Repenser la ville pour l’artisanat

Série d’été | « Les figures de l’ouvrage » (5/9) | Jane Jacobs

Mon nouveau livre Du Labeur à l’ouvrage. L’artisanat est le futur du travail va paraître le 18 septembre prochain aux éditions Calmann-Lévy.

Les quelques semaines qui précèdent sont l’occasion, à travers cette série d’été, de vous faire découvrir les auteur.e.s qui m’ont influencée dans l’écriture de ce livre. J’en ai sélectionné neuf, et j’ai décidé de les appeler les « figures de l’ouvrage ». Ces neuf personnalités éclairent chacune à leur manière, par leur vie et leurs idées, le chemin qui reste à faire du labeur à l’ouvrage.

Après Barbara Ehrenreich, David Graeber, Silvia Federici, et Henry George, voici aujourd’hui le cinquième épisode, consacré à Jane Jacobs. Viendront ensuite John Ruskin, Mariana Mazzucato, William Morris et Hilary Cottam.

La ville, le poumon de l’artisanat du XXIe siècle

Comme je l’ai déjà évoqué dans le précédent épisode, consacré à Henry George, je suis convaincue que la question géographique est au coeur des transformations du travail aujourd’hui. Le XXe siècle était caractérisé par une division des usages de l’espace : on a créé des banlieues pour dormir, des centres d’affaires avec des tours pour les cadres en cravates, des centres commerciaux pour faire du shopping, des villes ou espaces périurbains pour les usines et les ouvriers, et des grands espaces sans humains ou presque pour l’agriculture intensive. Grâce à la voiture, tous ces lieux ont pu être reliés entre eux. Et cette division géographique a plutôt bien fonctionné.

L’organisation de l’espace était en quelque sorte le reflet de l’organisation du travail, pensée autour de la division des tâches. À l’échelle de la ville, ça a donné une ségrégation de plus en plus forte des usages. Evidemment, tout cela est surtout vrai dans les villes américaines, où la vie sans voiture est généralement impossible. Mais à des degrés divers, en Europe comme aux Etats-Unis, le XXe siècle a transformé l’espace autour de la spécialisation et de la voiture. La France aussi est pleine de zones industrielles et commerciales à l’extérieur des villes, de pavillons périurbains stéréotypés, de centres commerciaux moches et de ronds-points où se concentrent aujourd’hui les laissés pour compte de la nouvelle géographie du travail.

Cette division de l’espace ne fonctionne plus aujourd’hui. Congestion urbaine et pollution rendent l’organisation autour de la voiture moins supportable. Surtout, la fonction de l’automobile était de relier les différents lieux de la vie en société. Or cette pluralité n’existe plus. Là où il y avait du travail à l’ère industrielle, il n’y en a plus aujourd’hui. Des régions et villes entières se vident de leurs activités économiques tandis que d’autres deviennent toujours plus denses et dynamiques. Les ouvriers de notre époque sont les travailleurs urbains des services de proximité — personnels de ménage, serveurs, livreurs. Les habitants des villes consomment de plus en plus de services : coiffure, restauration, cours de yoga, soins à domicile. Dans l’économie d’aujourd’hui, toute la vie en société se concentre dans la ville. Et si la mobilité est circonscrite à la ville, alors l’automobile ne peut plus remplir sa fonction traditionnelle : relier entre eux des lieux isolés les uns des autres.

L’une des thèses que je défends dans Du Labeur à l’ouvrage, c’est que le travail dans les services de proximité ne sera valorisé et enrichissant que si on le pense autour des valeurs de l’artisanat — autonomie, responsabilité et créativité, loin des principes de l’organisation scientifique du travail. Car à force de l’organiser comme le travail à l’usine, en divisant les tâches pour en augmenter la productivité, on a vidé ces services de leur substance et on a fait des personnes qui en vivent des travailleurs dévalorisés et paupérisés.

La ville est le poumon du néo-artisanat, d’abord celui des services de proximité, mais aussi celui qu’inventent les switchers en quête de sens et de travail manuel. Comme l’explique Richard Ocejo dans son livre Masters of Craft, les métiers anciens sont ré-imaginés par ces anciens cadres reconvertis qui mettent leur sens du réseau et leur ambition au service de l’artisanat. Ils ouvrent des bars à vin, font de la bière, lancent des salons de coiffure pour hommes (hipsters de préférence), ou bien se lancent dans le travail du bois. Leur présence transforme la ville.

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Comment repenser la ville pour favoriser l’artisanat sous toutes ces formes ? Il est peu de personnes dont les idées sur le sujet sont plus intéressantes que celles de Jane Jacobs…

Déclin et survie des grandes villes

Jane Jacobs, née aux Etats-Unis en 1916 et morte au Canada en 2006, est devenue la philosophe de l’architecture et de l’urbanisme la plus célèbre de l’histoire. Son livre Déclin et survie des grandes villes américaines, paru en 1961 (et traduit en français longtemps après), ne cesse d’inspirer les penseurs de la ville d’aujourd’hui, celles / ceux qui dénoncent les ravages du « tout voiture » et qui imaginent la ville post-industrielle. C’est peu dire qu’elle était en avance sur son temps.

