetitia Vitaud
Du Labeur à l’ouvrage. L’artisanat est le futur du travail

I write about #FutureOfWork #HR #freelancing #craftsmanship #feminism Editor in chief of Welcome to the Jungle media for recruiters laetitiavitaud.com