Elle a passé sa vie à étudier l’urbanisme. Ses études étaient d’abord basées sur l’observation, selon une méthode inductive. On lui doit de nombreuses idées intéressantes sur les grands maux des villes modernes, comme cette idée selon laquelle l’insécurité est plus forte dans les constructions modernes qui empêchent la mixité des usages et où il n’y a pas assez « d’yeux sur la rue » (eyes on the street). On pourrait résumer ainsi la philosophie de Jane Jacobs : si la ville est le fruit d’une histoire et des communautés qui s’y sont construites, les tentatives de « piloter » la ville d’en haut risquent souvent de détruire ces communautés et d’appauvrir le tissu urbain.

À bien des égards, sa vision de la ville et de l’importance de préserver la vitalité du tissu urbain n’est pas sans rappeler les réflexions sur les « tisserands » d’Abdennour Bidar et celles sur les sorcières (et l’importance des biens communaux) de Silvia Federici. Pour panser les maux de notre société, il faut pouvoir construire des liens entre les individus. Certains — appelons-les « tisserands », « sorcières » ou encore « artisans »—font ça mieux que d’autres : ils créent des liens entre les générations, construisent des ponts entre les classes sociales, font se rencontrer des publics que tout sépare. Mais encore faut-il que la ville le permette. Or ce n’est souvent pas le cas.

J’ai écrit il y a quelques temps cet article sur le rôle des petits commerces dans la vitalité du tissu urbain :

Au XXe siècle, l’urbanisme « moderne » voyait la ville comme une machine que l’on pouvait « piloter ». Les « grands projets » se faisaient avec le plus grand mépris pour les héritages et les communautés existantes. Après tout, avec l’automobile, on pouvait tout repenser et s’affranchir de l’histoire. Cette vision « hors sol » de l’urbanisme ne méprisait d’ailleurs pas que les réalités sociales et historiques. Elle méprisait aussi l’idée même d’écologie (la science qui étudie les relations entre les êtres vivants entre eux et avec leur environnement). C’est pourquoi Jane Jacobs a tant critiqué les projets urbains américains conçus à partir des années 1950. Elle les accusait de faire disparaître la vie de quartier et de détruire des communautés entières en les isolant dans des espaces artificiels. Il fallait au contraire, selon elle, encourager la vitalité des rues, densifier le réseau urbain et permettre que les parcs, squares et autres « biens communaux » servent des usages multiples.

La vision de Jane Jacobs, partagée par beaucoup de penseurs de la ville d’aujourd’hui, fait de la ville un organisme vivant, qui s’inscrit dans un écosystème : entre les organismes ou espèces qui le composent, il peut y avoir symbiose, mutualisme (quand les interactions entre organismes sont mutuellement profitables)… mais aussi prédation, parasitisme. Bien que le commerce ne soit pas le sujet principal des oeuvres de Jane Jacobs, on peut dire que son oeuvre amène à considérer le commerce dans son écologie. (« Ville et Commerce : qu’est-ce qui fait la vitalité urbaine »)

Il en va de la ville comme des autres écosystèmes : quand la biodiversité diminue, on appauvrit les sols et les cultures. La monoculture met en péril la richesse à venir. Puisque la ville est le lieu du futur du travail, il est essentiel qu’elle offre une place à toutes les catégories sociales, qu’elle permette le développement de l’artisanat, qu’elle permette la rencontre entre ceux qui consomment et ceux qui produisent (les services et les biens). Tant qu’elle ne permettra pas la cohabitation des individus de toutes les classes sociales, y compris dans un même quartier, la ville ne permettra pas à l’artisanat de se développer pleinement.

Le conflit économique de base, je pense, est entre les personnes qui ont des intérêts dans des activités économiques déjà bien établies et ceux dont les intérêts sont à l’émergence de nouvelles activités économiques. […] La seule façon possible pour maintenir ouvertes les possibilités économiques pour les nouvelles activités, c’est qu’une « troisième force » protège leurs intérêts naissants et encore faibles. Seuls les pouvoirs publics peuvent jouer ce rôle économique. Et parfois, pour un laps de temps désespérément bref, c’est en effet ce qu’ils font. (The Economy of Cities, Jane Jacobs)

Rendez-vous la semaine prochaine pour le cinquième épisode de cette série : « Le futur du travail appartient aux personnes multipotentielles » (John Ruskin).

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Laetitia Vitaud
Du Labeur à l’ouvrage. L’artisanat est le futur du travail

I write about #FutureOfWork #HR #freelancing #craftsmanship #feminism Editor in chief of Welcome to the Jungle media for recruiters laetitiavitaud.com